Notre rebelle en nœud papillon – rouge lorsque nous l’avions interviewé en octobre 2021 pour son livre L’ère des soulèvements, gris ce jour de septembre 2023 – voit paraître cet été aux Éditions Trédaniel son dernier ouvrage. Il s’agit d’un pamphlet, assumé comme tel.
Franc-maçon une grande partie de sa vie, il vient de claquer la porte de la plus importante obédience maçonnique de France et s’en explique dans son ouvrage sobrement intitulé Le Grand Orient et dont le sous-titre « les lumières sont éteintes » ne saurait être plus tranchant.
Qu’est-ce donc qui a déclenché les foudres de ce rebelle universitaire dont le travail connait depuis bien longtemps une audience internationale qui ne se dément pas ? Pour nous qui sommes « sans tablier », nous recevant aimablement dans sa thébaïde du Quartier Latin, le professeur Maffesoli éclaire notre lanterne.
Rebelle(s) : Pourquoi êtes-vous étonné par le succès du livre ? Qu’est-ce qui explique ce succès ?
Michel Maffesoli : Je ne peux pas vous répondre. Je suis étonné. Que veut dire étonné ? C’est un coup de tonnerre. Je n’ai pas de jugement là-dessus. Je m’attendais à ce que le livre soit dans un circuit un peu fermé. L’éditeur Guy Trédaniel que je ne connaissais pas a fait un beau travail de diffusion. Je devrais faire un prochain livre avec lui qui pourrait s’appeler « La franc-maçonnerie peut-elle réenchanter le monde ? » qui sera la suite de ce premier livre. Curieusement donc, je reçois énormément de demandes de journalistes et quantité de messages de lecteurs, francs-maçons ou pas.
Rebelle(s) : Vous relevez qu’une jeunesse – s’intéressant à la franc-maçonnerie parce qu’elle est en demande spirituelle – fait la démarche de découverte dans son sein mais s’en éloigne assez rapidement car elle n’y trouve pas ce qu’elle recherche. Nous parlons du Grand Orient lui-même car vous distinguez dans votre livre les différentes obédiences et estimez que c’est au Grand Orient que ce manque de spiritualité est le plus flagrant.
Michel Maffesoli : Pour une fois, je donne un chiffre. Sachant que les chiffres ne sont pas mon métier et que je n’ai pas été un sociologue quantitativiste, je reste prudent. J’ai appris que 65% de ces jeunes apprentis entrant dans une loge n’y terminent pas l’année. Ils abandonnent.
Rebelle(s) : Est-ce vraiment nouveau ? Quelle que soit l’organisme, institution universitaire, association ou entreprise, la rotation des nouveaux arrivants est assez important la première année.
Michel Maffesoli : En effet, mais dans ce cas, cela étonne jusqu’aux responsables. J’en ai discuté avec le Grand Maître. Alors que j’allais publier le livre, j’ai eu la courtoisie de lui en parler. C’est lui qui a partagé cette information. Il en était à la fois étonné et pour tout dire, effrayé.
Rebelle(s) : Étonné, il est lucide. Effrayé, c’est responsable et louable. A-t-il une réponse ?
Michel Maffesoli : À vrai dire, non. J’ai démissionné du Grand Orient le 10 novembre, j’en ai été exclu le 14…
Rebelle(s) : Comme s’il fallait que l’on brûle l’effigie de celui qui est parti.
Michel Maffesoli : Juridiquement, cette exclusion est plutôt scabreuse mais à l’encontre de l’avis de mes avocats, j’ai préféré ne pas dépenser d’énergie à ce sujet ; il me reste de nombreux livres à écrire…
J’ai été initié en 1972, dans une loge à Lyon où il y avait pour une moitié des commissaires de police et pour l’autre moitié des anarchistes. C’est à Lyon qu’il y eu le seul mort en 1968 du fait des manifestations. Un commissaire de police fut écrasé sur un pont par un camion. En 1972, on n’était pas bien éloignés de ces événements et cela n’empêchait pas les membres de la loge de tous dialoguer. Ce qui m’a frappé dans la franc-maçonnerie a d’abord été la tolérance que j’y ai constaté.
