Mon camarade le poète Michel Dansel a intitulé l’un de ses derniers livres de mémoires « Miette de vie ». Ce choix m’a donné souvent l’envie de plagier. « Miettes de vie », en effet, ferait un beau et juste titre pour cet ultime essai que je revendique ! C’est une leçon finale d’indépendance. Un « itinéraire déhanché d’un écrivain de la marge ». Au passage, Michel, je te salue. Ton ouvrage mérite respect.
Ce qu’il me reste, de mémoire, sont surtout des visages et des scènes de rencontre. Je revois Jean-Paul Sartre, vieillard éructant, déjeunant avec moi quand j’avais vingt ans à peine, avec Simone de Beauvoir ! Quartier latin. Je revois Louis Aragon quand il me mit la main à la braguette, au CLUB DES POETES, à la sortie de ce cabaret étonnant de la rue de Bourgogne où Danny-Marc chantait aux côtés de Marcel Mouloudji.
J’ai connu aussi, très jeune, Jean-Louis Giovannoni, dont j’éditais à L’ATHANOR son exceptionnel GARDER LE MORT. Et son épouse Ghislaine Amon, alias Raphaël George, qui fut l’une de mes premières amantes préférées, éditée aussi, par mes soins, (LE PETIT VELO BEIGE).
Je me souviens aussi de Guy Chambelland, de sa bouille à la Brassens, joviale et chaleureuse. Quand il fréquentait Michel Breton, ce Bernard Tapie de la poésie populaire, et Jean Breton, son frère taciturne, quelque peu conventionnel et prudent derrière ses allures révolutionnaires. Sous le même registre, je revois Pierre Seghers, chez lui, près de la station de métro RASPAIL, avec ses rides multiples comme autant de poètes édités dans la série « Poètes d’aujourd’hui », un Pierre Seghers inoubliable tant il accepta de me prouver son affection fidèle par delà les divergences politiques de l’époque. Bien sûr, parmi mes rencontres, il y eut celle qui devint beaucoup plus tard mon épouse, Danny-Marc, et dont la beauté me frappa d’emblée. C’est elle qui me fit connaître le Père Gaston Lefebvre, son associé en soutane, qui m’engagea au Centre Didro « bénissant » mon emploi d’intervenant en toxicomanie, acceptant de tenir compte en priorité de mon passé trouble d’ancien toxicomane délivré de toutes ses addictions.
Au Centre DIDRO, je devins un des antipsychiatres les plus médiatiques de son pays, pondant même un essai sur mes méthodes de soin que publièrent les EDITIONS DE FLEURUS (L’ANTIPSYCHIATRE ET LE TOXICOMANE). Je fus ainsi invité deux fois dans le cadre de LA MARCHE DU SIECLE, sous la houlette de Jean-Marie Cavada.
Ces années-là, Laing écrivait : « Je ne sais pas si en France il y a un lieu où vous pouvez aller si vous voulez simplement flipper ou vous effondrer dans un état de non-différenciation-non-intégration, où ce mouvement serait respecté et pas nécessairement considéré comme pathologique, où des gens essaieraient de vous guider à travers ce mouvement si vous avez besoin d’un guide » Ce lieu-là, thérapeutique, j’ai l’orgueil de l’avoir inventé de toutes pièces : c’est le mythique Centre DIDRO, autour et alentours !
Dès lors, que de mains tendues se dirigèrent vers moi, déguisées en écuelles réclamant de l’eau pour ne point mourir de soif… Que de sourires figés, que de larmes jaillies de tant de regards terrifiés, que d’espaces à regagner sur le désespoir, que d’âmes, j’ai dû, vaille que vaille, accompagner avec écoute, bienveillance, énergie. Oui, parfois j’ai même guéri et sauvé. Et la psychanalyse dont je me réclamais au 9 de la rue Pauly m’apporta une myriade de jaloux autour de moi qui ne devinèrent jamais ce que je devais à Xavier Audouard, mon tout premier « psy » reconnu.
Et Louis Aragon dans tout cela ? Il a été une sorte de Victor Hugo de son temps. Oui, j’ai été désiré par lui alors qu’il n’était qu’un vieillard. Comment pourrai-je dès lors l’oublier ?
