Pour le jungien que je suis, ce thème représenté par le binôme “imagination/relation” est tout à fait intéressant car en psychanalyse jungienne l’imagination est, comme nous allons voir, une fonction psychique permettant d’entrer en relation avec les parties plus profondes, inconscientes, de soi.
Une première définition assez large de l’imagination est cette faculté psychique à penser par images. On pourrait donc la superposer à la pensée verbale. Les deux se développent en associant des signifiants, sauf que dans la première le matériel est constitué par des images et dans la deuxième par des sons. Il a été montré par ailleurs, avec les électrodes, que les animaux aussi rêvent (ils entrent dans la phase du sommeil appelé REM) et donc qu’ils ont un monde intérieur, une âme, et on peut dire une forme de pensée par images.
L’imagination peut être orientée vers les mondes extérieur ou intérieur. Autrement dit, il est possible d’avoir une imagination extravertie, concernant le monde physique, les relations humaines, les scénarios futurs hypothétiques ou fantastiques… Du reste la psychologie académique définit l’imagination comme la « fonction du possible ». En ce sens il est vrai qu’elle permet de se détacher momentanément de l’inertie du Réel et d’imaginer toutes sortes de scénarios selon nos humeurs, nos désirs, nos croyances… C’est, selon Sigmund Freud, le règne du principe de plaisir, tout comme le rêve par rapport auquel il n’y aurait qu’une différence d’intensité, on pourrait presque dire de « fréquences » inconscientes. Le Moi dans cette forme d’imagination reste toutefois plus conscient et plus fort que dans les rêves.
Cette définition est certes intéressante, mais limitée. Elle ne rend pas bien compte de toute la complexité et des enjeux d’un phénomène qui hélas, il faut bien le dire, a été mis de coté et même largement réprimé pendant des siècles, notamment à partir du rationalisme. Jean-Paul Sartre en parlait comme d’une « moindre chose ». À l’école elle a été évacuée au profit de la pensée verbale, rationnelle. Aujourd’hui encore, un philosophe comme U. Galimberti de l’université de Venise, qui se dit pourtant jungien, affirme que le symbole (donc les grandes images symboliques que nous trouvons par exemple dans les rêves ou dans l’art visionnaire) n’a pas atteint la « dignité du concept ». Il s’agirait, en quelque sorte, d’un fruit immature1.
D’autres auteurs se sont intéressés à l’imagination, faisant ainsi preuve de plus grande ouverture, en soulignant son importance dans toute pensée créatrice, y compris la pensée scientifique. L’imagination en effet s’est révélée capitale par exemple pour Albert Einstein dans sa conception de la théorie de la relativité2. Celui-ci aurait dit un jour que « l’imagination compte plus que le savoir ». Je ne saurais lui donner tort, car le savoir est fixe tandis que l’imagination est mouvante et même vivante. Un autre exemple pourrait être celui du chimiste Kekulé qui découvrit la structure moléculaire du benzène grâce à un rêve contenant le symbole alchimique de l’Ouroboros, le fameux serpent ou dragon qui se dévore lui-même.
L’imagination sert également, selon les points de vue à la fois de l’éthologie et de la neurophysiologie, à anticiper les événements, à les mettre à l’épreuve intérieurement. Ce qui permet de ne pas oublier les réponses instinctives qu’ils induisent, donc à mieux s’y préparer pour quand ils se vérifient dans la réalité. Songeons par exemple aux sportifs invités par leur coach à imaginer le déroulement positif de la course juste avant le départ. Ce serait comme une sorte de salle intérieure d’entraînement.
Ensuite, comme je l’ai évoqué dans mon tout premier ouvrage Vivere di fumo3 (qui peut se traduire par Vivre de fumaille), il y a des moments où l’imagination rencontre l’intuition : c’est alors le coup de foudre, l’amour à première vue qui donne lieu à un mariage d’un grand potentiel. Ce qui arrive est de l’ordre de la fécondation, comme si on entrait dans une condition de grossesse psychique et que quelque chose de valeur, disons une « idée lumineuse », devait naître au monde. Là aussi, reprenant la même image que précédemment, nous pourrions parler d’une autre « fréquence » de l’imagination. C’est une image, bien entendu.