Rebelle(s) : Que venaient chercher les anarchistes qui rejettent généralement toutes recherches spirituelles, du moins celles attachées à un dogme et considérées comme lénifiantes ?
Michel Maffesoli : Je trouve qu’en franc-maçonnerie, il y a cette attitude libertaire qui dans certaines loges est très marquée. Je tiens à signaler que je suis de vieille tradition anarchiste. Je l’ai écrit dans plusieurs de mes livres. Anarchiste ou bien libertaire pour atténuer le propos…
Rebelle(s) : C’est aussi ce qui vous a rapproché de Jean-Luc Maxence.
Michel Maffesoli : Par exemple. Donc par construction, la plus importante valeur de la franc-maçonnerie est la tolérance, la seconde est la liberté de pensée. Cela m’a plu et marqué sur la longue durée. Durant ma carrière professionnelle, beaucoup de critiques m’ont été adressées par mes chers collègues…
Rebelle(s) : Vous aimez quand-même bien la bagarre !
Michel Maffesoli : Je n’en suis pas sûr. Je suis plutôt doux. Il me parait toutefois important de dire ce qui est.
Rebelle(s) : Vous privilégiez la « disputatio ».
Michel Maffesoli : Ce mot revient à la mode mais la disputatio n’est pas souvent appliquée, en particulier dans le temps que nous vivons actuellement. C’est la vieille idée de l’université. Saint-Thomas d’Aquin – qui est comme vous le savez est un de mes grands inspirateurs – s’inspirait lui-même d’Aristote. Quand, prenant ses distances avec Platon, Aristote montre que le propre de la pensée se distingue de l’opinion – la fameuse « doxa » -, il dit la nécessité de « poser bellement des questions ».
Rebelle(s) : Si vous permettez – car je n’ai pas de formation philosophique – mon impression est que vous développez une pensée qu’on pourrait qualifier de présocratique. Une pensée beaucoup plus liée au ressenti, à l’intuition, à la nature dans son essence.
Michel Maffesoli : C’est juste. En fait, tout cela relève de l’expérience. La différence entre Platon et Aristote est que contrairement à Platon, Aristote privilégiait l’expérience avant les idées, que Platon posaient comme prédicats. Ma position est thomiste, alors que l’attitude de mes chers collègues est platonicienne. Pour eux, d’abord l’idée.
Rebelle(s) : C’est très français.
Michel Maffesoli : Oui ; pour les Allemands, c’est très différent.
Rebelle(s) : Pour les Anglais aussi.
Michel Maffesoli : Le monde anglo-saxon ne m’a jamais intéressé. Ma position est phénoménologique. À l’Universidad Complutense de Madrid, je dois prochainement parler de la phénoménologie, c’est-à-dire ce qui est, et non ce qui devrait être. Le moralisme est ce qu’on aimerait qui soit, le devoir être. Quant à moi, je dis ce qui est, ce qui est devenu à un moment donné irrémédiable avec les organes directeurs du Grand Orient qui restent sur cette position que j’appelle « moderne » – purement rationaliste – s’employant à donner des injonctions : ce qu’on aimerait qui soit. L’expérience est ce qui est là, ce qui crève les yeux mais qu’on ne veut pas voir.
Rebelle(s) : Mon propos n’est pas anti ou pro-Grand Orient ; je m’y intéresse en tant que citoyen. Peut-être est-ce lié au style pamphlétaire de votre texte mais vous semblez dénier au Grand Orient la légitimité de son intérêt pour la vie en société, pour le « politique ». L’intolérance dont vous qualifiez cette obédience me semble univoque.
