La poésie est aujourd’hui plus que jamais clivante. L’époque où chaque élève de l’école primaire apprenait par cœur les poèmes classiques est révolue. Ils sont aux mieux remplacés par des refrains et des couplets qui parsèment le business du spectacle contemporain, au fil des nombreuses « performances » – rap, stand-up… – qui abreuvent la scène culturelle. En même temps, une communauté de poètes et de fans de poèmes émerge, notamment grâce aux nombreuses opportunités de diffusion qu’offrent internet et les réseaux sociaux. Néanmoins, dans ce contexte qui confine encore poètes et poèmes dans des espaces confidentiels, certaines figures émergent. Christian Bobin est l’une d’entre elles, dont la publication des « œuvres choisies » rassemblant dix-sept de ses livres dans une collection accessible constitue la preuve. Homme discret, ancré dans son fief du Creusot, il ne cesse de défiler une subtile pelote de mots, élaborant une œuvre devenue quantitativement et qualitativement considérable. Souvent moqué pour une supposée mièvrerie, assumant tranquillement ses abhorrassions pour « les ordres de la vie moderne : acheter, envier, triompher. Ecraser ». Il renonce à courir et veille minutieusement à prendre son temps. Il se concentre sur la nature, récoltant au fil des chemins et des paysages, des saisons et des climats, des gens et des coutumes, la matière de ce « qui nous permet d’aller ailleurs que dans le monde où nous respirons mal ». Il rappelle que les bienfaits dont nous profitons, induisent des exigences dont nous avons tendance à nous exonérer. Ses odes à toutes les formes d’amour – il conte souvent celui qu’il porte aux mères, aux femmes et aux enfants – expriment une soif inextinguible pour la joie, ce « chemin vers l’âme », qui parfois l’a fui, mais dans lequel il remet sans cesse ses pas. Cet entêtement à scruter la fragilité de l’être et à déceler l’invisible de l’âme peut rebuter les assoiffés de sang et de larmes, mais il comble les gourmands de l’harmonie et de la puissance monacales de son écriture. Christian Bobin est bien un poète de la fragilité et de l’invisible.