Suisse. Nation des fameuses montres, emblèmes d’un véritable art de la méticulosité, où la propreté est de norme, où les trains partent et arrivent toujours à l’heure… Pour quelqu’un qui habite en Italie, ces simples caractéristiques suffisent pour éprouver un sentiment d’inquiétante étrangeté.
“Küznacht, station von Küznacht”.
Après environ trente minutes de marche j’arrive enfin à Bollingen. Devant moi une grande bâtisse presque recouverte d’une dense végétation et surmontée de tours rondes. Juste à coté de la sonnette une imposante porte en bois massif porte l’inscription : “Familie Jung”. La porte est surmontée d’une voûte en pierre sur laquelle est sculptée la phrase de l’oracle de Delphes: vocatus atque non vocatus deus aderit. Nous y sommes. Je vais enfin rencontrer le “sage Küsnacht”. Mille sont les questions à lui poser. Mille et aucune, car pour le moment je ne saurais vraiment par où commencer.
Dringgg ! Quelques secondes d’attente et la porte s’ouvre. Une élégante femme de service m’accueille avec un sourire à peine esquissé et m’introduit dans un grand jardin d’un vert un peu touffu mais en même temps méticuleusement bien entretenu, disons “à la suisse”. Il me semble entendre au loin comme des coups de marteau… Debout sous l’ombre d’un grand arbre, mon hôte aux prises avec un gros bloc de pierre…
Femme de service : « Herr Anton Fratini ».
Silence.
Il semble totalement absorbé par sa tâche. Sa silhouette se confond presque avec le paysage.
Moi : « Bonjour Professeur Jung. Ou devrais-je dire Monsieur le chamane ?! ».
Silence.
Moi: « Vous savez que vous seriez très probablement considéré comme un chamane chez n’importe quel peuple tribal?! ».
Jung: « Bonjour monsieur Fratini, je vois que vous êtes de ceux qui aiment entrer rapidement dans le vif du sujet. Excusez mon Français imparfait mais… dites moi… qu’est-ce qui vous fait croire que mon coté chamane m’échappe ? ».
Moi: « Si vous en étiez véritablement conscient je suppose que l’on pourrait en trouver quelques traces dans vos œuvres. Mais que je sache, vous n’avez jamais véritablement osé proposer un tel rapprochement ».
Jung: « Vous devriez savoir qu’il y a des affirmations qui peuvent se payer très cher. Les paroles deviennent parfois des poids écrasants à porter et il convient de faire attention à ne pas offrir d’armes à nos détracteurs ».
Moi: « Ainsi, même le grand Jung peut se trouver en difficulté quand il s’agit de déposer son Masque ! »
Jung: « Je mesure 1,85 mètre… Je dirais que seulement dans quelques rares occasions il convient de déposer son Masque, comme vous dites. D’autant moins devant un inconnu, même si celui-ci a la sagacité d’utiliser des termes qui me sont chers ».
Moi : « Pardonnez-moi, je me rend compte d’avoir en effet sauté les présentations. Probablement, grâce à votre fine connaissance de l’âme humaine, vous aurez déjà capté certains traits de ma personnalité! ».
Jung: « Si vous le dites… ».
Moi : « Je vais essayer de combler la lacune. J’exerce l’activité de psychanalyste depuis environ 25 ans. À un moment donné de mon parcours de formation je me suis intéressé de près à votre théorie et à votre pratique. Ce qui m’a valu l’éloignement de l’association que je fréquentais. Il faut ajouter qu’elle revendiquait une paternité freudienne ! ».
Jung: « Cela ne m’étonne pas… Bien, je dirais que pour le moment votre brève présentation peut suffire. Alors, rappelez-moi la raison de votre visite ».