Michel Maffesoli : Je comprends ce que vous dites mais je suis en désaccord avec vous. Il me semble que de tout temps et en toutes sociétés, il y a des pensées ésotériques. Il y a aussi de l’ exotérisme ; ça sort ! Mais il est nécessaire de garder des lieux où ne se déroule pas une action directe, où on éclaire l’action, par une méditation, par la dimension culturelle, spirituelle, symboliste. C’est ce qui me parait être le cœur battant de la maçonnerie traditionnelle. Les problèmes dits sociétaux peuvent ensuite être abordés grâce au travail réalisé par ce biais.
Rebelle(s) : Je vais reformuler votre point de vue afin d’être sûr de le comprendre. Vous ne délégitimez pas le rôle social des citoyens – avec leurs convictions -, que peut accueillir le Grand Orient mais estimez que ce n’est pas le lieu où doit s’élaborer la doxa à vocation de domination.
Michel Maffesoli : Exactement. D’ailleurs, les constitutions d’Anderson qui sont l’acte fondateur de la FM en 1717 précisent tout cela : il ne faut pas débattre de questions politiques en tenue. Or on cache aujourd’hui sous le mot « sociétal » ces préoccupations politiques. Il est intéressant de constater que le Grand Maître qui vient d’être élu est un syndicaliste de métier. J’ai lu son discours d’introduction ; ce n’est pas une planche maçonnique mais un discours politique.
Quand je suis rentré en FM, la part symboliste était encore importante. Peu à peu, la dimension spirituelle a disparu au profit du « sociétal » qui est le masque du politique.
Rebelle(s) : Dans votre introduction, vous écrivez que le Grand Orient est essentiellement républicaniste, laïciste et rationaliste. Chacun de ces mots ne m’apparait pas spontanément négatif pris individuellement, encore qu’en ajoutant le suffixe « iste », on puisse faire passer l’idée que ces idées sont imposées. Ainsi mis ensemble de façon dialectique, ils peuvent paraître négatifs.
Michel Maffesoli : J’ai développé tout le long de ma carrière et dans mes livres – l’un d’eux est d’ailleurs intitulé Éloge de la raison sensible – l’idée que le rationalisme est l’exagération d’une capacité humaine, en oubliant qu’on dispose des sens. Saint-Thomas dit qu’il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait d’abord été dans les sens. C’est la position aristotélicienne que Saint-Thomas renouvelle avec la notion d’habitus. À partir du 17ème siècle, la pensée de Descartes – confortée au 18ème par les philosophes des Lumières, systématisée au 19ème par les grands systèmes comme le marxisme -, privilégie la raison qui devient « rationalisme ». Mon propos est qu’il faut compléter la raison par les sens. Je ne suis pas irrationaliste mais considère que la complémentarité des deux est nécessaire, coencidencia oppositorum : les faire coïncider bien qu’ils soient opposés. La vertu maçonnique est là. La mosaïque des temples maçonnique symbolise le blanc et le noir. Chaque pièce garde sa configuration et sa structure alors que, concomitamment, s’établit une cohésion de l’ensemble.
Idem pour le progressisme. La base de la franc-maçonnerie est la philosophie progressive et non le « progressisme », cette représentation du 19ème siècle qu’est le mythe du progrès. « La société parfaite est au bout du chemin, on y arrivera plus tard. » C’est une espèce de laïcisation d’une grande idée judéo-chrétienne.
Rebelle(s) : Le positivisme en vient.
Michel Maffesoli : Comme d’autres « systèmes ». Tous les grands systèmes reposent dessus. Par opposition, j’appelle de mes vœux la spirale, les racines, la tradition. Non pas uniquement la tradition car à partir des racines, cela peut croître. La spirale et non pas la flèche du temps du progressisme…
Quant à la laïcité, elle est devenue laïcisme. Qu’étaient les laïcs, les frères lais, les frères convers ? Lais vient de « laos », le peuple. Les frères lais n’étaient pas ceux qui disaient la messe, pas les prêtres mais les balayeurs, les techniciens de surface. Curieusement ces frères lais sont devenus les nouveaux curés. Je suis pour la laïcité, pas pour le laïcisme.
