Sa puissance, qui s’étend sans fin sur nos vies, nous lance un défi : céder à son appel jusqu’à l’addiction, ou s’en déprendre. En pharmacopée, le terme désigne un principe actif dont l’usage raisonné présente de riches vertus curatives, mais dont l’abus devient toxique. Ainsi de l’opium. Addictif, le pharmakon produit une dépendance qui limite la liberté d’action, porte atteinte aux relations sociales autant qu’à la santé. Cette assuétude se rapporte aussi bien à des conduites (comme le jeu compulsif, le surentraînement sportif, les conduites à risques, l’abus de jeux vidéo ou d’Internet) qu’à la dépendance à des produits (tels l’alcool, le tabac, les psychotropes). Elle interroge la liberté autant que la santé, de façon si prégnante que ce questionnement s’impose comme l’un des colorants du temps présent.
Société fructueuse contre société frugale
Le premier facteur addictif tient certainement à la dépendance au marché. Au point que, selon l’expression de Zaki Laïdi, nous sommes entrés dans une « société de marché ». Après qu’il nous ait ouvert le monde dans les pas de Marco Polo, le marché a favorisé l’abandon du soutien public aux secteurs non concurrentiels. C’est la jurisprudence Vilvorde, selon laquelle « l’État ne peut pas tout ». La redéfinition de la frontière entre secteur marchand et non marchand s’est ainsi faite au profit du premier, avant que celui-ci n’étende ses pratiques au domaine des biens communs (tel le droit à polluer monnayable).
Escortant notre dépendance au renouvellement continu des objets, le fric s’est imposé comme la mesure de tout et la possession matérielle en horizon de la vie. Société fructueuse contre société frugale. Parallèlement, comme le souligne Marc Lebiez, une religion du nouveau a accompagné le mouvement en renouvelant l’idée de transcendance.
Ici ou là, certains s’efforcent de freiner dans la pente, à l’image des rares sociétés qui acceptent de sortir de l’obsolescence programmée des produits (cf. Moulinex). Mais, ils demeurent immensément minoritaires face aux fashion victims de tous ordres.
Empriffrement de substances
Puisque tout est possible, pourquoi se priver ? Le problème n’est pas la légalisation du cannabis ou le développement éventuel des salles de shoot, même si ce sont là des perspectives de bon aloi. Il tient en ce que ces substances, de même que le tabac, l’alcool, les amphétamines ou les neuroleptiques sont à portée de main. Légalement ou non, il suffit de peu pour s’en saisir et apaiser la violence que la société fait à ses membres par la modification des états de conscience.
Perceptions, en effet, car peu importe que le niveau de la morbidité ait augmenté ou non – d’autant qu’il varie d’un pays à l’autre –. Ce qui compte c’est le trouble que la personne ressent quant à ses convictions ou à la vision de sa place dans le monde et dont elle cherche à apaiser la douleur.
Fatwa du travail
Même dans la soi-disant « Europe heureuse », le niveau de souffrance croît inexorablement. Au point que le travail, – qui depuis au moins deux siècles s’est élevé au rang de Graal indispensable à la construction identitaire, en s’automatisant, puis en se raréfiant, en introduisant en même temps des modes de gouvernance destinés à impliquer les travailleurs – a fini par subir la fatwa prophétique de son étymologie attachée au tripalium (instrument de torture).
Progressivement, le travail-remède est devenu un travail-poison instillé via une pression renforcée sur les femmes et les hommes, soumis aux injonctions conjuguées du temps et de la performance. Des injonctions à la fois puissantes et erratiques, souvent contradictoires et imposées sans souci des conditions de leur mise en œuvre (« tu vas te débrouiller, je te fais confiance »). Dans ce monde, d’ailleurs, on ne se vouvoie plus tant les hiérarchies se sont en apparence aplaties. On se tutoie, pour impliquer non plus l’acteur de la production mais engager la personne au plus profond d’elle-même.
Désormais, participer au travail c’est être élu et, avec sa foi, porter la responsabilité définitivement addictive de celui qui a vendu son âme.
Métaphysique des moeurs
Progrès, vitesse, performance, consommation mais également loisirs, sports, sexe, imposent un véritable tsunami d’impératifs catégoriques. Ils sont les nouveaux fondements d’une « métaphysique des mœurs » (Emmanuel Kant, 1785) qui commence par l’excitation du désir, se prolonge par l’acmé du plaisir et finit dans la souffrance du sens perdu. Ces pharmaka (pluriel de pharmakon) polarisent la violence identitaire engendrée par une société qui étire à l’extrême, depuis près d’un siècle, les tensions entre des besoins en croissance exponentielle et la frustration nécessaire à leur valorisation financière.
Comme le soutenait Jacques Derrida dans La pharmacie de Platon, une pareille double polarisation, tend inévitablement à l’éviction arbitraire d’un des membres de ce jeu. Il opposait alors Socrate et les sophistes, le premier étant parvenu à éjecter durablement les seconds de la cité philosophique.
Aujourd’hui, à travers la montée de la violence liée aux contradictions de la société, il faut craindre l’explosion d’une dynamique sacrificielle, dans la ligne développée par René Girard (in, La violence et le sacré). Quel sera le bouc émissaire porteur de cet effort sacrificiel ?
Nombreux sont à ce jour ceux qui se pressent au comptoir de la sélection, entre djihadistes haineux, patrons voyous, pauvres incapables de s’arracher à leur situation, politiques démythifiés, presse dévaluée, régimes intolérables ou encore Europe trop tolérante.
Plus que jamais la philosophie impose sa nécessité pour dire la vie, l’organiser et faire face au destin. C’est Ludwig Wittgenstein qui l’affirmait : « la philosophie est un combat contre l’ensorcellement de notre intelligence par le moyen de notre langage ».