Suite de l’interview de Salah Al Hamdani
Être Français
Éric – Pourquoi, étant obligé de partir d’Irak sous une menace de mort, choisis-tu la France ?
Salah – Je voulais connaître le pays de Camus. J’ai appris le Français en autodidacte, comme la langue arabe. J’ai été naturalisé Français par mariage avec Danielle, la mère de ma première fille. Je publie en Français comme en Arabe. Je revendique la langue française, mais pas seulement elle. Je revendique aussi ce qui est autour de cette langue. Le pays, ses habitants, son histoire, sa culture. Soit tu assumes ton appétence pour un pays, soit tu ne l’assumes pas. Tu ne biaises pas. J’estime que la France m’a fait homme. Il ne s’agit pas d’un discours intellectuel hypocrite. Ce n’est pas le monde arabe qui m’a fait homme, ce n’est pas l’Irak, ce n’est pas l’Islam non plus. C’est la France qui m’a permis d’aller à l’université pour y étudier, alors que je n’avais eu aucun diplôme en Irak. C’est la France qui a fait également que j’ai pu aller en Israël pour retrouver mon ami poète juif irakien Ronny Someck, sa mère et leur communauté irakienne chassée de l’Irak. C’est en France que j’ai écrit et publié deux livres avec lui ; le recueil de poésie était trilingue Arabe-Français-Hébreu. Si je n’avais pas été Français, je n’aurais pas pu faire tout cela. Pour des raisons pratiques et politiques, le passeport français m’a permis aussi d’aller en Israël. La conscience citoyenne que j’ai acquise en France m’a conduit à appréhender le monde et ses conflits avec un esprit de justice.
Dans mon poème L’Arche de la Révolte, je suis très clair. J’y parle des attentats perpétrés par le terrorisme islamique en France et en Occident, et je dis combien cela m’a fait mal pour le pays où je vis. Je ne tombe pas dans le piège des imposteurs, des non-dits ou des lâches analyses intellectuelles alambiquées. Je l’assume partout au risque de me faire casser la gueule !
Je me souviens lors de mon arrivée en France, de l’idée que j’avais alors de ne vivre qu’avec des Français. C’est avec les Français que je vais apprendre à sortir de la misère, me disais-je, pour aider ceux qui sont comme moi et ne pas rester miséreux au milieu d’eux. Il me fallait regarder leur misère de loin, pas de haut, et pouvoir intervenir pour les aider. Si je restais au milieu des Irakiens, je n’apprendrais pas le Français, je ne m’ouvrirais pas au monde. Alors, dans mon HLM, j’ai milité pour tout le monde, quels que soient le patronyme et la couleur de peau. Et j’ai aidé beaucoup de gens. Mais j’ai été aussi militant syndical et militant au milieu d’Irakiens démocrates exilés, dans un parti de gauche où j’ai eu des responsabilités.
Éric – Tu as finalement vécu dans ton HLM comme dans ton quartier de Bagdad, comme à l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, avec l’esprit d’un leader révolté.
Salah – Tout le temps. La révolte a toujours été là, animée par le désir d’aider.
Cela m’est arrivé à Bicêtre, quand j’habitais au quatrième étage de mon HLM et travaillais à la bibliothèque de l’hôpital. Au 2ème étage il y avait là un type que je surnommais « Musclor », solide physiquement si ce n’est intellectuellement. Chaque fois que je le croisais, je le saluais sans obtenir de réponse de sa part. L’homme avait deux filles. Un jour, l’une d’elles, une enfant, frappe à ma porte et me demande : « Maman m’a dit que vous avez sûrement un dictionnaire de Français. » Sa mère m’observait. Elle savait que j’écrivais ; je recevais en effet des camarades communistes chez-moi, et je distribuais des tracts. Ils ont dû le lui dire ! Je lui ai donné un dictionnaire, un petit Robert. C’était costaud. « C’est lourd, fais attention. » Après dix jours elle me l’a rapporté. Je suis descendu pour la raccompagner chez elle. Arrivé devant sa porte, je vois « Musclor » dans l’encadrement. Il me dit “Bonjour Monsieur”, pour la première fois depuis toutes ces années. Cet homme connaissait la valeur des dictionnaires semble-t-il, tant symbolique qu’économique ! « Je vous prie de garder ce dictionnaire comme cadeau, lui dis-je, j’en ai d’autres. » – « Oh non, ça coûte trop cher ! » – « Si, gardez-le, ça me fait plaisir. Il sera très utile à vos filles. » À partir de ce moment c’est Musclor, mon voisin, qui se faisait un point d’honneur à me dire bonjour le premier.
