Une enquête sur les représentations du héros, conduite auprès d’un échantillon de jeunes de 17 à 18 ans, révèle que leurs « Panthéons » différaient de ceux des générations précédentes. Cette enquête de 1999 est la première et quasiment la seule de ces dernières années sur la représentation du héros auprès d’un segment précis de l’opinion. Ces données ont le mérite de refléter le point de vue de ceux qui ont aujourd’hui entre 35 et 40 ans et contribuent à éclairer la crise d’identité du héros 3.0.
On aurait pu imaginer que la richesse de l’environnement culturel des jeunes interrogés, composé d’univers foisonnants, les conduise à multiplier le nombre de leurs héros. En fait, nombre d’entre eux ont confessé une difficulté à définir leurs références héroïques. Malgré ce frein, près de 700 noms de héros ont été cités, aux profils très divers, dans des domaines très variés, où se côtoient à la fois des personnages du passé et des contemporains, des locaux et des mondiaux, des « vrais gens » et des individus fictionnels.
Le héros « politique » plébiscité
Un des premiers constats révèle une présence relativement peu importante des héros de fiction (14 %), du spectacle (13 %), des loisirs ou du sport (5 %) ou encore de la culture et de la science (3 %). Le deuxième constat tient à la place prépondérante occupée par les héros du réel, du véridique, du sérieux, acteurs de l’histoire concrète, à la croisée de tous les rapports de force des systèmes socioculturels et religieux, des luttes économiques, sociales et politiques de leur époque. Ainsi, les hommes politiques, surtout contemporains et internationaux, sont de loin les plus cités (34 %), surtout ceux qui sont associés à de grandes causes universelles, à des combats sur des terres étrangères, qui caractérisent 65 % des héros politiques mentionnés. Nelson Mandela est le plus cité, juste devant Martin Luther King et Malcom X. Les Prix Nobel de la paix sont très souvent évoqués, ainsi que les personnes engagées à un titre ou à un autre, dans le règlement des grands conflits mondiaux. Les héros historiques nationaux sont médiocrement classés, à l’exception de Napoléon, de Louis XIV et des « résistants », de De Gaulle et de Jean Moulin notamment, sans doute consacrés par la place qu’ils occupent dans la culture scolaire et le nombre de boulevards, places et rues qui portent leurs noms. Ceux qui luttent contre la misère, la faim et la pauvreté, emportent un niveau de citations équivalent (30 %). Les mieux classés sont ceux qui ont réussi à laïciser leurs origines religieuses, à l’image de Mère Teresa et de l’Abbé Pierre qui sont les plus cités. Les héros mentionnés ont généralement fait preuve de qualités morales exceptionnelles, mais ils ont surtout démontré un caractère pacifique et relativement consensuel, mis au service de la réconciliation plutôt que de l’opposition, de l’aménagement plutôt que de la révolution. La modeste place occupée par Che Guevara en témoigne, sa révolte recueillant moins d’adhésion que celle des héros « sauveurs ». Les héros des causes environnementales et des progrès scientifiques sont assez rares, de même que les figures de savants, d’inventeurs ou de pionniers de la science. Les jeunes accordent également du crédit aux héros anonymes (17 %), individus et personnes désignés par leur fonction sociale et non par leur renommée ou célébrité, souvent choisis dans le cadre de la vie privée. Ces héros « ordinaires » sont accessibles et se prêtent plus facilement à des procédures d’identification, phénomène bien compris et exploité par les médias télévisés, comme en témoignent les succès des « reality show » et autres « téléthons ». Dans cette catégorie des anonymes, si les pompiers et les Casques bleus sont fréquemment cités, capables d’un dévouement immédiat et permanent, qui ne se monnaye pas, les membres des familles occupent une place de choix, « Mon père », « Ma mère » ou « Mes parents » étant les plus mentionnés. Selon les cas, ils ont su « tenir bon » face au chômage ou à des difficultés financières, face à la maladie ou à une rupture familiale. Quelques jeunes ont été jusqu’à se désigner eux-mêmes, soulignant leur capacité à « supporter la vie telle qu’elle est », et à « me supporter moi-même ». Le quotidien permet l’émergence de héros de temps de crise… Les mots, valeurs et attributs, associés au héros La diversité des représentations de l’héroïsme apparaît également dans les mots, les valeurs et les concepts auxquels il est associé. 3 % des répondants y associent les mots « nation » et « religion », tandis que 5 % l’associent au mot « patrie » et 7 % à celui de « révolution ». Les deux mots les plus associés au mot héros sont « sacrifice » et « justice ». Un héros qui met sa vie en jeu est une dimension essentielle, même si la façon de le faire ne correspond plus aux définitions traditionnelles de l’héroïsme, s’il doit donner sa vie, il n’est pas obligé d’en mourir. Les armes, le glaive et l’épée, restent les objets les plus fréquemment associés à l’action héroïque, mais les écrits et les textes sont presque aussi souvent mentionnés. Les héros cités sont incarnés dans des expériences qui ne sont pas complètement coupées de la réalité des répondants. Pour une bonne partie d’entre eux, la lutte contre les inégalités constitue le champ d’action privilégié du héros, notamment celle créée par l’argent. La reconnaissance d’un héros peut se matérialiser notamment sous deux formes : une place publique et une bibliothèque.
