Au début de l’été, après avoir pris connaissance de l’indemnité de départ qu’allait percevoir l’ex-PDG du Groupe Carrefour, le président de la République s’est « agacé » des comportements de ces « dingues de pognon »1. Le Haut Comité de Gouvernement d’Entreprise (HCGE), qui veille à l’application du « Code de gouvernement d’entreprise des sociétés cotées »2, a indiqué que les modalités de détermination de cette indemnité constituaient « des déviations sérieuses par rapport aux recommandations ». Cet incident est le dernier épisode de la série des « parachutes dorés » lancée au début des années 2000, sur fond de rémunérations exagérées de certains grands patrons de sociétés anonymes, le plus souvent cotées en Bourse. L’histoire ne dit pas si les intéressés considéraient ces sommes comme exorbitantes, mais généralement le commun des salariés est pris de vertige que les médias s’empressent de nourrir.
DE QUOI S’AGIT-IL ?
Lors de l’assemblée générale de Carrefour réunie à la mi-juin, les actionnaires avaient approuvé à une large majorité l’octroi à Georges Plassat, président du groupe de 2012 à 2017, d’une rémunération de 13,17 millions € pour la dernière année de son mandat. Comme pour la plupart des patrons de sociétés cotées, cette rémunération se composait de plusieurs éléments, dont une clause de non-concurrence destinée à éviter qu’il ne rejoigne un autre groupe de la grande distribution. A la suite de la polémique qui a accompagné cette décision, Georges Plassat a fait savoir qu’il renonçait à cette dernière clause, soit un « manque à gagner » de 3,9 millions €…
Même si, au cours des dernières années, plusieurs dispositions – réglementaires comme les lois Sapin successives, ou professionnelles comme le Code Afep-Medef2 – ont tempéré les appétits des patrons et modéré la générosité des actionnaires, le cas de Georges Plassat n’est pas isolé. De nombreuses données objectives attestent de la croissance continue des rémunérations des patrons, en France comme à l’étranger, dans la plupart des secteurs. En 2016, Carlos Ghosn, Président de Renault, s’était vu attribué une rémunération de 7,2 millions €, rejetée dans un premier temps par l’assemblée générale des actionnaires, mais finalement accordée par le conseil d’administration, au mépris des dispositions prévoyant l’obligation pour un conseil d’administration de suivre les votes de l’assemblée générale concernant les rémunérations. A titre de comparaison, la même année, les patrons des constructeurs automobiles occidentaux ont perçu des rémunérations allant de 6,2 millions € pour le patron de BMW à 18,5 millions $ pour celui de Ford. Sur un plan plus global, Une autre analyse, effectuée par un fond de pension3 sur un échantillon des 40 entreprises françaises, fait apparaître que les rémunérations moyennes de leurs dirigeants ont progressé de 3,6 millions € en 2014 à 4,8 millions € en 20174.
OÙ EST LE PROBLÈME ?
La question de la légitimité de telles rémunérations peut être posée. Non pas que ceux qui les perçoivent volent l’argent qu’ils gagnent, mais leur niveau intrigue, à plus d’un titre.
Si l’on conçoit difficilement qu’un patron puisse refuser de telles sommes, on peut s’interroger sur les motivations qui justifient qu’il les accepte et se demander si une forme de décence ne pourrait pas être respectée en limitant leur montant, voire en le partageant avec celles et ceux qui l’entourent, ou en le distribuant à des « causes » individuelles ou collectives. Quelques-uns le font, ne serait-ce que pour des réduite leur impôt !
Certains s’indignent que l’on cible ainsi les patrons et convoquent en comparaison les revenus tout aussi faramineux de certaines stars de la culture et du sport. Mais les émoluments d’un acteur ou d’un athlète résultent de la seule loi de l’offre et de la demande et sont basés sur des performances objectivement mesurables : capacités à remplir salles ou stades, à constituer des audiences sur les réseaux sociaux ou dans les médias spécialisés, à vendre des DVD ou des « produits dérivés »… Ainsi, entre deux stars dont les niveaux de succès se valent, la moins payée peut être tentée de réclamer de plus gros cachets, de renégocier son contrat ou de se mettre au service d’un autre employeur… La rémunération des patrons ne résulte pas réellement des mêmes critères. Certes, il existe un « marché des patrons », mais sa volatilité reste modérée et les entreprises sont encore très souvent pilotées par des dirigeants « locaux ».
