Au chevet de Francisco, de Mojib et des autres, je fus témoin des appels de ceux qui croient en la survie de l’âme mais, surtout, de ceux qui ne peuvent pas y croire, de ceux qui n’ont pas trouvé la paix de l’âme dans l’ombre de telle ou telle spiritualité, d’église ou non.
Dans la jeune population des toxicomanes sidéens, les agnostiques désolés étaient légions. Et il ne s’agissait jamais de les convertir comme en catimini, « profitant » du fait qu’ils étaient au seuil de la mort. Ils cherchaient, certes, un chemin ! Mais la suprême lâcheté du thérapeute que j’étais aurait été, sous prétexte d’aider, de les leurrer, de les bercer d’un réconfort de bonbons, pour n’avoir pas à remettre en question leur propre foi de pèlerin. Il est vrai que j’ai toujours refusé toute idée de conversion religieuse comme palliatif à toute angoisse de mort.
Paradoxalement, ma pratique était libre de toute idéologie. C’est cela même qui faisait sa force et sa magie.
De facto, seule la quête spirituelle me passionnait. Tel Maître Eckhart (quelle orgueilleuse référence !), je me croyais vivre en continuum « à la périphérie de l’éternité ». Moi aussi, j’avais choisi « le premier chemin » qui consistait à chercher et rechercher Dieu « dans tout le créé avec une activité multiple, avec un désir dévorant ». Et le second qui, selon Eckhart, « est une route sans choix ni guide, libre et pourtant nécessaire : il consiste à être ravi d’une façon sublime et céleste au-dessus de notre moi et de toutes choses, sans volonté ni représentation préalable ». La troisième voie spirituelle s’appelle chemin et « pourtant on reste chez soi, on espère voir Dieu sans intermédiaire dans son être propre ».
Je m’efforçais d’approfondir les démarches des plus « grands ». Je cherchais passionnément le chercheur qui était en moi. Je lisais avec passion les Evangiles de Jésus et les textes de Krishnamurti… Ce dernier, à l’âge de 87 ans, devant le spectacle d’une feuille morte avait écrit : « Pourquoi les hommes meurent-ils si lamentablement, dans une telle affliction, dans la maladie, les infirmités du grand âge, la sénilité et cette affreuse décrépitude du corps ? Pourquoi ne peuvent-ils pas mourir naturellement, aussi beaux dans le corps que cette feuille ? Qu’est-ce qui ne va pas en Nous ? ».
Avec cette interrogation au cœur, les toxicomanes mouraient parfois au Centre Didro. Et, à chaque fois, j’avais du mal à l’accepter. Ainsi, un matin, avec les prémices du soleil, Francisco A… mourut à l’hôpital Louis Mourier et l’équipe du Centre Didro prit la nouvelle, pourtant attendue, de plein fouet. Plusieurs, fois, Francisco avait juré de me chatouiller la plante du pied droit, après sa disparition, afin de me prouver que l’Eternité existait ! C’était comme un contrat d’amitié entre nous. Bien sûr, il ne me chatouilla jamais les pieds.
Il n’empêche : quand je pense à Francisco, une image s’impose à moi : Francisco sous morphine, et de partout perfusé. Il me semblait respirer de plus en plus difficilement. Je me souviens de sa chambre d’hôpital surchauffée dans ses moindres détails.
Parfois, sa poitrine nue se soulevait sous l’effet d’un spasme, parfois il râlait littéralement comme si son corps refusait d’être vaincu. Et quand je pense qu’il m’avait dit et redit qu’il ne voulait surtout pas mourir comme son frère José, cloué dans un lit de supplice lent, j’enrage contre Dieu !
Au chevet de Francisco, observant son torse imberbe d’éternel adolescent, ce torse qui se soulevait d’un spasme à l’autre, je ne réussis pas à murmurer le moindre « Notre Père », à croire que, déjà à cette époque, la religion catholique et son rituel n’étaient plus les miens !
L’inconnu, je le pense, reste pour moi l’Inconnu qui nous attend peut-être derrière l’ultime porte.
Dans ce sens, ma course demeure une forêt de signes et une inlassable répétition.
À Tremblay-en-France, eurent lieu les funérailles de Francisco. Il m’en reste cette image peu croyable des patients sidéens du Centre Didro qui le connaissaient et qui communièrent presque tous, en signe de fraternité, au cours de la messe. Et j’entends encore l’homélie du Père Gaston sur tous ceux qui n’ont pas trouvé, dans cette société occidentale une place et qui sont, de quelque manière, « les enfants chéris de Jésus-Christ ».
A l’enterrement de Francisco, je n’ai pas pleuré, dans l’espoir de préserver les apparences. Mais, en dedans, tout était larmes, couleurs fortes des émotions et écorchures à l’âme. Je pensais : ou la mort est une rupture absolue, sans aucun sens ; ainsi qu’un saut définitif dans le néant, ou bien la mort devenait une délivrance ainsi qu’une résurrection de la chair dans une dimension transcendantale toute autre.
En vérité, aujourd’hui encore je conclus que personne ne me donna jamais la clef de l’énigme. Je reste agnostique.
Mes mémoires sans masque s’en vont en zigzags. J’ai perdu le code de la route. Le moine dont je porte la nostalgie ne s’arrête jamais, devant nul autel. Je cumule mes rêves épuisés.