Six profils de héros
L’analyse des caractéristiques du héros a permis d’en dessiner six profils, chacun d’eux n’étant pas exclusif des autres.
› Le militant (23 %) a des convictions et il les défend. Presque tous les héros politiques cités, qui représentent la catégorie la plus importante, relèvent de ce type d’héroïsme, une volonté de transformation de l’ordre des choses, associée à l’idée de combat.
› Le vertueux (16 %) démontre des qualités morales, il n’est pas mû par un idéal ou par une cause à défendre, mais par un souci d’abnégation, son éthique personnelle prenant le pas sur l’éthique politique ou sociale.
› Le sauveur (16 %) fait montre lui aussi de qualités morales, mais il est en plus capable de mettre sa vie en jeu pour autrui.
› Le modèle (14 %) force l’admiration, mais il laisse ouverte l’opportunité de lui ressembler.
› Le surhomme (13 %) appartient à l’univers de la fiction, à un monde imaginaire peuplé de héros dont la raison d’être est de franchir les limites du possible, mais il intègre également les auteurs d’exploits physiques ou sportifs.
› Le vaillant (9 %) se distingue par sa dimension épique, chevaleresque, d’homme ordinaire qui met sa vie en jeu sans compter ni hésiter, par bravoure, par courage, par fierté. Il est profondément humain et il parvient à surmonter ses faiblesses et ses peurs.
La forte influence du genre…
De fortes disparités dans les représentations du héros sont attachées au genre des répondants. Les noms évoqués sont majoritairement masculins, 15 % seulement des personnages mentionnés sont des femmes, minoritaires dans tous les domaines, la politique, l’humanitaire, le sport ou le spectacle, à l’exception de Mère Teresa, dont la féminité n’était pas le trait dominant… Simone Veil, Brigitte Bardot et Sœur Emmanuelle sont les plus citées. Mais elles sont largement dépassées par les femmes anonymes, celles qui combattent pour leurs droits partout dans le monde. Les différences de genre s’expriment également dans les caractéristiques que filles et garçons attribuent aux héroïnes et aux héros. Les filles sont plus sensibles aux vertus, à l’honnêteté, l’intégrité, la persévérance et à la générosité. Pour elles, le héros est un personnage idéal, doué de sentiments et d’affectivité. En revanche, les garçons éprouvent une forte attraction pour les personnes animées par le courage et la bravoure, auxquelles ils s’identifient facilement.
… Et des appartenances socioculturelles
Le niveau de formation et l’origine sociale génèrent également de fortes disparités dans la représentation du héros. Le héros « militant » est plus répandu parmi les lycéens qui préparent un baccalauréat d’enseignement général que parmi ceux de l’enseignement technique, mais son audience décroît à mesure que le statut socioprofessionnel du père est moins élevé. De son côté, le héros « sauveur » est plébiscité par les élèves des classes de terminales de l’enseignement technique et constitue le premier choix des enfants d’ouvriers et d’employés et de ceux dont le père est d’origine étrangère. Le héros « anonyme », proche, recueille deux fois plus de suffrages chez les jeunes issus des milieux d’ouvriers et d’employés que chez ceux dont le père exerce une profession intermédiaire ou est cadre supérieur. Les héros politiques sont les plus cités par les enfants d’origine étrangère, sans doute plus sensibles aux enjeux politiques internationaux.
Un janus
Les canons de ces héros des temps modernes s’avèrent beaucoup moins belliqueux que ceux qui ont peuplé les représentations d’antan. Les références au beau, toujours présentes, sont du ressort de l’âme, du cœur et de la raison, de même que celles de risque, d’exploit, de combat. Mais des attributs novateurs prépondérants se sont ajoutés, tels que l’engagement moral, le pacifisme, et l’exigence d’un humanisme universaliste. Les jeunes d’alors, aujourd’hui « jeunes quadras » semblent préférer la réconciliation et la négociation aux formes plus radicales de la lutte et du sacrifice physique de soi. Même s’ils expriment un intérêt limité pour le système politique, leurs héros sont surtout politiques et sont appréciés pour leur proximité, leur modestie, leur engagement et leur capacité de mobilisation, sortes de Janus offrant tout à la fois un visage planétaire et intime, une face politique et impartiale.
Patrick Boccard