Une autre question concerne l’évaluation de la performance des dirigeants qui sert de base au calcul de leur rémunération. Le cas de Carrefour montre que la corrélation entre la rémunération des patrons et la « performance » des entreprises qu’ils dirigent n’est pas toujours au rendez-vous. A la suite de la décision de l’assemblée générale du Groupe, le ministre de l’Economie a indiqué que « les anciens dirigeants de Carrefour ont laissé une situation très dégradée, qui a amené la nouvelle direction à prendre des mesures de restructuration qui vont se traduire par des pertes d’emplois et des fermetures de magasins. Que l’échec soit récompensé par des rémunérations très élevées, c’est incompréhensible et choquant ». En effet, 243 magasins devaient fermer durant l’été. Cette déclaration met en lumière le biais qui existe en matière d’appréciation de la performance des patrons. Elle résulte en effet des seuls actionnaires. Sans faire de procès d’intention ou d’amalgame abusif, on peut imaginer que certains d’entre eux puissent être tentés de soutenir des décisions, stratégiques, sociales ou financières, dont ils seront les premiers bénéficiaires, à travers l’évolution du cours de Bourse et la distribution de dividendes. L’organisation non gouvernementale « Oxfam » a révélé5 qu’en moyenne, entre 2009 et 2016, sur 100 € de bénéfices, les entreprises du CAC 40, ont reversé 67 € à leurs actionnaires… et que, sur les 100 € de bénéfices réalisés par les membres du CAC40, les salariés ont reçu 5 €…. Une autre étude6, effectuée en 2016, montre que les rémunérations moyennes des patrons du CAC 40 représentaient 93,4 fois le coût salarial moyen observé dans leur entreprise, contre 78,5 fois en 2008.
Ce niveau d’écart n’a cessé de s’amplifier dans le temps : il était de 1 à 20 aux États-Unis en 1965, conforme aux recommandations formulé au début du 20ème siècle par le célèbre banquier J.P. Morgan, peu réputé pour son militantisme égalitaire. Depuis, cet écart a été multiplié par environ 20 en 50 ans, passant de 1 à 30 en 1978, de 1 à 60 en 1990, et de 1 à 300 en 2000. « Les PDG ont du talent, mais leur apport individuel se distingue difficilement de celui de leur prédécesseur, de l’équipe dirigeante, de l’ensemble des salariés… Il semble donc difficile de justifier leur rémunération par leurs performances personnelles »7.
La consanguinité et la connivence des élites constituent un autre facteur de perturbation de la juste appréciation de la performance des dirigeants : « le copinage entre dirigeants et membre du Comité de rémunération8 explique également en partie l’attribution de rémunération élevée »9. La formation et le type de management des dirigeants sont effectivement encore très endogames et installent de précieux réseaux où l’amitié le dispute souvent à un intérêt personnel bien compris. Dans un tel contexte, il peut s’avérer délicat – voire risqué pour la suite d’une carrière – de contester trop vigoureusement la valeur de la performance d’un ancien collègue et la rémunération qui s’y attache.
QUE FAIRE ?
L’explosion des rémunérations des patrons des grandes entreprises est une anomalie. Certains y voit une menace socio-politique, un « extrémisme méritocratique »10 qui peut provoquer un sentiment d’iniquité et une démotivation, potentiellement très préjudiciable à la performance de l’entreprise, bien que cette situation ne soit pas immuable. En effet, la double convergence d’intérêts entre les dirigeants et les actionnaires et entre les dirigeants eux-mêmes est efficace lorsque les résultats financiers sont bons, mais elle peut s’étioler en période de vaches maigres, où chacun redevient plus sensible à son propre intérêt.
Les révoltés contre les « dingues de pognons » affirment que cette anomalie peut être aisément rectifiée. Dans les faits, nombre de solutions ont montré leurs limites, voire leurs effets pervers.
