L’écrivain américain Jim Harrison est mort le 26 mars 2016. Après l’anniversaire de sa disparition, c’est l’occasion de rappeler l’immense amour que l’écrivain portait à la France et de montrer qu’il n’est pas indispensable d’être Président de la République pour assurer le rayonnement de sa culture…
Jim Harrison a été emporté dans sa 78e année par une crise cardiaque, alors qu’il était en train d’écrire un poème avec un stylo «Bic-Ultrafin» dont il avait fait l’outil indispensable à son écriture. Produit d’origine française, le Bic est – sans doute – un petit caillou de plus sur le chemin qui relie Jim à la France. Les lecteurs français le lui ont bien rendu, qui ont réservé à l’ensemble de son œuvre un accueil chaleureux. Interrogé sur les causes de sa popularité française, il répond «Peut-être est-ce parce que je parle de territoires sauvages et que les Français n’ont pas besoin d’entendre parler de New York, vu qu’ils ont déjà Paris, ville tellement plus intéressante que New York»1
Une histoire d’amour avec la France qui débute avec la littérature…
Dans sa jeunesse, Jim Harrison entretient deux fantasmes : vivre en France et élever des cochons. Le deuxième se réalisera mais pour le premier il se contente de nombreuses virées dans l’Hexagone. Dans son autobiographie2, il affirme que la France est l’une de ses 7«obsessions», avec l’alcool, les cabarets de striptease, la chasse, la religion, la route et la nature… Cette liaison a débuté du côté de la littérature : «J’avais 13 ans, ma prof de lettres m’a donné tout Stendhal à lire. C’était une vieille dame très pauvre, mais une grande maîtresse de classe. Elle était francophile. Quand j’étais en première, elle m’a fait découvrir Apollinaire, puis Rabelais, et j’ai dévoré tous ces écrivains»3.
Sur les murs de son bureau ce sont des photos de Pablo Neruda et Dostoïevski qui sont affichées et il convoque souvent des auteurs américains, russes ou japonais. Mais les figures proéminentes de son Panthéon littéraire sont françaises. Très jeune, il lit «les poètes symbolistes français, et je ne m’en suis toujours pas remis»4. Il voue une particulière affection à Rimbaud, à Apollinaire et à René Char. Il est fasciné par la mystérieuse demeure du Grand Meaulnes, cachée au fond d’une forêt. Mais son horizon ne s’arrête pas aux seuls écrivains : il se passionne entre autres pour le travail de Gaston Bachelard sur la phénoménologie de la maison5, pour celui de Claude Lévi-Strauss6 sur le cru et le cuit7 et pour celui de Van Gogh.
… et s’étend progressivement aux vins et à la cuisine
Mais son attirance pour la France s’étend largement au-delà des champs de l’écriture: c’est la culture française tout entière qui l’habite. Celle où poussent les cépages qu’il vénère et où s’élaborent les mets dont il raffole. Jim est un gros buveur. «Il a acheté la cave d’un grand restaurant. Il l’a sifflée en quelques années, comme un sanglier sur un banc de truffes. Il s’est rendu compte que la voiture allait trop vite et qu’il allait y laisser ses facultés cognitives»8. Sa cave accueille Bordeaux et Bourgogne, dans des millésimes d’exception comme les «Romanée-Conti» 1953 et les «Pétrus 1985». Dans ses œuvres, on boit beaucoup. Jim éprouve sur le tard une attirance particulière pour les vins du sud de la France, plus abordables, en particulier les Châteauneuf-du-Pape, Gigondas et Vacqueyras. Il raffole aussi du Bandol. Cette passion pour le vin français ne le quittera jamais. Contrairement aux apparences, Jim n’appartient pas à l’espèce des alcooliques, mais à celle, beaucoup plus fréquentable, des buveurs. Dans «Aventures d’un gourmand vagabond, le cru et le cuit»9, il affirme que «l’acte physique élémentaire consistant à ouvrir une bouteille de vin a apporté davantage de bonheur à l’humanité que tous les gouvernements dans l’histoire». Lorsque le sentiment du délitement de l’existence l’oppresse, il s’en libère avec du vin et mentionne souvent Horace: «Un buveur d’eau ne sera jamais poète».