Progressisme ou progressivité ? Rationalisme ou raison sensible ? Laïcisme ou laïcité ? Bien sûr mon propos est pamphlétaire et donc je l’exagère, mais mon hypothèse est qu’il y a eu un glissement, un abatardissement. Je m’inspire en cela d’un grand historien de la franc-maçonnerie, Jean Baylot : les altérations deviennent une « voie substituée ».
Rebelle(s) : Vous parlez à plusieurs reprises dans votre livre « d’humanisme intégral ».
Michel Maffesoli : L’expression n’est pas de moi. Ce que j’entends par humanisme intégral n’est pas l’humanitarisme mais plutôt ce que j’indiquais tout à l’heure : « la raison et les sens ». J’aime le mot d’entièreté. Pas un morceau, pas une séparation mais une conjonction. C’est un de mes dadas théoriques depuis longtemps. Il ne faut pas évacuer l’humanisme mais insister sur l’intégration de toutes les dimensions de l’être, individuel et collectif.
Rebelle(s) : Vous pensez que l’humanisme premier, celui d’un Érasme, était intégral ?
Michel Maffesoli : Je le pense. Le philosophe Fichte qui était franc-maçon démontrait déjà que l’humanisme était devenu humanitarisme. On aime les hommes en général et on n’aime pas les hommes en particulier. Au nom d’une idéologie, à l’extrême, on écrase l’individu qui ne compte pas. Mon sentiment est que le Grand Orient prône l’humanisme alors qu’il propose un humanitarisme. Cela abouti à l’intolérance. La multiplication des radiations, des exclusions est sociologiquement intéressante…
Rebelle(s) : Vous l’expliquez par le fait que le Grand Orient est devenu un club de gens de pouvoir intéressés par les renvois d’ascenseur.
Michel Maffesoli : Je ne l’explique pas assez dans ce livre et le regrette, ma critique est celle de la techno-bureaucratie.
Rebelle(s) : C’est un ENA parallèle ?
Michel Maffesoli : Un ENA parallèle pour des gens qui sont principalement des ratés.
Rebelle(s) : Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
Michel Maffesoli : Il y a eu une dégradation constante de la haute magistrature maçonnique.
Rebelle(s) : Vous voulez dire en termes de « dimension des individus ».
Michel Maffesoli : Oui. En écrivant ce livre, je me suis amusé à lire ou relire des auteurs classiques du 18ème, 19ème et jusqu’au premier tiers du 20ème siècle. C’était des gens de haut-vol. On a vu dans les dernières années, après Bauer qui a une vraie pensée en même temps qu’un entregent politique, une lente dégradation.
Rebelle(s) : Il n’y a pas que le pape. Il y a la curie, la superstructure. Pensez-vous qu’elle soit du même niveau ?
Michel Maffesoli : C’est la superstructure qui nomme le Grand Maître. Les trente-six du conseil de l’ordre élisent le Grand Maître. Il y a une endogamie, une connivence fondamentale, étant entendu que l’élu aidera les électeurs dans la « carrière ». Je connais certains membres de ce conseil, avocats, commissaires de police qui ont eu des carrières professionnelles peu brillantes, à tout le moins.
Rebelle(s) : Il est classique d’avoir des organismes proposant une seconde chance, pas uniquement dans la franc-maçonnerie. Le syndicalisme en fait partie, ce qui ne délégitime pas le travail des syndicats et leur apport à la société.
Michel Maffesoli : Ce n’est pas mon sentiment. Je ne suis pas un bon historien et suis donc prudent dans mes appréciations mais en enquêtant, je me suis bien aperçu qu’historiquement, c’est en étant haut placé dans l’ordre social qu’on pouvait devenir un bureaucrate de l’obédience.
Rebelle(s) : Cette superstructure technocratique dont vous dénoncez les effets et qui ressemble à celle du monde politique est-elle due à la complexité du monde ? Les citoyens ont dévolu – ou se sont fait dérober – le pouvoir sur le monde.