Une des plus courantes consiste à renforcer le cadre législatif et réglementaire qui entoure la définition des rémunérations. Dans les années 90, plusieurs pays, dont la France11 et les Etats Unis12, ont par exemple initié l’obligation de publier les rémunérations des chefs d’entreprises cotées. En fait, en devenant une mesure visible de la valeur des dirigeants, cette décision a contribué à l’inflation de leurs revenus. Car une entreprise ne peut se permettre de moins payer son patron que son prédécesseur ou que ses pairs, au risque de susciter des doutes quant à ses capacités à « mener la barque ». Les dirigeants ont donc été involontairement poussé à gagner plus que la moyenne et les conseils d’administration à les augmenter ! Au point que certains suggèrent aujourd’hui de revenir au secret des rémunérations…
Dans ce registre de la contrainte, certains13 proposent d’instaurer de fort taux de prélèvements aux revenus très élevés. En 1932, le président américain Theodore Roosevelt avait instauré un taux d’imposition de 91% sur les revenus supérieurs à 2 millions $ actuels, retombé aujourd’hui aux alentours de 40 %. Ce qui n’a pas empêché la municipalité de Portland (Etats-Unis) d’imposer depuis peu une surtaxe locale de 10 % à toutes les entreprises cotées où le salaire du patron dépasse de plus de 100 fois le salaire médian de ses employés…
Ce type de contraintes présentent par ailleurs l’inconvénient de pouvoir être contournées. Par exemple grâce à l’imagination d’experts de la finance, qui trouvent là un champ de manœuvre supplémentaire, dont les clôtures peuvent frôler l’évasion fiscale !
Ce terrain de la contrainte est donc très délicat à mettre en œuvre efficacement et se heurte toujours aux cris d’orfraies que n’hésitent pas à pousser les tenants d’une liberté indispensable aux entreprises qui doivent relever les défis de la concurrence mondiale.
En fait, il semble que le retour durable à des pratiques « supportables » puissent provenir du monde de l’entreprise lui-même. Le Code de gouvernance mis au point par l’Afep et le Medef en constitue un exemple, l’amélioration des pratiques qui ont suivi son adoption faisant consensus. Et si « l’affaire Carrefour » en a montré les failles, elle a conduit immédiatement le ministre de l’Economie a demander au patronat d’améliorer ce Code, ce qui fut fait en quelques jours…
Une autre évolution se dessine, elle aussi en provenance du monde des affaires, plus précisément des fonds d’investissement et de pensions qui gèrent l’argent d’actionnaires qui, dans leur grande majorité, comptent sur une plus-value pour financer leurs retraites et privilégient donc le long terme. Ces fonds établissent de plus en plus souvent des critères de sélection pour leurs investissements, en s’interdisant notamment de les réaliser dans des entreprises qui ne respectent pas les principes d’une bonne gouvernance sociale et environnementale. Le fonds français cité plus haut, vote systématiquement contre les rémunérations de dirigeants dépassant un niveau fixé à 100 fois le Smic.
Une autre contrainte « douce » peut consister à augmenter le poids des salariés, et éventuellement d’autres parties prenantes, dans la composition des organes de décision des entreprises. Au moment où le Groupe Danone annonce un modèle de gouvernance inédit : « une personne, une voix, une action », un collectif de dirigeants publie14 un manifeste « pour un quota de 30 % d’administrateurs salariés » dans les conseils d’administration d’ici 3 ans et le gouvernement présente un projet de loi « Pacte » qui prévoit, entre autres, de modifier le Code civil pour que les entreprises prennent en compte « l’intérêt social » dans leur « raison d’être ».
