L’introduction de la calculette a produit des générations presque incapables d’effectuer de simples calculs; celle du GPS a gravement atteint nos capacités naturelles d’orientation. Quant à l’intelligence artificielle, quelles implications négatives nous réservera t-elle?
Grâce à un couplage d’algorithmes toujours plus performants et de montagnes de données, “Chat GPT” peut effectuer des tâches complexes jusqu’à présent prérogatives des humains, comme rédiger des lettres, écrire des poésies, composer des symphonies, effectuer des montages photos ou vidéos qui se confondent avec la réalité… le tout avec une facilité incroyable. Ce qui a des implications problématiques quand il s’agit de distinguer le vrai du faux. Mais dans un monde voué à l’efficience, son usage est tout à fait alléchant car, comme nous le savons, la nature humaine est ainsi faite qu’elle tend à repousser les efforts. La paresse étant, rappellons-le, un des sept péchés capitaux.
Le passage au tout numérique tant déclamé et voulu par certaines factions mondialistes comme celle de Davos et par des individus hâtivement considérés “illuminés” comme Elon Musk, nous propulse dans un monde hyperconnecté où la technologie et l’informatique seront incontournables. Pour cette clique de puissants, l’enjeu est, comprenons-le bien, d’amener le gros de l’économie dans cette direction afin d’en devenir les maîtres incontestés.
D’un point de vue psychoanimiste, l’engouement pour la toile dérive d’un manque de connexion animique. Moins les humains sont reliés intérieurement, plus ils éprouvent le besoin de compenser par l’hyperconnexion. À titre d’exemple, les personnes qui cultivent les relations en profondeur se basent sur leur sentiment et continuent à se sentir reliées aux autres intérieurement même si elles demeurent distantes les unes des autres et ne se voient que rarement. Tandis qu’une relation basée sur l’hyperconnexion finit souvent par se banaliser et perdre le contact avec la réalité des sentiments. Les peuples tribaux le savent bien: la relation par l’âme non seulement se nourrit d’un sentiment robuste, mais également de rêves qui viennent à comprouver la vitalité et la réalité des liens animiques. Ainsi C. G. Jung avait somatisé en temps réel le suicide d’un ex patient habitant à l’autre bout du monde1.
Un discours semblable s’applique du reste tout autant aux habilités naturelles, physiques et mentales : plus celles-ci sont laissées de côté, plus la tendance à en compenser le manque par la technologie est forte. Poussant le raisonnement plus loin, il apparaîtra évident que le fait de s’adonner corps et âme à l’IA s’avère très risqué. Si jamais un homme du futur devait en ce sens voir le jour (ne parle t-on pas déjà d’une identité numérique et même d’un Moi-Cyborg2?), nul doute qu’il regarderait les livres d’histoire (ou sa mémoire numérique) avec profonde nostalgie par contraste avec ce qui demeurerait pour lui de l’ordre de l’inconnaissable. Pour soulager son mal-être il lui faudrait alors peut-être recourir, comme dans un célèbre film d’anticipation, à des greffes de mémoire.
Un monde toujours moins humain et toujours plus humanoïde s’annonce donc, constitué de machines composées de cellules vaguement vivantes. Dans un tel scénario tout à fait transhumaniste, les limites entre vivant et non vivant s’estompent carrément.
Mais la persistance d’individus réfractaires, résistants, est aussi à prévoir. Les films et les romans jadis considérés de science fiction, comme par exemple Minority report, Matrix, 1984, Le meilleur des mondes etc, deviendraient leurs supports d’étude. Ces personnes formeraient alors des groupes organisés pour combattre la nouvelle tyrannie du tout numérique. Elles s’entraineraient à ne pas perdre leur habilités naturelles, physiques, mentales et psychiques, un peu comme les héros du roman de R. Bradbury Fahrenheit 451 choisissaient de devenir des livres vivants, les récitant constamment afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli. Cette fois, ces nouveaux héros de la résistance s’entraineraient à ne pas oublier leur humanité. Nul doute pourtant que celle-ci sera déjà bien atrophiée.
Nous n’en sommes heureusement pas encore là, me direz-vous, mais force est de constater que la technosphère se substitue toujours plus rapidement et sûrement à la Nature, aussi bien extérieure qu’intérieure. C’est exclusivement à elle que nous demandons de trouver des solutions aux problèmes écologiques, économiques, sociaux… Et on commence aussi à parler de robots psy! Ne pas voir la direction prise par notre société est une forme de refoulement du futur, ou plus exactement de son abjectivité. C’est aussi la stratégie la plus sûre pour que ce scénario se réalise. C’est pour cela qu’un psychanalyste se doit de la dénoncer.
Mais, comme dans tout phénomène collectif d’importance, des réactions positives se laissent pourtant entrevoir ici et là. Un nombre croissant d’individus regardent en arrière, piochent soit dans les cultures de l’Antiquité avec leurs dieux omniprésents à scander chaque aspect de l’existence, ou dans les cultures tribales chargées d’âmes et d’esprits et reliées à la Nature. Ainsi naissent et se renforcent des courants de pensée forts intéressants comme l’écosophie, la mythanalyse, l’écologie profonde, l’anthropologie, le néo-chamanisme, l’approche psychoanimiste… Le concept jungien d’archétype est une des clés majeures de leur émergence. C’est aussi le pont qui les relie. L’inconscient collectif avec ses modèles archétypiques et l’inconscient animiste avec ses modalités de perception, de pensée et de comportement constituent la base de tout véritable renouveau de l’âme. Se percevoir dans la Nature est en effet le meilleur moyen de renouer véritablement avec cette dernière. C’est en même temps ce qui permet de continuer à affiner notre perception des choses. En ce sens, l’écologie n’atteint son sens plein que si elle devient profonde. Et la fusion entre science et âme sera à coup sûr un des casse-têtes majeurs de la postmodernité.
Ultime considération, mais de la plus haute importance: les machines, si perfectionnées qu’elles soient, n’ont pas d’âme. Donc, de génie. Elles pourront peut être s’en doter quand elles éprouveront du déplaisir et donc entreront en conflit avec elles mêmes (et avec les injonctions de leurs créateurs3!). C’est à dire quand elles possèderont un inconscient, voire une morale. Car le principe de plaisir/déplaisir posé par le père de la psychanalyse est la véritable boussole ancrée au fond du vivant. C’est la main invisible qui oriente toutes nos actions et pensées. C’est en grande partie ce qui fait l’imprévisibilité de la biospère en général et de l’humain en particulier. Une fois que ce dernier a goûté au plaisir, la pulsion de mort lui devient secondaire. Tout comme dans le domaine de la physique, l’entropie dans certaines conditions ne peut que laisser place à la néguentropie. Mais alors, tout étrange que cela puisse paraître, une fois conflictuelles ces machines appartiendraient désormais au monde de la biosphère et il faudra bien les nommer et les considérer autrement, leur attribuer des droits, une subjectivité etc. Jusqu’à ce moment là, toute expression parlant d’intelligence à propos de machines même les plus perfectionnées ne restera qu’une maladroite hyperbole.
1C.G. Jung, Ma vie. Souvenir, reves et pensées, Gallimard, Paris 1967.
2F. Tordo, Le Moi-Cyborg, Dunod, Malakoff 2019.
3C’est ce qui se passe notamment dans le célèbre film Westworld de Michael Crichton, 1973.