Moi: « La raison pourrait s’appeler simplement transfert. Dans la mesure où sa définition n’est pas univoque… Disons que je désire affronter quelques questions avec vous. Voyez-vous, j’ai lu avec grande attention votre œuvre. Votre conception de l’inconscient et de la personnalité humaine a représenté un élargissement de mes limites. Vous conviendrez que, du point de vue psychologique, ceci n’est pas peu de chose. À tel propos je me souviens d’un rêve survenu pendant mon iter formatif qui a représenté pour moi ma première véritable expérience de l’inconscient collectif : je marchais sur un trottoir étroit qui longeait une sorte d’égout souterrain. L’eau était sale, probablement polluée. On pouvait en voir le débouché, faiblement illuminé par la lumière du jour. Au bout du tunnel, probablement l’océan. Le trottoir se faisait toujours plus étroit et le cheminement toujours plus difficile. D’un coup, je vis un passage sur ma droite. Je le suivis et j’arrivai à une sorte de piscine souterraine qui s’étendait à perte de vue et où des hommes chauves se baignaient. Il y régnait une lumière merveilleuse. J’entrai dans l’eau et commençai à nager, mais l’eau se révélait légère comme l’air et par conséquent il était très difficile de ne pas couler. Je réussissais laborieusement à revenir au rivage.
À l’époque je m’intéressais déjà à l’écologie et j’étais en effet préoccupé par la pollution et par le sort de la planète. J’étais encore très attaché à la théorie freudienne et il me manquait des données personnelles pour appréhender ce qu’était l’inconscient collectif. En adoptant votre méthode d’interprétation « anagogique » je déduisais de mon rêve qu’il m’aurait fallu travailler davantage sur mon être intérieur pour que je puisse finalement disposer de cette eau merveilleuse, que je devais « perdre beaucoup de cheveux » pour acquérir la sagesse nécessaire. Après quelques années je tombais sur une image d’un traité d’alchimie (vous devez probablement la connaître) : la « mer des sages » ! L’image symbolique, d’origine archétypique, que je n’avais jamais vu auparavant, d’une mer intérieure illimitée et accessible uniquement aux initiés (les baigneurs chauves) avait émergé en rêve dans une période où je me posais intensément la question de comprendre ce qu’était l’inconscient collectif ».
Jung: “Intéressant… Un freudien aurait probablement fixé son attention sur la recherche, de la part du rêveur, d’une voie de fugue pour échapper à l’eau sale de l’égout… Personnellement je suis d’accord en grande ligne avec votre interprétation. Le fait que vous ne réussissiez pas à nager dénote une impréparation qui peut se révéler dangereuse quand on s’aventure dans l’inconscient. Toutefois, l’image des sages par laquelle votre songe se conclue était de bon augure ».
Moi : « Professeur Jung, récemment un historien anglais a émis une thèse selon laquelle votre rupture avec Freud aurait été en vérité vécue par vous comme une libération plutôt que comme une tragédie. Il démenti en substance ce que vous avez affirmé dans votre autobiographie et qui aurait été, toujours selon cet auteur, le fruit d’une censure éditoriale qui aurait écarté nombre d’autres passages saluant votre éloignement de Freud comme une véritable bénédiction… ».
Jung: « Je ne vois pas pourquoi les deux sentiments ne pourraient coexister. C’est à ce genre de situation que se réfère mon concept d’ « ambitendance de la libido ». L’âme humaine est naturellement conflictuelle et l’inconscient ne se laisse pas impressionner, si je puis dire, pas les contradictions. Devenir soi même répond à une exigence vitale, mais implique aussi d’aller à l’encontre de mille incompréhensions et à un sentiment de solitude qu’il faut accepter. Il est d’ailleurs compensé par un sentiment opposé, de liaison profonde avec l’humanité et la vie entière, dans l’inconscient. Mais au début et pour un bon bout du parcours, on se sent souvent abandonné à soi même, et en effet il en est ainsi. C’est le prix à payer pour découvrir le mystère de la vie qui habite en chacun de nous et qui nous relie à la communauté et au cosmos. Je pense que Freud souffrait d’un complexe paternel qui lui a empêché de reconnaître et d’accepter les exigences légitimes liées à mon individuation, en les confondant avec des pulsions parricides. Mais revenons si vous le voulez bien à la raison de votre visite. Vous parliez vaguement de transfert… Pourriez-vous être plus précis ? ».