En ce début de millénaire, Aragon demeure assez mal connu et son œuvre traverse un purgatoire dont il mérite, sans conteste, de sortir. Aujourd’hui, au temps des épidémies répétées de la Covid-19, on ne souvient que ceux de ses poèmes qui firent des chansons pour Jean Ferrat et Léo Ferré. C’est bien à la sortie du CLUB DES POÈTES de Jean-Pierre Rosnay qu’il flirta furtivement avec le gosse meurtri que j’étais. Paradoxe de ma vie de barde : c’est rue de Bourgogne que je croisais aussi, sans la remarquer alors, la chanteuse Danny-Marc qui se produisait avec Marcel Mouloudji chez Rosnay. Elle ne devint ma seconde épouse que bien des années après cette rencontre nocturne et furtive. Malice ou hasard du temps ?
De toute façon, tous les êtres humains que j’ai pu connaître m’ont aidé à vivre. Je ne suis né qu’à partir d’autrui.
Peu à peu, je transposais les méthodes de l’antipsychiatrie américaine en France. Sans oser le faire savoir officiellement, « Olive » pensait comme moi : il fallait avant tout replacer le fou de drogues « dans son contexte humain réel » Et je crois encore, à l’heure ou j’écris ces lignes, qu’une telle approche pouvait faire régresser les toxicomanies dans l’hexagone et qu’une multitude d’erreurs graves ont été commises depuis des décennies en ce domaine par nos gouvernants et explique une régression globale des soins. Mais cela est une autre histoire, même si j’en écrivis plus de 3 000 pages passionnées !
Parmi mes amis, Claude Olivenstein fut l’un de ceux que j’eus la chance d’interviewer, en 1995, pour le n°5 des CAHIERS DU SENS. Il me dit notamment : « Je suis agnostique. Ce n’est pas une déclaration, c’est comme ça. Et, en même temps, il y a toujours chez moi un questionnement en parallèle sur le Mystère. A un moment où j’aurais pu être croyant, j’ai été communiste, ça m’a servi de théologie et de dogme. Et j’en suis, Dieu merci, sorti. Mais le Mystère, il est toujours pour moi, là, présent. Plus présent depuis Auschwitz, d’une certaine façon. Car, comment peut-on être Dieu, ou comment peut-il y avoir un dieu quand il y a Auschwitz ? Mais je n’ai pas voulu écrire sur les camps de concentration, c’eût été trop prégnant, j’ai écrit sur Calcutta… Là s’est toujours située mon interrogation : pourquoi ai-je échappé à Auschwitz alors que d’autres n’y ont pas échappé… et qu’est-ce que j’y aurais fait, à Auschwitz, à l’intérieur du camp, pour survivre… C’est toute une interrogation qui a commencé très jeune et qui se poursuit là. J’ai été volontaire sur les missions d’évacuation sanitaire quand j’étais médecin militaire car je voulais voir où était ma peur, et qu’est-ce qu’il y avait à l’intérieur de moi. Et se pencher sur la bouche, c’est aussi se dire : qu’est-ce qu’elle est la bouche ? Qu’est-ce qu’elle nous fait dire ? Qu’est-ce qu’elle nous fait aimer, ou mordre, la bouche ? Qu’est-ce qu’elle me fait réaliser dans mon désir ».
Jean-Louis Barrault confia aussi à ma toute première petite revue de Poésie (Présence et Regards) : « Il me semble que l’homme est fait de feu, de lumière et de reflets. Le feu le consume et nous avons les grands spécialistes du feu et de l’incandescence qui sont des gens comme Pascal, Claudel et Artaud. Il y a ceux qui ont la lumière et créent l’intelligence, comme Descartes, Valéry et Sartre. Il y a ceux qui sont doués de reflets et ont la lucidité : je pense aux porteurs d’une certaine sagesse philosophique, parfois teintée d’humour, ainsi Montaigne, Gide ou Camus. Et puis il y a une quatrième catégorie, celle qui n’arrive pas à se spécialiser. Ceux qui ont la lumière ou bien qui ont tout à coup des accès de conscience, comme ceux qui sont doués de reflet, mais qui n’arrivent pas à se dépêtrer du bouillon de l’humain : ce sont les mauvais garçons, Villon, Marot, Rabelais, La Fontaine, Restif et même Léon-Paul Fargue. C’est un peu ceux-là qui sont mes amis ».
