L’immeuble brûlait
Les optimistes dirent que le sinistre serait bientôt maîtrisé, et que, de toutes façons, tout le monde serait relogé.
Les pessimistes, qui ne cachaient pas leur satisfaction, claironnaient qu’ils avaient toujours dit que l’immeuble brûlerait.
L’immeuble brûlait.
La gauche déclara qu’il était scandaleux que les privilégiés des étages du haut ne soient pas aussi directement touchés que les pauvres des étages inférieurs, qu’il faudrait revoir la répartition des charges, l’attribution des appartements et créer de nouvelles aides pour les nécessiteux financée par un impôt sur les grandes fortunes. Certains allèrent jusqu’à proposer la gratuité totale des loyers, droit universel. Toutefois, quelques uns d’entre eux qui possédaient un appartement en location dans l’immeuble, se montèrent réticents. Tous blâmaient le gouvernement pour le manque de contrôles de sécurité, résultant d’une logique néolibérale. Quand on leur objecta que le contrôle prévu avait été reporté à cause d’un grève des contrôleurs pour le maintien de la retraite à 57 ans, grève encouragée par leurs partis, ils s’emportèrent, déclarant qu’une fois encore on voulait rendre le peuple responsable de l’incurie des élites dirigeantes, suppôt des grand intérêts du capital.
L’immeuble brûlait.
La droite s’interrogea sur la présence de locataires, voire de propriétaires étrangers dans l’immeuble. Leur présence n’était sans doute pas sans rapport avec l’incendie, laissèrent-ils entendre. Il faudrait d’ailleurs reloger prioritairement les nationaux. Quand on leur fit remarquer que ledit immeuble avait été en grande partie construit par des étrangers et que si uniquement des français habitaient l’immeuble, il y aurait logiquement plus de victimes françaises, ils s’emportèrent et dire que cela n’avait rien à voir, on ne comprenait rien à ce qu’ils avaient voulu dire. C’était du défaitisme. D’ailleurs une fois au pouvoir ils envisageaient d’interdire le feu, et même de condamner ceux qui en parleraient, ainsi que de rétablir la peine de mort pour les pyromanes. La souveraineté nationale une fois restaurée, il n’y aurait plus de problème de feu. Ils se désolaient par ailleurs du manque de pompiers sur place, oubliant qu’ils avaient eux-mêmes voté une réduction drastique des effectifs, au nom du non interventionnisme de l’état et pour résorber les déficits publics qu’ils avaient en partie creusés.
L’immeuble brûlait.
Les écologistes s’émurent et déclarèrent que cet incendie confirmait hélas tragiquement la justesse de leurs analyses, qu’il faudrait revoir la politique de construction, l’ajonction d’espaces verts, le choix des matériaux et de la source d’énergie à utiliser, les procédures de sécurité. Ils se disputèrent ensuite sur le choix du commandant des pompiers. Quand émergea un nom, une personne unanimement connue pour sa compétence, ils n’eurent de cesse de se quereller âprement, critiquant ladite personne, et finirent par porter leur choix sur un inconnu, compétent et dévoué, mais avec le pouvoir de décision d’un lémurien et le charisme d’une huître.
L’immeuble brûlait
Le feu était parti du rez de chaussée, où se trouvaient une station service et une moyenne surface d’une enseigne connue. Un camion venant de l’une pour se rendre à l’autre avait pris feu et propagé l’incendie. Les deux se rejetaient la faute. Il ne fallait en aucun cas en conclure que l’essence était dangereuse, ni que la rotation incessante des camions était une pratique risquée.
L’immeuble brûlait.
Les journalistes organisèrent des débats, firent un historique des grands incendies, s’interrogèrent sur la gestion desdits incendies dans différents pays et sous différents régimes. N’aurait-on pas pu prévoir le sinistre? Quelles en seraient les conséquences politiques, économiques et écologiques? Ne fallait-il pas légiférer sur la chose, créer une commission parlementaire? De nombreuses éditions spéciales montrèrent des reporters sur fond de brasier.
L’immeuble brûlait.
La foule, tout autour, ainsi que les gens devant leur télévision ou leur écran de smartphone, s’horrifiait: “Les pauvres gens!”. Suivant leur appartenance politique, ils se rangeaient ensuite à l’avis de leurs partis respectifs. Les indécis pensaient.”Heureusement que ce n’est pas mon immeuble.” Les réseaux sociaux furent envahis de photos plus ou moins flous de l’incendie, avec un pourcentage non négligeable de selfies de personnes souriant devant les flammes. Dans un nombre important de messages, on trouvait cet incendie suspect et l’on penchait pour un complot, allant même jusqu’à désigner “qui vous savez.” D’autres, tout aussi nombreux contestaient même la réalité de l’incendie et parlaient de deep fake, tout cela pour détourner l’attention du vrai problème, sur lequel tout de même l’opinion des groupes divergeait. Tous étaient quand même d’accord pour désigner le gouvernement comme premier responsable.
Un bon tiers de la population était sincèrement prêt à faire quelque chose, à intervenir, à aider, à donner, mais quoi, comment, ils ne savaient.
L’immeuble continuait de brûler.
Après quelques jours, toutefois, la majorité des gens ne lisait plus les articles qui en parlaient encore, et préféraient le festival et le championnat qui commençait, ainsi qu’un grand tournoi qui s’annonçait.
L’immeuble brûle toujours.