Être un héros, c’est quoi ?
À la fin des années 90, le journaliste George-Marc Benamou est allé à la rencontre des derniers survivants des premiers résistants.
Des résistants, il y en eut peu. Des survivants, encore moins. Un temps biographe confident de François Mitterrand, l’auteur ressentait pour son interlocuteur la fascination-répulsion que le fin lettré, l’animal politique d’un tel calibre peut produire sur son exégète. Le Président de la République l’ayant pris en affection lui parlait de sa guerre, de sa résistance, de ses rencontres, et de fil en aiguille il en vint à sa période maréchaliste. Mitterrand ne fut pas le seul Rastignac à avoir intrigué dans le pot vichyssois. George-Marc Benamou en rencontra d’autres, alors encore de ce monde. Quels qu’aient pu être les comportements des uns et des autres par la suite, ceux-là qui avaient frayé dans les eaux de la ville d’eau se reconnaissaient entre eux, presque s’appréciaient… Un moment fasciné par la rémanence de Vichy et de ses fantômes, à force de remuer les vieux souvenirs de ces vieux messieurs, George-Marc Benamou fut frappé par le contraste entre les anciens vichystes – leurs ambitions, leurs connivences, leurs amitiés – et les rebelles qui dirent non dès juin 1940. Sans doute désireux de sortir des évocations de la « France moisie », selon l’heureuse formule de Philippe Sollers, l’auteur voulut savoir ce qui avait animé les premiers résistants à cette époque peu banale, ce qui les avait fait s’engager. En sortit un livre d’entretiens. Quatorze témoignages, quatorze personnages.
Parmi eux : André Dewavrin. Volontaire pour Narvik en avril 1940 alors que la quasi-totalité de l’armée française attend toujours l’arme aux pieds sur la ligne Maginot, il ré-embarque dès son retour le 17 juin pour l’Angleterre. Reçu par un de Gaulle glacial qui ne cherche pas à plaire, il est chargé de créer à partir de rien les services secrets de la France Libre. Ce sera le légendaire BCRA 1 . Parachuté clandestinement en France occupée, il amorce en 1943 l’unification des mouvements de la Résistance que parachèvera Jean Moulin. Il prend part en août 1944 aux combats de libération de la Bretagne. Il fondera les services de renseignement français modernes après la guerre. À qui son nom dit-il encore quelque chose ?
Lucien Neuwirth. À 16 ans, il entre en juin 1940 dans ce qui ne s’appelle pas encore la Résistance, travaille au journal clandestin L’Espoir. À la veille d’être arrêté, il passe la frontière dans les Pyrénées, est attrapé par la police espagnole. Emprisonné un temps dans les geôles de Franco, il rejoint enfin Gibraltar puis Londres. Il s’engage dans les Forces Françaises Libres. Comme il est déjà monté dans un planeur, on le dirige vers l’aviation. Il lui faut apprendre à piloter : un an de formation au Canada, donc sans se battre ; il refuse. Lucien Neuwirth se retrouve parachutiste dans les SAS 3 , les premières forces spéciales. Ce fut la seule unité britannique ayant intégré des soldats FFL, le général de Gaulle ayant étonnamment été séduit par la personnalité et les méthodes peu orthodoxes du colonel Stirling ; un Écossais disant pis que pendre des Anglais, il est vrai… De tous les barouds, Lucien Neuwirth est fait prisonnier dans le nord des Pays-Bas en 1945 lors des grandes opérations aéroportées alliées aux résultats catastrophiques. La Wehrmacht ne s’embarrasse pas plus de scrupules en Hollande qu’en Russie ou ailleurs, il est fusillé. Une pièce de monnaie arrête la balle. Blessé, il survit sous les cadavres de ses camarades. Si on se souvient encore vaguement de son nom, c’est comme celui d’un député qui a permis la légalisation de la pilule contraceptive.
Germaine Tillion. Anthropologue, 92 ans au moment de l’interview. Fondatrice du premier grand réseau de résistance en zone occupée, à Paris. Celui du Musée de l’Homme. Avec un vieux colonel aux cheveux blancs, elle organise les premières filières d’évasion des prisonniers de guerre. Les membres du réseau, manquant d’expérience – ils doivent tout inventer ! – seront presque tous arrêtés, fusillés ou envoyés en déportation, dont peu reviendront. Germaine Tillion est condamnée à mort. Finalement déportée à Ravensbrück, elle participe aux activités clandestines du camp. On ne se refait pas… Elle reviendra et persistera. Après la guerre, entre autres batailles, elle enquêtera sur les crimes nazis, elle obtiendra que l’enseignement dans les prisons soit du ressort de l’instruction publique et non plus de la seule administration pénitentiaire. Quel quidam interrogé dans la rue se rappellera qui était cette femme ?
De tous ces destins remémorés, il ressort que ces femmes et ces hommes sont des miraculés un poil têtus. Arrêtés à plusieurs reprises, ils s’évadent ; lancés dans des combats inégaux, ils s’en tirent. Ils ont dit non. Leur engagement immédiat, viscéral, c’est d’abord le refus de la défaite, de l’armistice, de la passivité, de la veulerie ; sans même parler de la collaboration qui ne va pas tarder. La plupart n’ont aucune disposition pour la politique. Ils n’y connaissent rien, ça ne les intéresse pas. De gauche voire d’extrême gauche, de droite voire d’extrême droite, ce qu’ils ont en commun c’est leur aptitude à sortir de leur conditionnement social, à s’affranchir des règles du jeu qu’on leur a inculquées. C’est leur capacité hors norme à refuser ce qui semble être aux autres une loi immuable ou une fatalité écrasante. Chez eux, plus que la tête, ce sont les tripes qui ont parlé. Germaine Tillion vomit quand elle entend le 17 juin 1940 à la radio le Maréchal Pétain appeler à cesser le combat. Tout comme elle, pratiquement aucun de ses camarades n’aura entendu le lendemain un général inconnu appeler à le poursuivre. Ces hommes et ces femmes sont des héros. Ils ont choisi leur destin. Mais pour retrouver leur nom, il faut lire ces témoignages. On ne peut pas dire qu’on nous rebatte les oreilles de leur patronymes, de leurs exploits, de leurs souffrances. Tout le monde s’en fout.
Être un héros, c’est souvent être mort, mais c’est surtout être démodé.
Éric Desordre
1. BCRA : Bureau Central de Renseignements et d’Action
2. SAS : Special Air Service