Mais «Big Jim» est aussi un gros mangeur. «L’ogre du Montana» estime que rien ne vaut un bon déjeuner «pour lutter efficacement contre la mort»10. Cette gourmandise lui cause quelques déboires de santé, l’empêchant même, durant ses dernières années, de marcher. «J’adore la cuisine française, et aussi celle de l’Italie du Nord»11. Il relie son goût pour la bonne viande et les produits de la chasse, aux promenades de son enfance avec son père et aux plats fermiers de sa grand-mère. Sa définition d’un mauvais moment est claire: «Me retrouver piégé devant un verre vide entre deux casse-couilles»12.
Lors de la sortie d’«Entre chien et loup», il raconte avoir mangé cette semaine-là de la tête de veau trois fois : «Donc je me sens beaucoup mieux»13. Il aime le Tabasco rouge, mais c’est l’ail qu’il préfère: «c’est ce qui explose en bouche et vous réveille, vous arrache à la torpeur. Lorsque plus tard j’ai traversé des phases sévères de dépression, l’ail m’a aidé bien davantage que la psychanalyse»14. Pour le «New York Times», il est «le Henry Miller de l’écriture gastronomique»15. Un temps, il s’occupe d’une rubrique de journal dont la devise était « Mange ou meurs». Il ne manque pas de s’inquiéter de l’uniformisation de la nourriture : «autrefois il y avait deux cents espèces de pommes de terre; aujourd’hui dans les supermarchés on en trouve plus que deux»16 et de s’élever contre «le culte désastreux des mets diététiques auxquels succombent trop facilement les Américains»17. Il admire François Mitterrand, non parce qu’il partage ses idées politiques, mais «parce qu’il se régale de caviar, foie gras, truffes, pieds de veau en gelée (…), alors que Ronald Reagan se soumet à un fade régime (…); le savoir-vivre français contre le pisse froid américain»18. Pour Jim, la cuisine «c’est la pratique de la vie même» et elle lui a permis de «ne plus pratiquer l’adultère»19. Il est vrai que sa relation aux femmes a été elle aussi très «généreuse». Son amour pour la France s’en est même trouvé renforcé: «Les Françaises peuvent aussi se targuer d’avoir les plus beaux culs»20… et les féministes feront de lui une cible de choix.
Une personnalité plus complexe qu’un Gargantua
Cet art de la jouissance alimente la chronique de ceux qui le considèrent comme l’écrivain aux «3B: Boire, Bouffer et Baiser». Ces trois activités sont effectivement au cœur de son œuvre. Mais, comme le dit son traducteur Français Brice Matthieussent : «le problème, c’est que la plupart des journalistes français essayent de l’enfermer dans son rôle de Pantagruel – Gargantua, grand amateur de chair et de vin. Alors que c’est une personnalité autrement plus complexe»21. L’écrivaine Maylis de Kerangal confirme : pour elle, Jim c’est «comment l’émotion sensible ramasse l’expérience intérieure, et précise la conscience»22.
Son œuvre, plus de trente recueils de poèmes, romans, essais et critiques, traduits en 23 langues, révèle un talentueux explorateur des sentiments et des rapports entre l’homme et la nature, généreux, impudique et sincère. Jim confesse23 son admiration pour de nombreux univers : celui de Freud, de Kierkegaard ou de Stravinsky, du bouddhisme zen ou de l’épique grecque. Il est préoccupé par le monde naturel, à la hauteur du respect qu’il porte à Henri-David Thoreau: «Au début de mon adolescence, mon père, un agronome, m’a mis Walden entre les mains et ce livre m’a sauvé la vie, car je suis excessif par nature. J’ai failli me noyer dans la littérature, et j’ai survécu en étudiant la logique des oiseaux et des poissons»24.