Michel Maffesoli : Sociologiquement, vous avez raison. N’oublions pas toutefois que le propre des sociétés ésotériques, c’est le contraire. Celles-ci luttent contre l’établissement de la superstructure technocratique. Il faut noter qu’on fait l’objet d’enquêtes pour rentrer en franc-maçonnerie. Le processus de cooptation est long, presque éprouvant. C’est bien pour intégrer un lieu où l’on ne va pas déléguer à d’autres le pouvoir. Ce n’est pas, ce n’est plus ce qui caractérise le Grand Orient.
Rebelle(s) : Mon impression est que la société se crispe. Les gens parent de vertus tout ce qui est ancien, les injonctions crépitent : « Il faut remettre les uniformes à l’école », « Il faut rendre le service militaire obligatoire », etc. La recherche éperdue est celle de valeurs ou d’attitudes mythiques dont l’expression n’existait, qui plus est, que peu voire pas du tout dans le passé.
Michel Maffesoli : Ma réponse à cela est toujours la même. Ce que vous décrivez est une décadence. Je n’ai pas peur de ce mot. En même temps, chaque fois qu’il y a eu décadence, il y a eu renaissance. Depuis un moment déjà, la postmodernité remplace les valeurs dites « modernes ». Dans le moment de l’histoire, les élites qui sont les personnes ayant le pouvoir de dire et de faire restent sur des valeurs qui sont dépassées, d’où cette déconnexion. L’absentéisme en est une des expressions. Le désaccord, le désamour existe entre le peuple et les élites, politiques, médiatiques et ce qu’il est convenu d’appeler les experts. Le mouvement des gilets jaunes en est aussi la manifestation.
Le problème de la maçonnerie est que, dans cette décadence, elle devrait en tant que société de pensée rechercher à s’accorder à ce qui est en train de naître. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Charles Porcet, un ami franc-maçon, grand spécialiste au CNRS de l’histoire de la franc-maçonnerie a écrit Hiram sans-culotte. Hiram est l’architecte mythique du temple de Jérusalem et une figure symbolique majeure de la FM pour la construction du temple de l’Humanité. Dans son livre, Porcet montre comment Hiram a participé à la Révolution française ; au-delà de l’image allégorique, en accord avec ce qui était en train de se passer, avec l’esprit du temps.
Rebelle(s) : La destruction d’un ordre et l’avènement d’un autre.
Michel Maffesoli : Décadence, renaissance. Mon hypothèse est que la maçonnerie et en particulier le Grand Orient n’est plus en phase, ne jouant pas le rôle d’Hiram sans-culotte, comme la figure symbolique de ce dernier a pu le jouer dans le passage de l’Ancien régime à la République.
Ancrée dans la tradition, la franc-maçonnerie comme société de pensée est sensée renifler l’esprit du temps, trouver les mots qui vont permettre à certains d’agir dans la vie sociale.
Rebelle(s) : Votre pavé dans la mare, votre pamphlet peut-il contribuer à une prise de conscience des acteurs de bonne volonté ? Ou bien à contrario, la sclérose est-elle tellement avancée que c’est perdu d’avance ?
Michel Maffesoli : Je n’en sais rien. Il y a une vraie décadence du GO aujourd’hui… Les quelques jeunes qui sont venus me consulter en entrant en franc-maçonnerie – à 24-25 ans, d’excellent niveau intellectuel – ont choisi « la Grand Loge », la GLnf. Ceci n’est pas statistique mais ces décisions sont des indices. La jeunesse actuelle est en recherche spirituelle. Le pèlerinage de Chartres, les journées mondiales de la jeunesse à Lisbonne, les monastères qui accueillent de plus en plus de monde en sont des exemples. Le GO ne répond pas à cette demande. D’autres le font, plus ou moins bien, restant ou revenant aux idées constitutives de la FM au 18ème siècle : les idées symbolistes, ésotériques et spirituelles. Je précise que je ne suis pas dans quelque obédience que ce soit.