Moi: « Comme je l’entend, le désir de parler à quelqu’un qui sait écouter et/ou que l’on considère comme le dépositaire d’un savoir précieux concernant la psyché est déjà un transfert. Il s’agit en d’autres termes d’un transfert de savoir dans le sens lacanien du terme. Au téléphone j’ai dit à votre secrétaire Madame Jaffé que j’entendais réaliser un interview pour une importante revue culturelle française, Les Cahiers du Sens, qui cette année fête son trentième et dernier numéro. Nous pourrions donc encadrer notre entretien en ce sens, même si en vérité je n’ai pas de véritable projet déjà structuré. Ce que je désir est plus simplement avoir une conversation authentique avec vous, si vous êtes d’accord, bien entendu ».
Jung: “Bien, vous pensez peut être d’avoir quelques enseignements à m’apporter?”.
Moi: “Pardonnez ma présomption, mais en une mesure toute relative, oui. Certaines thèses que j’ai développé pourraient vous intéresser. Par exemple, j’estime que votre intérêt prononcé pour l’alchimie, avec les énormes difficultés que le travail novateur de déchiffrage des textes alchimiques a comporté, vous a éloigné de l’étude des cultures dites « primitives » auxquelles vous vous étiez montré très curieux au début da votre carrière, au point d’organiser de véritables expéditions anthropologiques, en Afrique et au Mexique si mes souvenirs sont bons. Il me semble que si à l’époque l’anthropologie s’était déjà débarrassée de ses préjugés initiaux, vous auriez pu trouver de nombreux autres motifs d’intérêt chez ces peuples et votre chemin aurait pu prendre une orientation différente ».
Jung pose ses outils de sculpteur, fait un pas en ma direction, s’arrête un instant à environ mie distance entre moi et le bloc de pierre, le regard fixe vers le bas… Puis, d’une voix calme et avec une expression curieuse : « Je nourrissais il est vrai un intérêt authentique envers les peuples tribaux et j’ai effectivement organisé quelques expéditions dont je garde des souvenirs extraordinaires. Je voulais apprendre quelque chose de primordial sur la nature humaine et sur la manière de se rapporter à l’inconscient. Mais je trouvais leur psychologie trop irrationnelle et leur langage trop distant de la mentalité moderne. Ma rencontre avec l’alchimie date effectivement de cette période, et elle s’est produite de manière apparemment fortuite… La distance séparant les cultures tribales de la nôtre est grande mais pourrait ne pas s’avérer insurmontable. À vrai dire, avec les membres tribaux que j’ai rencontré je n’ai jamais éprouvé de véritables difficultés pour les comprendre ni pour me faire comprendre. Excepté peut être quand je tentais d’expliquer à un chef pueblo ma théorie des archétypes… ».
Moi : « À un occidental comme moi, déjà un peu versé en la matière, comment expliqueriez-vous la véritable nature de l’archétype ? ».
Jung : « L’archétype renferme naturellement en lui même tout ce qui est énergétique. Il est qualitatif et quantitatif. Il est tout simplement l’ultime facteur perceptible qui décide de l’impulsion et de la forme dans la nature organique et inorganique…1 Mais pour un tribal le soleil, par exemple, est une divinité, un point c’est tout. Il s’agit vraiment pour eux d’une entité transcendantale. Pour le scientifique le soleil est simplement une entité physique, une étoile composée en majeure partie d’hélium et d’hydrogène. La psychologie des profondeurs conserve le point de vue scientifique en y ajoutant l’empreinte originaire que le soleil évoque dans la psyché, empreinte dont chacun peut chercher l’origine où il l’entend ».
Moi : « Ce serait en effet trop prétendre. Ces peuples ont développé et conservé une approche de la réalité qui maintient un lien très fort avec l’âme, une forme de connaissance qui peut nous sembler moins évoluée, mais qui en réalité est simplement différente et même plus complète que la nôtre, comme certains épistémologistes modernes l’ont souligné2. Il s’agit là probablement d’une lacune que les modernes devraient combler. À ce propos, je voudrais attirer votre attention sur un nouveau concept né d’une alliance entre la psychologie des profondeurs et l’anthropologie moderne : celui d’inconscient animiste ».
