Juliette Cazes est thanatologue, chercheuse indépendante et conférencière. Diplômée d’archéologie et d’anthropologie, elle anime Le Bizarreum depuis 2017. Elle vient de publier Funèbre ! Avec rigueur et humour, Juliette Cazes nous embarque à travers les cultures du monde, leurs diverses visions de l’au-delà et leurs traditions funéraires : des cercueils en cage en Écosse, des têtes momifiées en Nouvelle-Zélande, des inhumations célestes au Tibet…
Eric Desordre – Vous indiquez dans votre livre que si des nuances peuvent être observées selon la religion, il y a une constante dans la tradition funéraire au sein d’une même population. Parce que la tradition précède historiquement la religion elle-même ?
Juliette Cazes – Tout dépend de ce que l’on entend par religion. Dans le cadre des religions monothéistes, des gestes font directement écho aux dogmes. De là vont découler des pratiques pour chaque courant religieux. En revanche, lorsqu’on étudie les rites eux-mêmes, on distingue un syncrétisme venant directement de croyances plus anciennes, même régionales. Pour les pratiques funéraires les plus anciennes sans écrits, l’archéologie et le complément des sources écrites (si elles existent) permettent d’éclairer ce qui, de plus, va varier dans le temps et l’espace. Pour éviter le biais d’une interprétation faussée par nos propres croyances, les études demandent de l’objectivité et une bonne connaissance de ce qui est pratiqué dans toutes les religions. Ceci posé, tous les rites restent codifiés de façon tacite, qu’ils soient dictés par des textes ou transmis de génération en génération. A ne pas négliger : la loi, puisqu’elle va régir le domaine funéraire. Sans oublier que pour l’étude des rites, il est probable que de nombreux gestes n’ayant pas laissé de traces matérielles ne se soient pas transmis ou aient été oubliés.
E.D. – A Madagascar par exemple, la notion d’ancêtre prime sur la notion de mort : qu’est-ce que cela veut-dire ? Le mort est-il le garant d’une ligne de conduite du vivant ?
J.C. Tout à fait, dans certaines sociétés, la peur du mort est présente. A Madagascar, comme en Amérique latine, cela a une incidence directe sur le comportement de sa descendance. Négliger le défunt expose le vivant à son courroux. Si ces craintes autour de l’ancestralité existent, c’est que le mort est considéré comme toujours « vivant ». D’où l’importance des comportements vis-à-vis des morts et l’entretien du souvenir, tout comme l’application stricte des rites funéraires. Le vivant a une tâche à accomplir, déterminante dans l’attitude du mort à son égard. Depuis l’Antiquité au moins, on ne veut pas avoir d’ennuis avec les morts. Cela se constate dans presque toutes les sociétés qui nous ont laissé des écrits et des preuves matérielles de leurs diverses célébrations.
E.D. – L’argent mène le monde, mais aussi l’au-delà, semble t-il, à lire ce qui se passe dans les différents pays visités. Ce qui régit l’existence se poursuit dans la mort, comme la recherche du “bien-être” dans l’au-delà. Le maintien des statuts sociaux est majeur pour la plupart des cultures. Diriez-vous que c’est toujours le cas dans nos sociétés largement sécularisées ?
J.C. – Si je prends l’exemple de la France, depuis le XIXe siècle, des lois ont été mises en place à l’occasion des grandes transformations des cimetières afin de tenter d’assurer une sépulture décente pour tous. Contrairement au XIXe, on constate de nos jours moins de démarches « m’as-tu vu » des funérailles, miroir de la réussite du défunt. Mais il est indéniable qu’il n’y a pas d’égalité en termes funéraires. Des associations accompagnent les personnes sans ressources dans leur dernier voyage ; d’autres dressent régulièrement des constats, comme ATD Quart Monde qui a publié un ouvrage intitulé “Mourir lorsqu’on est pauvre”. Lorsque je prépare un enterrement, il m’arrive de voir qu’une personne dispose d’une centaine de fleurs et qu’une autre n’a que bien peu.
E.D. – Y a t-il dans les codes funéraires des constantes à travers les cultures ?