Rebelle(s) : Là où pourtant la franc-maçonnerie a eu un rôle politique majeur, c’est bien aux États-Unis, avec Benjamin Franklin, Georges Washington, Thomas Jefferson, entre autres constitutionnalistes…
Michel Maffesoli : Ces hommes étaient bien francs-maçons mais je ne peux pas parler des États-Unis, c’est un pays que je ne connais – et qui ne m’intéresse – que peu.
Rebelle(s) : À un moment de votre livre, vous opposez les grands systèmes où l’individu est noyé, comme le communisme, et les situations où il est possible de s’accomplir dans des choix libres tout en étant heureux de faire partie d’une collectivité. N’y avait-il pas aussi pour ses membres, à un certain temps du Parti Communiste, un sentiment d’appartenance à une grande famille, apportant une plénitude lié à la solidarité et au partage d’une vision commune de l’avenir ? Vous ne mettez pas cet aspect-là en avant, pourquoi ?
Michel Maffesoli : Vous avez souligné que je cite souvent Joseph de Maistre. Il ne vous a pas échappé que je suis, comme lui le revendiquait, un vieux réactionnaire.
Rebelle(s) : Vous l’assumez parfaitement !
Michel Maffesoli : Je précise : pas conservateur mais réactionnaire ! Je pense que ce que vous venez de décrire, c’est la démocratie.
Rebelle(s) : Le Parti Communiste, ce n’est pas vraiment la démocratie…
Michel Maffesoli : Ils se voulaient démocrates, ou du moins se proclamaient tels et jouaient jusqu’au bout la logique de la démocratie. Pour moi, un démocrate est très peu démophile. Je prône le personnalisme communautaire, l’affrèrement, la conjonction des frères vivant ensemble, la fratrie. Or le propre de l’affrèrement n’est pas la démocratie. C’est un autre mode d’organisation qui était celui des communes, de l’Ancien régime, des corporations, des Maisons nobles.
Rebelle(s) : Temps où, au sein d’une Maison aux ramifications géographiques et sociales complexes, ses membres se trouvaient en devoir de solidarité, où le chef éclairé savait repérer et élever les individus prometteurs auxquels ils faisaient faire des études de droit, de médecine, etc., et où ces mêmes individus et leurs familles, protégés par la puissance de la Maison, servaient la famille du maître à travers les générations. Vous estimez que cela manque à la société ?
Michel Maffesoli : À mon sens, cela va revenir. Dès mon ouvrage Le temps des tribus – je préfèrerais aujourd’hui le terme de communautés -, je parlais de l’idéal communautaire. Il y eu un idéal démocratique, un idéal communautaire est en train d’advenir. Cette grande dame de la pensée qu’est Hannah Arendt a montré comment tout le long du 19ème siècle s’est élaboré l’idéal démocratique. Idéal, ce vers quoi l’on tend, ce n’est pas facile, il y a des reculs, des arrêts. En bout de course, la démocratie est arrivée. Pour moi, elle est finie ; revient cette vieille idée de la communauté. Je reprends l’expression d’Hannah Arendt en parlant « d’idéal communautaire ».
De mon point de vue, l’idéal communautaire est un des trésors cachés de la franc-maçonnerie. Le GO a perdu, ou perd – difficile à dire car de nombreux frères ouvrent quand même les yeux – ce « cœur battant ». Il faut faire une distinction entre la bureaucratie et le terrain.
Rebelle(s) : N’est-ce pas ce qu’on devrait retrouver à l’université ?
Michel Maffesoli : L’université subit le même sort que la franc-maçonnerie du Grand Orient. Je ne me reconnais plus dans la Sorbonne, je n’y rentre plus. Les appariteurs que je croise dans le quartier me demandent pourquoi je ne rentre pas…
Rebelle(s) : Y a-t-il une coupure entre professeurs et étudiants ?
Michel Maffesoli : Oui, et les universités sont devenues des écoles professionnelles. C’est le problème de la dégradation de la culture.
Rebelle(s) : Vous faites référence à la recherche d’efficacité économiste ?
