La place de Jean Malaquais dans la revue Rebelle(s) était toute désignée. Peu avant sa mort, ce dernier déclarait d’ailleurs : « Je suis né rebelle dans le ventre de ma mère »…. Cette révolte contre l’ordre établi, contre les conventions sociales et les chapelles de toutes sortes fut un fil conducteur dans sa vie et dans son œuvre.
Né le 11 avril 1908, à Varsovie, dans une famille juive non pratiquante, Jan Pavel Malacki rejeta très vite les carcans : il quitta sa famille et la Pologne dès l’âge de 17 ans, afin, disait-il « de découvrir le monde avant qu’il ne disparaisse ». Il traversa l’Europe de part en part, visita de nombreux pays d’Orient, d’Afrique, et, pour survivre, exerça toutes sortes de métiers, parfois parmi les plus rudes : mineur de fond au Maroc, en Tunisie, en Provence, matelot, manœuvre, débardeur… Mais c’est en France qu’il avait l’intention de se fixer, par amour pour l’histoire révolutionnaire de ce pays et pour sa langue : « J’ai écrit tout de suite en français : une sorte d’impératif absolu », expliquait-il des années plus tard. […] L’option a dû se faire en moi, à mon insu, par ce que la langue française a éveillé dans mon cœur de possibles sensoriels, sensitifs, poétiques 1. »
À Paris, à la fin de l’année 35, il effectua une rencontre décisive. Ayant lu par hasard un texte de Gide où celui-ci déplorait d’être passé à côté du monde du travail et d’être trop gâté, il lui répondit sur un ton indigné : la belle affaire si on avait compté un besogneux de plus et sans doute un écrivain de moins… Piqué par cette lettre, Gide découvrit Malaquais et l’encouragea à écrire. C’est ainsi que parut Les Javanais (Denoël, 1939, rééd. Phébus, 1995), un roman inspiré par son expérience de mineur où triment, dans les années 30, des parias originaires des quatre coins du monde et de ce fait surnommés les Javanais. L’originalité de Malaquais y éclate : dans ce récit sans personnage principal, il parvient à animer tous les caractères de façon indépendante, décrivant aussi minutieusement leurs bassesses que leurs beautés, ne voulant rien prouver et donnant ainsi à la mine l’existence d’un vrai personnage collectif. Remarqué par la critique, ce roman obtint le Prix Renaudot en 1939, au moment même où son auteur venait d’être enrôlé dans la drôle de guerre. Bien qu’il eût négligé de se faire naturaliser (« Je n’aime pas demander », expliquait-il), bien qu’il détestât la soldatesque, il dut rejoindre une Compagnie de Pionniers et commença alors à rédiger des carnets qu’il expédia à sa compagne Galy. Ce fut le travail préparatoire à la publication du Journal de guerre (Éditions de la Maison Française (New York), 1943, rééd. remanié, Phébus, 1997), auquel il y adjoignit une suite Le Journal du Métèque (juillet 40-octobre 42). Ces deux journaux font apparaître sa perspicacité politique, dominée par une révolte irréductible contre la guerre et la société, ainsi que son impitoyable lucidité dans l’introspection.
Le 21 juin 40, il prit la décision de s’échapper et il rejoignit Paris ; cinq mois plus tard, alors qu’on annonçait la promulgation des premiers décrets contre les Juifs, il s’enfuit avec Galy. Recueillis à Banon par Giono, ils gagnèrent ensuite Marseille. La connaissance d’une ville ouverte aux exilés, avant de leur fermer la porte, dans cette zone dite encore « libre » lui inspira son chef-d’œuvre Planète sans visa (Pré aux Clercs, 1947). Accordant tous les registres de son style, depuis le lyrisme visionnaire jusqu’au réalisme sombre, aux personnages multiples de tous milieux qu’il décrit, il y restitue le monde traqué d’alors avec l’intensité et la justesse des plus grands romans historiques. À partir de 42, il s’exila au Mexique et au Vénézuela puis aux États-Unis. Dans ce dernier pays, Malaquais se fit un ami et un admirateur en la personne de Norman Mailer, dont il traduisit Les Nus et les Morts (Albin Michel, 1950). Il publia aussi des poèmes dans des revues et un recueil de nouvelles intitulé Coups de Barre, récits (Éditions de la Maison Française (New York), 1944, rééd. Cherche-midi, 2008).
Découvrant les attaques d’Aragon contre son ami Gide, il publia un pamphlet: Le nommé Louis Aragon ou le patriote professionnel (Masses, 1947, rééd. Les amis de Spartacus, 1970) qui lui valut des inimitiés dans le monde littéraire – ce qui explique en partie pourquoi Planète sans visa, pourtant en bonne place pour le Goncourt en 1947, ne reçut pas le prix que bien des critiques littéraires de l’époque lui auraient attribué. En 1953, Malaquais fit paraître un dernier roman Le Gaffeur (Buchet Chastel, 1953, rééd. L’Échappée, 2016), dans lequel un personnage central se débat avec la Cité et finit par perdre jusqu’à son identité ; cette dystopie, pas si éloignée de notre réalité, jette la lumière sur ce qui s’avère être un des thèmes centraux dans l’œuvre de Malaquais, la place de l’identité dans le monde moderne.
Soucieux de ne jamais se répéter et de se mesurer à toutes les formes de création littéraire, il écrivit également en 1953 une pièce de théâtre inspirée par la guerre de Corée, La Courte-paille (éditions théâtrales, 1953) où deux personnages incarnant l’un, la mort individuelle, l’autre, la mort collective, se disputent la vie d’un savant, prix Nobel de physique et maître d’œuvre de l’arme nucléaire. Puis il se consacra à la philosophie et plus particulièrement à Sören Kierkegaard, travaillant à une thèse sur cet auteur, en partie éditée dans Sören Kierkegaard : Foi et Paradoxe (10/18, 1971). Malgré l’idéalisme et la religiosité du philosophe danois, peut-être trouva-t-il en lui un écho à son refus du conformisme et à son exigence de liberté.
C’est cette même exigence qui l’amena enfin dans les dernières années de sa vie à passer au crible la plupart de ses œuvres. Et, à la manière d’un Montaigne ne se satisfaisant jamais de ce qu’il avait écrit, Malaquais proposa une nouvelle version de ses premières créations, invitant ainsi, sa façon, un nouveau public à le lire et les lecteurs à le redécouvrir.
Geneviève Nakach
1. « Les Conrad Français », Les Nouvelles Littéraires, 6 avril 1940.