Une vie cabossée comme une vieille guimbarde américaine
Son visage portait les profonds sillons d’une vie cabossée comme une vieille guimbarde américaine. À 7 ans, il perd l’œil gauche lors d’une bagarre avec une fillette qui repousse ses avances en lui assénant un tesson de bouteille sur le visage. Un peu plus tard, il perd son père et sa sœur dans un accident de voiture causé par un chauffeur ivre. À la fin des années 50, il part à New York, s’adonne à l’alcool, à la drogue et à la gent féminine. Il abuse largement des unes et des autres. Il croise Jack Kerouac et Allen Ginsberg. Après un séjour à San Francisco, il épouse Linda, son amour de jeunesse. Ils quittent «la vraie jungle»25 de la ville pour leur paisible Michigan.
Commence une longue alternance de brouilles et de cessez-le-feu. Il termine ses études de lettres et obtient un poste d’assistant dans une université. Il se consacre en même temps à l’écriture et, au milieu des années 60, publie «Plain Song», son premier recueil de poèmes, puis plusieurs romans dont le succès mitigé le contraint à une forme plus alimentaire de l’écriture. À la fin des années 70, il part à Hollywood pour écrire des scénarios. Il rencontre Jack Nicholson. Découvrant que cette activité empêchait Jim de travailler à sa propre œuvre, l’acteur lui prête de l’argent pour qu’il puisse écrire sans contraintes. Une de ses œuvres majeures, «Légendes d’automne», est rédigée en neuf jours, d’un seul jet, sans aucune rature ! Enfin la route s’ouvre vers les grands espaces de l’écriture…
Une curiosité inextinguible pour la culture et pour les autres
Au fil de ses longues marches, accompagné de ses chiens, et des innombrables parties de pêche à la truite ou de chasse aux ours que Jim nous fait partager d’une plume alerte, colorée et savoureuse, il forge une curiosité inextinguible pour la culture et pour les autres. Ce Grizzly est en fait un observateur, attentif et déçu, de la marche du monde. Il laisse monter en lui une rébellion contre les «establishment», leurs conservatismes et leurs excès. Il dédie «Dalva», son plus grand succès, aux Indiens, «le grand cadavre dans le placard de l’Amérique»26. Il y ancre sa charge contre l’Amérique et sa violence – «le 8e péché capital» – déchaînée à les exterminer. Il adopte la même posture lors de la Guerre du Vietnam et sur les politiciens contemporains : «Regarde Donald Trump aujourd’hui, ou Sarah Palin hier, tu sais la nana sexy qu’ils avaient dégotée il y a quelques années au Tea Party ! Bon, vous avez la même chose en France, hein, avec Marine Le Pen qui fait 20% des voix ou plus… En moins sexy… Leur discours est le même: que ce soit les Mexicains ou les Arabes, foutons-les dehors à coups de fusil! (…) N’avons-nous rien appris de l’Histoire? De la Résistance et de l’Occupation en France?»27. Lui a appris, de l’écriture notamment: «Faire mûrir l’esprit, c’est ce que peut la littérature. Ça rend les imbécillités plus visibles, je pense. Donner une voix aux gens qui n’en ont pas, je crois que c’est ça, la responsabilité de l’écrivain. Que peut la littérature? Rien. À part faire évoluer les esprits»28.