Jung: “Inconscient animiste… qu’entendez-vous précisément par ce néologisme?”
Moi : « L’homme a vécu pendant des dizaines de milliers d’années en contact étroit avec la Nature en y trouvant tous les éléments nécessaires, non seulement à sa survie physique, mais également à ses besoins spirituels. Il existe encore de nos jours des peuples indigènes qui vivent de cette même manière que, nous, modernes, à cause de nos préjugés et de notre ignorance, considérons comme « primitive ». À la base de ces micro-civilisations nous trouvons cette dynamique psychologique et culturelle en réalité fort complexe que l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl nomma improprement participation mystique. Je dis « improprement » car la mystique, comme vous le savez, concerne la partie secrète, ésotérique, des grandes religions, tandis que l’animisme n’est pas une religion mais une sorte de religiosité à l’état pure, si je puis dire. L’animisme, en effet, ne contemple ni écriture sacrée ni dogme. À mon avis l’erreur commise par Lévy-Bruhl et ensuite répétée par d’autres, y compris des psychanalystes, est d’avoir interprété l’alliance entre Psyché et Nature comme le produit d’une indifférenciation psychologique et d’un arrêt de l’évolution culturelle. Certains psychiatres et psychologues ont même parlé d’une condition pathologique. Cette thèse est fille d’un point de vue scientiste, d’un évolutionnisme ingénu et faux dans la mesure où les recherches scientifiques ultérieures sur l’ADN ont démontré que ces peuples ont bien eu leurs step génétiques. Leur style de vie semble bien plus le fruit d’un choix culturel que de quelque manque. Cette thèse s’accorde d’ailleurs parfaitement avec le fait que de nombreux peuples indigènes aujourd’hui refusent notre « progrès », sont de plus en plus conscients et fiers de leurs différences et manifestent pour demander aux responsables des nations « civilisées » le droit de continuer à vivre selon leurs traditions ».
Jung écoute en silence
Jung écoute en silence, assis sur une grosse pierre poreuse de couleur claire, et à l’aide d’un bâton improvisé trace sur le sol des petits mandalas rudimentaires.
Moi : « Les premiers psychanalystes sont allé jusqu’à considérer la « participation animiste » comme une forme de psychose, oubliant qu’elle est tout à fait fonctionnelle aux exigences de ces peuples et que, tout comme le psychotique rencontre d’énormes difficultés à s’adapter à la société, pour la même raison aucun système psychotique ne saurait prospérer pendant des milliers d’années. Dans l’animisme, l’inconscient est en grande partie projeté sur la Nature lui servant de support adéquat et peut ensuite être intégré avec le concours d’une culture spécifique. Pour les peuples animistes, la Nature entière parle par le biais des entités spirituelles qui y sont liées ».
Jung : « Humm… Mais quel rapport dans tout ça avec la psychologie des modernes ? Devrions-nous régresser à un stade de l’évolution culturelle du passé et faire tabula rasa de nos propres traditions ?! ».
Moi: « En général nos traditions ont réprimé les courants gnostiques et païens qui étaient encore proches de l’animisme. Mais sous les infrastructures mentales d’hommes « civilisés », nous pouvons noter des modalités de pensée, de perception et de comportement rapportables à l’animisme. Par exemple, dans les modes du tatouage et du piercing, dans certains comportements comme les bals déchaînés des jeunes (ndlr : les Rave Party) ou dans certains rêves d’initiation ou de vocation chamanique… En ce sens je crois fermement que notre inconscient animiste détient de nombreux points en commun avec la conscience des peuples indigènes ».
Jung : « Quand vous êtes entré dans le jardin, j’étais tellement concentré sur ma sculpture qu’il m’a fallu un certain temps pour m’apercevoir de votre présence. J’étais effectivement en transe et je m’entretenais avec des entités inconscientes. Une condition comparable, je crois, à celle de la transe chamaniques ».