Comme journaliste, j’eus aussi le privilège d’interroger les Présidents Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac, sans oublier les poètes Frank Venaille,
Luc Bérimont, Marc Alyn et Jean Breton et le romancier Hervé Bazin, le polémiste Jean-Edern Hallier, sans oublier le philosophe quelque peu conservateur Jean-Marie Benoist.
Je rencontrais Nicolas Sarkozy dans un café proche de la station de radio EUROPE 1 alors qu’il n’était pas encore élu à l’Élysée. Nous prîmes ensemble un petit déjeuner. J’appréciais son esprit de synthèse. Et il sembla approuver mes propos sur les soins aux toxicomanes qui privilégiaient l’apport humain de la relation transférentielle que je préconisais au Centre DIDRO pour entrainer les jeunes gens nous fréquentant à se délivrer de leurs dépendances aux drogues. Mais il me répéta plusieurs fois qu’il fallait « absolument » cadrer davantage les dealers dans certains quartiers de Paris, « sa grand-mère ayant été plusieurs fois agressée et volée par des toxicos « (sic). Cet épisode l’avait visiblement traumatisé et il s’en suivi de sa part une tirade lyrique et ferme sur la sévérité « indispensable » que la Police devait avoir « s’il était élu Président ».
Je fus reçu dans le bureau fastueux de Jacques Chirac alors qu’il était encore Maire de Paris mais candidat à la plus haute fonction de la République. Il s’intéressait vraiment au Centre Didro nous facilitant l’accès à certaines aides ponctuelles de l’État sans lesquelles nous n’aurions pu exister.
Quant au poète Frank Venaille, il devint un camarade comme d’ailleurs son collègue en poésie Luc Bérimont. Frank Venaille fut interviewé par Gilles Pudlowski et moi pour Présence et Regards. Il nous avoua à cette occasion « qu’il écrirait peut-être toute sa vie », et qu’il était passé d’une certaine innocence à une certaine vision du monde, une certaine sensibilité, en vingt ans d’écriture. Il débuta « communiste et désespéré » et la rupture qui s’en suivi fut comme un divorce aux torts réciproques. Il nous dit refuser qu’on lui donne une étiquette et que « dans son immense impudeur », il avait toujours été très pudique. Il nous avoua même : « à quarante ans bientôt, je ne sais pas mieux vivre qu’à vingt ans ». Et il ajouta : « Ce que j’ai appris grâce à Bataille ou Jouve, c’est qu’il fallait analyser. Analyser encore ses pulsions, ses angoisses. Sinon, c’est le trou noir. ».
Luc Bérimont, plus « journaliste » de métier que Venaille, se plaçait ostensiblement dans le tracé de René-Guy Cadou, qu’il baptisa devant moi de « frère soleilleux », car, me précisa-t-il, « le poète Cadou est né d’un ami que nous avons perdu ». Marc Alyn, lui, était plus mondain, et il fut « disqualifié » comme poète en obtenant trop tôt un Prix Max Jacob problématique.
Avec Jean Breton, une réelle connivence s’installa progressivement entre nous. Il fut, au fil du temps, un comparse de discussions métaphysiques sur l’existence ou la non existence de Dieu ! Concernant le romancier Hervé Bazin, auteur d’un Vipère au poing de légende, c’est notre passion commune pour l’animation de petites publications d’avant-garde qui fut notre principal sujet de discussions passionnées. Jean-Edern Hallier, lui, obsédé de notoriété posthume, me dit un jour, lors d’un Marché de la poésie, que le seul tort que j’avais c’était « qu’on ne parlait passez de moi dans les colonnes du quotidien Le Monde (sic).
D’une façon globale, sommités du temps ou non, autrui m’aidait à vivre intensément. En réalité, je devins en peu d’années, un des antipsychiatres les plus médiatiques de France, pondant même un essai sur mes méthodes de soin que publièrent les Éditions de Fleurus. Pour ce livre, je fus même invité deux fois, dans le cadre de La Marche du siècle, par Jean-Marie Cavada. Je n’étais pourtant pas « mondain » ou avide de célébrités. Je m’en fichais véritablement. Je dénonçais farouchement le danger des addictions aux acides pour les générations futures alors que la mode voulait les rendre secondaires !
La sincérité était mon originalité d’intervenant en toxicomanie. Un vers célèbre d’Alfred de Musset me servait alors de conduite : « mon verre est petit, mais je bois dans mon verre ! ».