En guise d’introduction à cette série d’articles, nous avions souligné l’aspect allégorique des grandes œuvres littéraires. Souvent elles réécrivent à leur manière les mythes antiques. On pourrait ainsi lire Oncle Vania, la célèbre pièce de Tchekhov, comme une variation sur le thème de la Beauté funeste, que les Anciens avaient représentée sous les traits d’Hélène de Troie, dont le charme surnaturel (elle était fille de Zeus) fut la source de conflit, de mort et de ruine. Baudelaire a illustré dans des vers mémorables cette vertu catastrophique de la Beauté :
« Tu sèmes au hasard la joie et les désastres » « Tu marches sur des morts, Beauté, dont tu te moques » (« Hymne à la Beauté »)
Dans Oncle Vania, tout tourne autour de la belle et jeune Elena, épouse du vieux professeur en retraite Serebriakov : Vania en est fou amoureux jusqu’à ne plus rien faire que la contempler, et même le docteur Astrov, si dévoué à ses malades, à ses arbres, est incapable désormais de s’éloigner d’elle. Elena et son mari sont venus vivre à la campagne dans cette propriété qui appartenait à la première femme du professeur, sœur de Vania. C’est ce dernier qui assure l’exploitation du domaine, avec sa nièce Sonia, et ils travaillent d’arrache-pied pour pourvoir au train de vie du professeur, lequel publie de savantes critiques littéraires ou artistiques.
Ici le thème de la Beauté inutile et trompeuse se dédouble : Vania et Astrov ne font plus rien, hypnotisés par la ravissante Elena. Mais derrière ce premier effet destructeur de la Beauté s’en cache un autre, plus vaste : Vania a sacrifié sa vie pour entretenir le professeur Sérébriakov, jadis brillant et séduisant intellectuel, mais aujourd’hui il prend conscience que cette adoration était une illusion, un mirage. Il voit cet homme comme une nullité qui a écrit sur l’art sans rien y comprendre, un parasite. Et à, travers cette imposture, Tchekhov semble viser l’intelligentsia de son temps, oisive et inutile au peuple misérable qui souffre. La pièce date de 1897 ; deux ans plus tard Tolstoï publie Résurrection, roman coup de poing au parfum anarchiste dénonçant le contraste scandaleux entre la vie luxueuse et vaine des classes dirigeantes et le sort cruel des moujiks, et plus terrible encore des déportés politiques qui ont osé un jour s’en prendre au système social. Le héros, Nekhloudov, qui a renié son milieu, sa vie passée opulente et vide pour aider les déshérités, se surprend un jour à regretter ce confort perdu en écoutant jouer du Beethoven au piano dans un salon mondain. Mais bien vite sa résolution de se dépouiller de tout et d’aider le peuple revient. Il relit les Evangiles et tombe sur ce passage : l’homme doit renoncer à la vie sensuelle et fuir la beauté des femmes.
Bien sûr Tchekhov n’a rien du radicalisme christique de Tolstoï. Il conserve toujours ce regard amusé et tendre sur le théâtre des hommes, leur ennui, leurs frustrations, leurs velléités de révolte sans grande conséquence. Tchekhov ne juge jamais.
Cependant Elena aussi joue du piano. C’est la seule chose qu’elle sache, qu’elle aime faire. Et quand elle se plaint de mourir d’ennui, quand alors la vaillante Sonia lui suggère de s’occuper de la propriété, de soigner les malades, d’instruire le peuple, elle avoue que ça ne l’intéresse pas.
Vertu cruelle de la Beauté : le docteur Astrov est admiré et aimé par Sonia, ils sont tous deux dévoués aux autres, devraient se plaire. Mais Sonia n’est pas belle, et Astrov oublie son devoir pour Elena dont il dit : « Elle est belle, certes, mais…elle ne fait que manger, dormir, se promener, nous charmer par sa beauté. Aucune obligation, les autres travaillent pour elle »
Et Sonia dit à sa rivale triomphante malgré elle : « Oncle Vania ne fait plus rien, il te suit comme une ombre… Le docteur oublie ses forêts et sa médecine. Il faut croire que tu es une sorcière ! »
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Oncle Vania de Louis Malle
Quand le cinéaste Louis Malle est mort, en 1995, les journaux télévisés ou radiophoniques n’ont pas dit un mot de son ultime chef-d’œuvre testamentaire, magnifique hommage au monde du théâtre, au travail de l’acteur : Vanya, 42èmerue. Version magistrale, émouvante et fidèle d’Oncle Vania, mise en scène par André Gregory, avec cet engagement dans les sentiments des personnages qui rappelle le style caractéristique de l’Actors Studio (Sonia déchirante, plus vraie que nature, Vania rouge de rage et de fiel et dont le visage, la bonhomie disgracieuse rappellent un autre grand Vania des planches : Roland Blanche).
Un inoubliable moment d’émotion esthétique : les premiers mots de la pièce. Comment le spectateur entre dans la pièce.
En effet Malle a eu l’excellente idée de filmer la pièce comme un filage, une répétition générale dont le public est formé par les acteurs (ceux qui ne jouent pas, le metteur en scène). On voit d’abord les comédiens marcher séparément dans la 42ème rue de New York, près de Broadway, parmi la foule, puis se reconnaître, s’embrasser, entrer ensemble dans un théâtre désaffecté mangé par les rats, le New Amsterdam qui vit le triomphe des Ziegfeld Follies, au début du vingtième siècle. Ils se mettent à bavarder, s’installent nonchalamment à des tables. Derrière l’une d’elles, un homme d’une quarantaine d’années s’adresse à une femme âgée et lui demande, à elle qui le connaît depuis si longtemps, s’il a beaucoup changé. Elle lui répond qu’il n’a plus cette beauté de sa jeunesse, qu’il a vieilli, à cause de toute cette vodka qu’il boit.
Le spectateur est saisi tout à coup d’un frisson : il se rend compte que la pièce de Tchekhov a commencé…