L’une des plus grandes pièces de Tchekhov, Oncle Vania, trouve une résonance aigüe avec notre temps dans l’intéressante mise en scène de Galin Stoev pour exprimer le chaos des âmes dans l’effondrement des idéaux, l’engluement des passions et la cruauté de la résignation.
Une traduction moderne mi-chèvre , mi-chou d’Oncle Vania
Le metteur en scène bulgare, Galin Stoev, directeur du Théâtre de la Cité – Centre Dramatique National de Toulouse-Occitanie a grandi avec Tchekhov dont il parle la langue couramment et dont il a déjà monté « la Mouette » en 2004 dans son pays natal et en Russe. Sur la proposition de Stéphane Braunschweig, directeur de l’Odéon, Galin Stoev accepte de monter Vania en français avec des comédiens francophones. Proposition intéressante car Braunschweig montait lui-même en 2020 cette même pièce en Russe avec la troupe du théâtre de Moscou.
Stoev s’est décidé à une nouvelle traduction du texte, non pour le «moderniser », dit-il mais pour placer l’œuvre « dans l’ici et maintenant » de la réception du texte par les comédiens eux-mêmes qui parfois le modifient ainsi que celui des spectateurs d’aujourd’hui. D’où des termes comme « perché », les phrases du genre « tu es con ? ou bien les réponses du type « Bordel !» Des écarts qui heurtent tout de même car il existe en Français de très bonnes traductions qui transmettent toujours cette émotion à fleur de peau des personnages : la langue du dramaturge est limpide, quotidienne, évidente et infiniment lyrique. Fort heureusement, il a conservé intact l’essentiel du texte comme l’oratorio final de Sonia « Nous nous reposerons ».I l y a quelque chose de déstabilisant à réécrire, en partie seulement, les grands textes sous prétexte de rendre la langue plus actuelle, plus perméable au public d’aujourd’hui. Le metteur en scène ne réécrit pas le texte en totalité comme l’a fait un Simon Stone pour les Trois Sœurs : il laisse transparaître l’essence du style. Résultat : une envie furieuse de relire le texte original ! Un bon point.
Un décor déroutant mais signifiant
Dans nos mémoires de spectateurs, reste emblématique des pièces de Tchekhov, la datcha domaniale, une villégiature champêtre. Celle de Sonia qu’elle gère avec son oncle Vania, frère de sa mère décédée, celle des Trois Soeurs, celle de La Cerisaie. Stoev propose un clin d’œil ludique à cette imagerie tchékhovienne avec des poules vivantes qui envahissent le plateau au dénouement ! Au lever de rideau, le scénographe Alban Ho Van a imaginé un amas de cartons et de bagages, quelques chaises modernes, un piano recouvert d’une couverture, une cloison vitrée qui laisse voir deux espaces mal définis. Les cartons du déménagement des Sérébriakov à peine ouverts en début de pièce repartiront pour la ville à la fin. Leur désordre renvoie à la brièveté de leur séjour et plus vastement au chaos intérieur de tous les personnages. Et puis ce piano mécanique qui joue seul. L’image d’une destinée subie. Une ritournelle ironique.
Une version ultracontemporaine de l’ennui mortifère et de l’enlisement
Une mise en scène sombre pour dire l’extrême difficulté à consigner en même temps l’aspiration au bonheur et son échec existentiel. On est loin de la mélancolie désenchantée avec laquelle on joue la pièce le plus souvent. L’insatisfaction criante de tous les personnages dévoile, au creux d’une tasse de thé, l’inévitable cruauté de la désespérance. Une situation explosive avec l’arrivée du vieux professeur Sérébriakov qui pense passer sa retraite dans le domaine de sa fille Sonia, fille d’un premier mariage avec la sœur de Vania. Sa seconde épouse , la belle Elena convoitée par Vania et son ami médecin Astrov se laisse désirer alors que Sonia se consume d’amour pour Astrov. Mais tous sont gagnés par une anesthésie progressive du sentiment qui les paralyse dans l’inaction. Vania et son ami Astrov se sentent déjà vieux alors qu’ils ont la quarantaine, pliant sous le fardeau du travail, l’un avec l’entretien de son domaine et l’autre avec ses malades. Les Sérébriakov repartent en ville à la fin de la pièce et l’ordre linaire d’une vie routinière et sacrifiée reprend ses droits. Le jeu formidable des comédiens reflète la crudité âpre du quotidien. Vania joué par Sébastien Eveno, n’a rien d’un héros : il se fond parmi les autres personnages à tel point que l’on se demande pourquoi la pièce porte son nom. Le rire surgit de situations clownesques : le vieux Sérébriakov – excellent Andrzej Seweryn – avec ses crises de gouttes et ses discours prétentieux. Un barbon de comédie confronté au tragique des suicides ratés de Vania. Une définition du tragique contemporain.
Un engagement écologique surprenant.
A vrai dire, le spectateur est surpris du propos écologique porté par le docteur Astrov tant il est mis en avant dans la mise en scène. On ne l’avait donc jamais entendu ! Astrov se désespère d’observer le recul inexorable des animaux et des forêts : son discours devant Elena revêt naturellement une portée prophétique car elle ne l’écoute pas du tout, désinvolte dans son oisiveté séductrice. Stoev précise à ce propos qu’il veut « situer la pièce de Tchekhov dans un futur proche, dystopique, où après le collapse et l’effondrement du système, de plus en plus de gens quittent les villes pour s’installer à la campagne renouant avec la nature dans une démarche respectueuse de l’environnement. De petites communautés qui ont pour but de réinventer la notion de « vivre ensemble » et d’arriver à entrevoir un espoir pour l’avenir. Sauf qu’ici, chez Tchekhov, on a affaire à une très mauvaise constellation de personnages qui, à force d’avoir accumulé des frustrations émotionnelles, intellectuelles et sexuelles, se retrouvent face à leurs propres démons destructeurs ».
Le collapse ? Non pas encore tout à fait. Mais la terrible indifférence du monde.
Oncle Vania de Tchekhov – Mise en scène : Galin Stoev
Texte français : Virginie Ferrere et Galin Stoev – Durée 2h30
Odéon – Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon – Paris 6ème
Jusqu’au 26 février 2023, à 20h et 15h les dimanches