Pour Jim Harrison, la mort n’est pas un problème: «Les Américains n’aiment pas écrire sur ce sujet. Moi, j’ai un autre état d’esprit, parce que je viens d’une ferme, et quand on grandit dans une ferme, on voit la mort tout le temps : les poules, les cochons, les vaches»29. Il souhaitait que l’on écrive sur sa tombe: «He got his work done», mais son épitaphe préférée était un vieux dicton indien: «Nous aimions la terre, mais nous n’avons pas pu rester»30. Sa mort subite l’aura privé d’un rituel qui scellait son amour de la France: «Juste avant d’avoir terminé mon travail de la journée, je me sers un demi-verre de vin français»31. Une façon de montrer que l’on peut assurer le rayonnement de la France sans être Président de la République…
1. Interview France 24, 2 novembre 2011, https://www.youtube. com/watch?v=JTvvS3hKMrQ
2. «En marge», Christian Bourgois éditeur, 2003
3. Entretien avec François BUSNEL, Lire
4. Jim Harrison, l’écrivain qui parlait aux ours, Le Nouvel Observateur
5. «La poétique de l’espace», PUF, 1961
6. «Le cru et le cuit», 1er tome des Mythologiques, 1964
7. Éditions 10-18, 2007
8. «Le génie est-il dans la bouteille», Le Nouvel Observateur, 3.12.12
9. Éditions 10-18, 2007
10. «L’écrivain Jim Harrison, peintre de l’Amérique rurale, est mort», Le Monde, 27.03.16
11. «Jim Harrison, l›écrivain qui parlait aux ours», Le Nouvel Observateur, 27.03.16
12. «Revue du vin de France», Décembre 2002-Janvier 2003
13. «Le Cercle De Minuit», 17 juin 1993, https://www.youtube. com/watch?v=L0a0HnUWLAc
14. «Jim Harrison, l›écrivain qui parlait aux ours», Le Nouvel Observateur, 27.03.16
15. «Jim Harrison, mort en poète du vin et de la chère», Libération, 28.03.16
16. «Jim Harrison de A à X», Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 1995
17. «Jim Harrison de A à X», Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 1995
18. «Jim Harrison de A à X», Brice Matthieussent, Christian Bourgois éditeur, 1995
19. «Jim Harrison, mort en poète du vin et de la chère», Libération, 28.03.16
20. «Jim Harrison, l›écrivain qui parlait aux ours», Le Nouvel Observateur, 27.03.16
21. «Un bon traducteur est un acrobate de la langue» Brice Matthieussent, Article 11, 12.06.09
22. «M le Mensuel», avril 2011
23. Interview au «Washington Post», 1980
24. «Thoreau, mon allié, mon garde-frontières», Philosophie Magazine, 30.06.11
25. Entretien avec Laurent Busnel, Lire, octobre 2015
26. Entretien avec Laurent Busnel, Lire, octobre 2015
27. Entretien avec Laurent Busnel, Lire, octobre 2015
28. Entretien avec Laurent Busnel, Lire, octobre 2015
29. Entretien avec Laurent Busnel, Lire, octobre 2015
30. Entretien avec Laurent Busnel, Lire, octobre 2015
31. Interview, Elle, 12.06.09
Jim Harrison, Le vieux saltimbanque
Publié un mois avant la mort de Jim Harrison, Le vieux saltimbanque est le récit de ses derniers jours. Il avait confié à sa femme et à sa fille qu’il travaillait son autobiographie. La perspective de voir leur « vieux bâtard », titre initial de l’ouvrage, raconter sa vie à la première personne ne réjouissait pas ses compagnes. Afin de mettre un peu de distance avec sa vraie vie, il décide alors de rédiger ce dernier opus à la troisième personne. Il tisse le roman d’une vie en croisant souvenirs d’enfance, découverte de la poésie, mariage, amour de la nature, célébration des plaisirs de la chair et de la chère, de l’alcool et des paradis artificiels. « Le vieux saltimbanque » est à l’image de Jim : plus libre et provocateur que jamais, plus touchant aussi, en marge de toutes les conventions. Ni pompeux ni sentimental, il clame une dernière fois, par son style rugueux mais fluide, son appétit de la vie et conclut ce testament par un dernier mot d’amour en forme de salut reconnaissant à la France : « Je n’ai pas gagné ma vie en tant qu’écrivain avant la soixantaine. Quand j’ai cessé d’écrire des scénarios, la vente de mes livres en France m’a sauvé la mise ».