Pour l’instant, ces mesures peuvent paraître symboliques. Elles sont d’ailleurs moquées par ceux qui se demandent ce que quelques voix de salariés, représentant une part infime des droits de vote et du capital, peuvent changer au processus de décision de l’entreprise. Néanmoins, elles constituent sans doute les « signaux faibles » d’une tendance qui devrait croître car la pression ne cesse de s’intensifier » sur les entreprises pour qu’elles répondent mieux aux attentes contemporaines de transparence et d’égalité. « Il y a dix ans, les entreprises ont commencé à changer leurs critères de rémunération. Elles ont davantage tenu compte des résultats obtenus en matière de responsabilité sociale et environnementale. Le sujet était alors en plein développement. Et ces critères apparaissaient plus maîtrisables que les critères financiers, soumis à l’incertitude des marchés »15. Pour une fois, la « rébellion douce » se révélera peut-être plus efficace pour calmer les ardeurs des « dingues de pognon », que les contraintes de tous ordres !
Patrick Boccard
COMBIEN GAGNENT LES PDG FRANÇAIS ?
Les PDG français sont loin d’être tous des « dingues de pognon ». En moyenne nette annuelle, un cadre dirigeant gagne 102.700 €16, soit 2 fois plus que le salaire annuel d’un cadre et presque 5 fois le salaire annuel moyen des Français. Ce chiffre moyen cache d’énormes écarts : des 10 millions € du PDG de Carrefour aux 31.274 € d’un patron d’entreprises de moins de 20 salariés du secteur de l’hôtellerie et de la restauration, il y a plus qu’une nuance ! De leur côté, les entreprises publiques sont soumises à un plafond limitant, depuis 2012, la rémunération de leur patron à 450.000 € par an, soit 20 fois le salaire moyen des 10% des salariés les moins bien payés.
DE QUOI SONT COMPOSÉS LES REVENUS DES PATRONS DES ENTREPRISES COTÉES ?
Les revenus des patrons des entreprises cotées sont préparés par le comité de rémunération, soumis au vote de l’assemblée générale , puis décidées par le conseil d’administration. Ils sont constitués d’un salaire de base, auquel s’ajoutent généralement un « bonus » variant entre 30 à 40 % du salaire de base, des actions ou des « options » d’achat d’actions. Dans certains cas, une prime d’arrivée ou de départ et une retraite supplémentaire, appelée « retraite chapeau », leur sont accordées.
1 Journal du Dimanche, 17.06.18
2 Mis au point en 1995 et actualisé depuis, par l’Afep et le Medef, les deux associations professionnelles de dirigeants, afin de lutter contre certains excès de rémunération pratiqués par certaines entreprises cotées en Bourse
3 L’Etablissement de retraite additionnelle de la fonction publique (Erafp), fonds de pension public disposant de 30 milliards € d’encours
4 http://www.liberation.fr/france/2018/06/14/philippe-desfosses-les-remunerations-des-dirigeants-ne-font-que-grimper_1659247
5 Rapport « CAC 40 : des profits sans partage », à propos de laquelle certains spécialistes ont émis des doutes concernant la pertinence de la méthodologie, sans toutefois en contester les résultats de fonds
6 « Le vrai salaire des patrons », Thierry Gadault, éditions l’Archipel, 18 €
7 Hervé Joly, historien, spécialiste de l’histoire économique et sociale des entrepreneurs et des milieux d’affaires, Directeur de recherche au CNRS et au sein du laboratoire Triangle, « Les patrons méritent-ils leur salaire ? », Revue Sciences Humaines, août-septembre 2009
8 Entité du Conseil d’administration d’une société cotée, chargée de définir la rémunération du dirigeant
9 Luc Meunier, professeur de finance et doctorant à l’École de Management de Grenoble
10 Thomas Piketty, Le capital au 21ème siècle, Ed. Seuil, septembre 2013, 970 p
11 Loi NRE du 15 mai 2001, suivie de la Loi de Sécurité financière du 1er août 2003, de la Loi Sapin 2, votée fin 2016, qui a rendu contraignant le vote des actionnaires sur les émoluments des patrons : le « say on pay »
12 La Securities and Exchange Commission (SEC) en 1992
13 Débat entre les économistes Thomas Piketty et Chris Edwards, « Resenting the rich », www.economist.com, 7 avril 2009
14 Le Monde, 23.06.18
15 ibid « La gouvernance doit pouvoir s’améliorer en AG »
16 Selon les derniers chiffres de l’Insee