Moi: « À propos de transe, quels sont selon vous les différences entre celle-ci et votre imagination active ? ».
Jung : « En synthèse, je dirais que l’imagination active est une sorte de transe, mais moins profonde par rapport à celle dont témoigne les chamanes. Toutefois, les rencontres avec des entités spirituelles sont bien présentes dans les deux types d’expérience. Pendant une imagination active ces entités montrent un certain degré d’autonomie et rappellent en ce sens les esprits dont parlent les chamanes. Elles peuvent aussi prendre le dessus sur le Moi du sujet, éventualité à ne pas sous-estimer et que les chamanes interpréteraient comme une possession. C’est pourquoi j’ai voulu mettre en garde mes lecteurs contre le danger que ma méthode comporte dans les cas de psychose latente. Certains analysant semblent équilibrés mais derrière leurs masques se cache un désordre qui peut les envahir… ».
Moi : « Quelles peuvent être les conséquences d’une imagination active et de la transe sur le monde physique ? ».
Jung: « L’imagination active peut par exemple servir à prolonger un rêve interrompu et à mieux saisir les dynamiques inconscientes qui s’y jouent. La réalité extérieure est impliquée dans le processus, mais uniquement par voie indirecte, par le déblocage des énergies qui ensuite pourront déterminer des actes, des choix. L’animisme au contraire pose un fil direct entre ce qui se vérifie pendant la transe et la réalité, hypothèse qui se retrouve entre autre dans la grande tradition de la Magie occidentale. Le chamane est, du moins pour les modernes que nous sommes, plutôt difficile à suivre quand il affirme être capable d’agir directement sur la réalité physique en état de transe, quand il soutient par exemple que son corps astral peut voler à des kilomètres de distance et voir ce qui se passe dans l’habitation d’une autre famille, ou de lutter contre des esprits malins qui causent les maladies. Leurs rites et cérémonies se déroulent souvent en présence de la communauté ;les membres tribaux participent à des mises en scènes et en sont grandement suggestionnés. L’existence d’effets concrets relatifs à ces pratiques n’est pas à exclure, mais te tels effets relèvent de la suggestion. Même si je ne peux être catégorique sur l’inexistence de phénomènes purement irrationnels ou du moins qui ne s’expliquent pas en terme de causalité ».
Moi : « Vous me pardonnerez si je trouve votre position sur l’irrationnel un peu timide. Mais revenons à l’inconscient animiste dont l’existence est inférée par de nombreux phénomènes. Par exemple, nous le voyons clairement à l’œuvre dans les phénomènes sociaux du néo-chamanisme et de la tribalisation sur le web, dans la mode des maillots aux dessins d’animaux-totem ou encore dans les « walkabout » spontanés des jeunes occidentaux dans des lieux sauvages à la recherche d’on ne sait quoi… Dans tous ces cas il y a une absence de motivation rationnelle et la dimension archétypale n’est pas directement évoquée. Des milliers de personnes dans le monde choisissent de fréquenter des lieux sauvages, lieux qui sont appelés « énergétiques » mais qui présentent des caractéristiques identiques à ceux que les tribaux considèrent dotés de mana, c’est-à-dire des lieux où les esprits aiment se révéler. Quand les tribaux vont dans ces lieux sacrés, ils savent en grande ligne ce à quoi ils peuvent s’attendre : une vision, une révélation, un signe… Par contre les modernes en sont totalement ignorants. Souvent ils le font par « sport ». Tout ce qu’ils perçoivent c’est une vague impression. Ils ne sont même pas conscient de la force qui les anime. Il leur manque une culture adéquate afin de pouvoir vivre et apprécier la dimension animiste liée à ces endroits. Parfois, la poussée est forte, au point de mettre sérieusement leur vie en péril, comme il est par exemple arrivé au jeune protagoniste de l’histoire relatée dans le film Into the wild de Sean Pen. D’ailleurs, il me semble qu’une histoire de ce genre est arrivée à vous aussi lors d’une expédition en Afrique… »
Jung : « Oui, je ne peux le nier. Nous nous étions perdu dans la brousse mes compagnons et moi et il aurait été plus « sage » de rebrousser chemin. Mais, maintenant que vous m’y faite repenser, je peux dire qu’une force m’en a empêché et j’ai même obligé tout le monde à avancer ! Cela aurait pu mal finir en effet… Et dites-moi, d’un point de vue topologique comment situeriez-vous l’inconscient animiste ? ».