Mais l’imagination peut aussi s’orienter vers le monde intérieur, selon les humeurs du moment et le type de caractère du sujet. L’imagination du type intraverti4 prend comme objets les éléments de l’imaginaire personnel, une sorte de boite à trésors selon Jacques Lacan. On parle à tel propos de rêveries et on n’y voit souvent qu’une perte de temps et un obstacle à la concentration, car notre société est entièrement dominée par le discours économique, le dieu Économie, comme il convient de le nommer, vu son importance5. Concentration, voilà un maître mot ! Il faut dire qu’il s’agit là d’une capacité qui a fait ses preuves, en effet. Le problème survient quand elle devient unilatérale et finit par réprimer tout un pan de la vie psychique sous-jacente.
Dans sa première grande œuvre véritablement jungienne, Métamorphoses de l’âme et ses symboles de 19126, Carl Gustav Jung, qui n’était pas encore le « sage de Küsnacht » mais l’expert mondial de la schizophrénie, commence par distinguer deux grandes modalités de pensée : la pensée dirigée et la pensée par images. Sans vouloir trop entrer dans des détails un peu techniques, je rappellerai seulement que la différence principale entre ces deux modalités est représentée par l’activation ou non activation de la volonté, donc du Moi qui est au centre du système Conscience. C.G. Jung parle de pensée dirigée précisément pour marquer cette différence essentielle par rapport à la pensée par images et donc à l’imagination, ou à un certain type d’imagination qui ne répond pas ou n’est pas dominée par le Moi. Bien sûr, ce dernier n’y est jamais totalement absent, mais il subit la dynamique des images plutôt que de la contrôler ou de la déterminer. Un peu comme un marin pourrait conduire sa barque pendant une tempête.
Tout comme certains divulgateurs éclairés de philosophie orientale (songeons par exemple à Osho) ont souvent fait remarquer la grande difficulté des modernes occidentaux à faire le vide en soi et à s’arrêter de penser, C.G. Jung a eu beaucoup de mal à faire entendre, à ses analysants comme au public, ce qu’est son « imagination active ». Celle-ci est devenue un atout complémentaire dans la voie d’exploration de l’inconscient, bien qu’au tout début il ne s’agissait que d’une sorte de jeu ou d’exercice très personnel. Nous y reviendrons. La pensée est donc dirigée par la conscience (ce que l’on connaît ou croit connaître de soi et du monde). L’imagination par contre tend à imposer ses images qui émergent des flots de l’inconscient, ce qui revient à dire que ces images détiennent une autonomie et une force qui leur sont propres. C’est ce qui fait en partie le « charme » de cette conception de l’inconscient. C.J. Jung parle, en reprenant le terme du théologien Rudolf Otto, de la numinosité des images inconscientes qui peuvent parfois, dans les cas plus graves, s’imposer jusqu’à la psychose, laquelle s’explique précisément par l’imposition du monde intérieur sur la réalité extérieure. (diff. vision/hallucination)
C.G. Jung était de par son caractère vraisemblablement porté à s’intéresser et donc à étudier cet aspect de la psyché. En réalité, l’imagination active s’enracine dans certaines expériences précoces. Dans son autobiographie7 il fait part d’un jeu très particulier qu’il avait inventé lorsqu’il était enfant. Ce jeu consistait à fixer le personnage d’un tableau jusqu’à ce qu’il le vit bouger et même quitter la toile et descendre les escaliers. Pour les Romains de l’Antiquité le numen des choses était précisément le signe envoyé par une divinité. Ils fixaient la statue d’un dieu et s’attendaient à le voir faire un signe, qu’il fallait ensuite interpréter, évidemment.
Voir suite, parties 2/3 et 3/3, à venir…
Antoine Fratini, Bore 2022
1 U. Galimberti, Psiche e techne, Feltrinelli, Milan 1999.
2 Il s’est vu installé dans un ascenseur cosmique en train de chuter et s’est demandé ce que deviendrait la clé qu’il laisserait tomber de sa main…
3 A. Fratini, Vivere di fumo, Book Editore, Bologna 1991.
4 C.G. Jung, Types psychologiques,
5 A. Fratini, Au nom d’Économie. Croyances, cultes, liturgies et tabous de la religion unique, Edilivre, Paris 2019.
6 C.G. Jung, Wandlungen der libido, 1912.
7 C.G. Jung, Souvenirs rêves et pensées, …