Éric – Les gens sont décents, généralement !
Salah – On redoute que les étrangers créent des problèmes. C’est du moins ce qu’on entend dans les immeubles HLM.
Éric – Je n’ai pas une « tête d’étranger », pourtant dans un immeuble du Marais, j’ai croisé tous les jours pendant des années un Français, père de famille comme moi, qui n’a jamais répondu à mes salutations… À Paris, tu ne connais que très rarement tes voisins.
Salah – Bien sûr, ça arrive, mais en banlieue parisienne, où j’ai vécu, les codes ne sont pas les mêmes. Dans Adieu mon tortionnaire, je raconte l’histoire de ce voisin Français qui voulait me casser la gueule parce que je faisais du bruit, ce qui était normal pour lui puisque j’étais Arabe et étranger. Le Français, lui, ne fait pas de bruit. C’est bien connu !
Avec recul, j’adore ces gens-là. J’ai de la pitié pour leur pauvreté mentale. Comment pourrais-je être raciste moi-même ?
Éric – La notion d’étranger t’est étrangère.
Un acteur pour l’hôpital
Salah – Pendant quinze ans j’ai travaillé au théâtre et au cinéma. Pour des rôles importants, au Palais de Chaillot, au théâtre Fontaine. Puis j’ai joué dans des films, avec Philippe Noiret, Nicole Garcia, Bernard Giraudeau, Arnaud Desplechin, des petits rôles qui ne me permettaient pas de toucher des cachets suffisants pour assurer le quotidien avec des enfants à charge. Ma seconde épouse, sans diplôme, voulait faire des études d’infirmière. Bien décidé à changer de métier pour mieux gagner ma vie et soutenir mon foyer, j’ai pris mon press-book d’artiste et me suis rendu à pied chez le plus gros employeur de la ville où nous habitions, l’hôpital du Kremlin-Bicêtre… Nous étions logé à proximité, au 88 avenue de Fontainebleau. Arrivé dans le hall du bâtiment administratif, je suis entré dans le couloir de « La Direction » puis j’ai ouvert la porte du bureau du DRH avec mon book sous le bras. Il était vraiment encombrant. Il contenait plein de photos de scène et de cinéma. J’avais le sentiment étrange qu’il me fallait vendre mon corps.
Éric – C’était ton CV !
Salah – Il y avait dedans une belle photo de Bernadette Lafont sur mes genoux dans la pièce La tour de la Défense de Copi.
Éric – Ce n’est pas donné à tout le monde !
Salah – Je vois un type derrière son bureau. « Que voulez-vous ? » – « Je cherche du travail. » – « Ce n’est pas ici, Monsieur. Il vous faut prendre le couloir à droite. Vous allez au secrétariat et vous y déposerez une lettre de motivation et votre CV. » – Moi : « Vous n’avez pas compris. Je suis venu pour vous voir. » Je prends alors mon book à deux mains et le pose sur son bureau. « Non Monsieur, ce n’est pas… » J’étale mes photos d’acteur sur son bureau et lui dit « Je suis comédien, je sais faire beaucoup de choses à l’hôpital. Je peux faire le clown, je suis acteur. Je suppose que vous faites cela à l’hôpital ? » Le DRH : « Mais non Monsieur, prenez vos photos, il n’y a pas de théâtre à l’hôpital ! » – « Vous connaissez Bernadette Lafont ? Regardez Bernadette Lafont, là, elle est belle, n’est-ce pas ? » – « Allons Monsieur, je vous en prie ! » Et il finit par regarder quand même. Je lui montre aussi d’autres photographies où je suis en scène avec des comédiens palestiniens… Le DRH : « Allons, s’il vous plait, je travaille, là. Vous cassez mon travail ! » Alors je fais l’immigré, sur un ton suppliant : « Je cherche du travail, j’ai une femme, des enfants. D’ailleurs ma femme étudie à l’école d’infirmière chez vous. Et si on n’a rien à manger, il faut payer le loyer… Qu’est-ce que je dois faire ? Expliquez-moi. Vous êtes directeur… », etc. Au bout d’un moment il déclare : « Bon, j’ai compris, attendez. » Il prend le téléphone : « Allo, la radio ? » Je lui dis : « La radio, mais je connais, la radio ! C’est mon truc les pièces radiophoniques ! J’ai travaillé à Montmartre, où il y avait plein de radios libres. On a fait ça à l’époque de Mitterrand ! » – « Oui, je comprends, calmez-vous. » Ce type en fait était adorable.