Moi: « Entre la conscience et l’inconscient personnel d’une part, et l’inconscient collectif de l’autre. Dans ce schéma, l’inconscient collectif demeure la base plus profonde, archétypique, du psychisme. L’inconscient personnel reste un peu décalé par rapport à la conscience et à l’inconscient collectif. Donc il serait logique de placer la partie animiste entre la conscience et l’inconscient collectif. Il me faut toutefois préciser que si cette partie animiste est inconsciente chez les modernes, les tribaux, eux, la vivent consciemment. Notez que le postulat de l’inconscient animiste ne remet pas en cause les conceptions existantes de l’inconscient. Au contraire, il les enrichit et permet de rendre davantage justice à la complexité de la psyché humaine ».
Jung: « Considérez-vous chanceux de ne pas être devant Sigmund Freud, il n’aurait probablement pas apprécié que l’on touche à « son » concept d’inconscient, pas même avec la noble intention d’y apporter un quelconque complément. En ce qui me concerne, je ne saurais trop encourager les élans innovateurs pouvant ouvrir de nouveaux horizons interprétatifs des matériaux cliniques et culturels. L’exploration de l’inconscient continue et est à saluer comme un signe de vitalité de notre discipline ».
Moi: « Je vous suis reconnaissant pour ces belles paroles d’encouragement. À propos de clinique, j’expérimente depuis quelques années déjà une nouvelle approche qui prévoit le déroulement des séances dans un milieu naturel, avec toutes les conséquences qui en dérivent. Vous êtes-vous demandé pourquoi tous les grands symboles archétypiques renvoient à des éléments naturels, comme par exemple La Lune, le Soleil, l’Ouroboros, la Forêt, la Grotte, l’Arbre, la Pierre, l’Ours, le Poisson… ? Cette universalité montre à mon sens que Psyché et Nature entretiennent des liens ataviques profonds qui ne peuvent être ignorés sans compromettre l’équilibre de la personnalité. De nos jours, l’homme vit dans un état d’aliénation par rapport à la Nature et par conséquent également par rapport à son âme. Certains auteurs sont même convaincus que l’homme moderne a engagé une véritable guerre contre la Nature (y compris le corps) vue comme un monde à dominer coûte que coûte3. Pour réparer cette fracture, regarder des documentaires ou rêver de la Nature ne suffit pas, il nous faut la fréquenter, recommencer à la percevoir comme partie intégrante de nous et réapprendre à écouter ses voix ».
Jung: « Je ne saurais nier les vertus des promenades dans les milieux naturels, bien que je n’ai jamais poussé mes considérations sur l’animisme aussi loin que vous le faites. Je trouve votre conception sur l’inséparabilité de Psyché et Nature plutôt intéressante et même originale. Elle est probablement le fruit, pour recourir à ma terminologie, d’un caractère intuitif/extraverti, du moins si je me base sur la connaissance limitée que j’ai de vous et de vos thèses. Mais le temps que je pouvais vous réserver approche de sa fin. Je dois avouer que vous m’avez donné de solides motifs de réflexion ».
Moi: « Bien, encore merci de tout cœur pour ce bel entretien… et pour votre patience ! Pourrais-je revenir vers vous prochainement ? ».
Jung : « …Pourquoi pas ? ».
1 C.G. Jung in S. Tauber, Mon analyse avec Jung, La Fontaine de Pierre 2019.
2 A.M. Llamazares, Del reloj a la flor de loto, Del Nuevo Extremo, Buenos Aires 2011.
3 C. Godin, La haine de la Nature, Champ-Vallon 2012.