J.C. – Je dirai qu’il y a des petits gestes comme le fait de fermer les yeux des morts (pour des raisons tout à fait compréhensibles quand on est habitués à voir des défunts). Mais aussi le placement des mains, qui va souvent changer selon les cultures. Ces constantes sont surtout visibles par rapport au placement des défunts. On prend soin de les installer d’une certaine façon, qu’ils soient destinés à une inhumation, une crémation ou encore une exposition à l’air libre. Par exemple, les aborigènes d’Australie laissent parfois les morts allongés… dans les arbres.
E.D. – N’y a t-il pas une tentative de réapprivoisement de la mort via les petits dessins “kawaï” que vous utilisez dans vos vidéos, les petites têtes de mort, les squelettes en sucre, etc. qu’on trouve entre autres au Mexique ?
J.C. – Il y a de cela oui, mais c’est surtout ma personnalité qui s’exprime. Je reste une personne très positive malgré mon sujet de travail, j’y mets beaucoup de cœur et ces petites illustrations me représentent bien et en effet adoucissent le sujet. On peut parler de la mort sans tristesse. C’est d’ailleurs ce que l’on me dit souvent, que mon travail n’est jamais triste ou glauque malgré le fait que j’aborde parfois des sujets très sensibles.
E.D. – Comment analysez-vous la réimportation en Europe (et dans le monde) de traditions comme Halloween, digérée par les Américains puis réexpédiés par leur soft-power avec un marketing d’accompagnement ?
J.C. – Depuis une vingtaine d’années, Halloween s’impose en France, largement grâce à l’action commerciale de la grande distribution. Vers 1997, on a vu fleurir citrouilles et autres accessoires dans les magasins. C’était très timide, je me souviens que cela était presque confidentiel. Et puis des vagues de ventes ont été observées. Sans oublier que depuis quelques années s’opère un grand chamboulement autour des pratiques là aussi largement numérisées : tout ce qui touche au « néo-paganisme » et à la « néo-sorcellerie ». Halloween et par extension Samhain* (même si les deux, du point de vue de la recherche, se croisent mais ne sont pas liées) connaissent un regain de pratique.
Dans une société de consommation et d’exposition, proposer une décoration s’inscrit dans une logique de diffusion. Néanmoins si le phénomène Halloween a autant de succès, c’est qu’il s’adresse à des personnes qui augmentent les paniers moyens en magasin : les enfants, grands influenceurs au sein de leur foyer. Enfin, Halloween est aussi célébrée par les adultes. C’est en effet le seul moment de l’année en dehors du carnaval où il est possible de se déguiser, se faire peur et jouer avec des codes qui sont souvent exclus de la société au quotidien, comme la mort.
E.D. – Red Market, Dark Tourism, phénomènes en augmentation du fait de la mondialisation ne semblent pas être nés d’hier. Sont-ils seulement des résultats du choc des cultures ?
J.C. – Pour les lecteurs je vais définir ces deux concepts afin que cela soit plus clair. Le Red Market est le « marché rouge », le marché souterrain où il est possible d’acheter tant des organes que des restes humains. Les premiers sont destinés au trafic de greffes ; les ossements ou parties humaines formolées, aux collectionneurs. Quant au Dark Tourism, c’est la visite de sites funéraires ou à forte teneur macabre (comme des lieux de génocides ou de catastrophes naturelles). Je distingue bien le Dark Tourism du nécrotourisme qui lui, s’inscrit plus dans une démarche de découverte du patrimoine funéraire.
Avant, tout cela était confidentiel et entre initiés. Il y a encore 20 ans, on ne trouvait que peu de monde pour visiter les musées d’anatomie… Là encore, internet et surtout les réseaux sociaux vont accentuer l’accès à des informations de toutes sortes. Pour le Red Market, il est banal bien qu’illégal d’acheter un crâne ou un reste humain pour sa bibliothèque. Tandis que le Dark Tourism devient une compétition : c’est à celui qui aura vu le lieu le plus effrayant. Il est important de tenir compte des différences entre le tourisme de mémoire et ce genre purement sensationnaliste. Plus important encore : les impacts négatifs de la diffusion de ces visites. Mon travail s’inscrit aussi dans la prévention des pratiques autour de la mort qui posent des problèmes juridiques et éthiques.
* Samhain (1er nov) est la première des quatre grandes fêtes religieuses celtiques protohistoriques