Michel Maffesoli : En 1258, la fondation de l’universitas eu pour objectif de lutter contre les écoles monastiques puis cathédrales. Les écoles cathédrales formaient les fonctionnaires du moment, les curés. Il n’y avait alors que la théologie. L’universitas a proposé plus largement droit, médecine, philosophie, théologie, formant à d’autres compétences que celles nécessaires aux fonctionnaires. L’université d’aujourd’hui retourne à l’école cathédrale, veut former les nouveaux curés que sont les managers d’entreprise. Il est légitime de former au marketing en fonction des « tribus », mais c’est maintenant trop systématisé…
Rebelle(s) : Comment voyez-vous le futur du Grand Orient ?
Michel Maffesoli : Je ne suis pas prophète, je fais une analyse. Je vous renvoie au dernier chapitre de mon livre intitulé « cinquante nuances de gris ». Plus sérieusement, je vais vous répondre différemment : quand je suis entré en maçonnerie, la moyenne d’âge était de 42 ans. Au GO aujourd’hui, elle est de 65 ans…
Rebelle(s) : Décadence décatie ?
Michel Maffesoli : J’aime la formule ! C’est un indice. Ce sont des vieux barbons, des gens de mon âge !
Rebelle(s) : Le problème n’est pas quand il y a des vieux barbons, mais que des vieux barbons.
Michel Maffesoli : La société, c’est en effet le senex et le puer. Voyons !… ces jeunes apprentis qui s’en vont, c’est symptomatique… Ils reniflent que le trésor caché est ailleurs, le zeitgeist – l’esprit du temps – est ailleurs.
Rebelle(s) : Vous mettez en exergue à votre livre une citation magnifique de Roger Gilbert-Lecomte du Grand Jeu : « À l’Orient pâle où les terres agonisent, à l’Occident des nuits ». Pensez-vous que René Daumal et les Simplistes aient pu être les précurseurs de la post-modernité ?
Michel Maffesoli : Oui, je ne peux l’assurer mais on peut dire cela de ces poètes qui étaient ésotéristes. Il y a retour chez les jeunes de la dimension ésotérique. L’expression de Péguy : « tout commence en mystique et s’achève en politique » est ce qui s’est passé au Grand Orient qui n’a pas de vision mystique. Sans avoir lu Marx, ses membres sont très marxisants, très socialisants ; jusqu’à ce que la mystique revienne. Elle est en train de revenir.
Rebelle(s) : Les membres du GO ressemblent d’après vous aux élites politiques actuelles, quand ils n’en font pas eux-mêmes partie.
Michel Maffesoli : Exactement. Mais ils n’en font pas partie, c’est d’ailleurs leur problème, un problème d’ego. Durant ce que je nomme la « psychopandémie », le GO a été féroce.
Rebelle(s) : Au lieu d’être raisonnablement interrogatifs par rapport aux injonctions, ils ont appuyé sans beaucoup de discernement le discours gouvernemental pourtant erratique.
Michel Maffesoli : Il aurait fallu poser des questions !
Rebelle(s) : Les Français n’ont eux-mêmes généralement pas manqué de lucidité et les questions étaient posées, quand bien même dans un brouhaha médiatique.
Michel Maffesoli : À chaque « tenue » au Grand Orient les participants se mettent en cercle en se serrant la main. Au temps du Covid, il y avait une corde entre chaque frère. Quel symbole, pour le coup, d’injonction aux soumissions !
Ultime clin d’œil du professeur, celui-ci me propose pour l’illustration de l’article d’être pris en photo au côté de la statue d’Auguste Comte trônant sur la place de la Sorbonne. Du positivisme à la post-modernité, à la distance d’une feuille repliée sur elle-même. Comme pour mieux sauter dans la nouvelle ère dont Michel Maffesoli nous présente la thèse avec constance depuis la parution en 1988 de son livre programmatique Le temps des tribus.
Michel Maffesoli interviewé par Eric Desordre le 1er septembre 2023 pour Le Grand Orient – Les lumières sont éteintes, éditions Guy Trédaniel, juillet 2023, 158 pages, 17 euros.