Éric – Il a compris que foutu dehors par la porte, tu rentrais de nouveau par la fenêtre. Le seul moyen de se débarrasser de toi, c’était de t’embaucher !
Salah – Il avait sûrement conscience que j’étais réellement dans le besoin, que je n’étais pas malhonnête. L’hôpital, à ce moment-là, au début des années 90, avait besoin d’embaucher des remplaçants pour les vacances.
Alors que j’attendais debout, la personne qui devait venir me chercher, le directeur me dit « Asseyez-vous. » – « Non, non, j’attendrai debout ». Je fais le bédouin. J’attends ; une dame arrive avec une blouse blanche. Le directeur : « Il vous manque bien quelqu’un à la radio ? » – « Oui, en effet ». Alors moi : « C’est formidable ! Vous allez voir, ce que je sais faire. J’ai une belle voix. » Je continue de me vanter. Ils me regardent indécis. « Quel est votre nom ? » – « Al Hamdani, mais Salah c’est plus simple. J’épelle : s.a.l.a.h. » – « Très bien, Monsieur Al Salah, allez avec cette dame. » – Moi : « Vous n’allez pas le regretter, Monsieur le directeur ! »
Éric – Tu étais totalement à l’ouest.
Salah – Je suis acteur. J’étais au théâtre, à ce moment-là, pas à l’hôpital. Je faisais le cabotin. C’est un réflexe d’acteur qui cherche du travail.
Éric – C’est aussi une innocence qui te sauve !
Salah – Arrivé à l’entrée de service, j’ai lu : « Radio centrale – Scanner », et plus loin, « Brancards ». Il y avait des chaises roulantes, des malades. J’ai compris.
Éric – Tu redescends sur terre.
Salah – Tout d’un coup, j’ai compris. Je savais bien ce qu’était la radiographie !
C’est ainsi que je suis devenu brancardier à la radio. On était un groupe de brancardiers, de vrais camionneurs ! Certains travaillaient au scanner, d’autres en stomatologie. Il y avait aussi des brancardiers volants qui se déplaçaient à la demande des services d’hospitalisations. La porte que m’a ouverte Camus avait préparé la porte que le directeur de l’hôpital ouvrait pour moi. Ensuite, de brancardier, je suis devenu bibliothécaire du personnel et délégué syndical. Je me suis fait une place que je n’ai pas volée.
Voir la parole
Éric – Tu donnes l’impression d’être un vrai chien fou, avec toute ton histoire…
Salah – Oui, c’est ça. J’ai adopté les méthodes du chien errant pour vivre, ainsi que les astuces du serpent pour ne pas tomber dans les pièges. J’ai écrit cela récemment dans un récit publié en Tunisie.
Éric – Tu ne réfléchis pas au coup d’après ?
Salah – Ce qui m’intéresse, c’est ce que je vais manger ce soir.
Éric – As-tu appris à prévoir, et donc à vouloir ?
Salah – On pourrait croire que je n’ai pas de projet, que je vis au jour le jour. Je ne m’ennuie pas. La vie me va ainsi. Ne pensant pas avoir fait de saloperie dans ma vie, je la revivrais telle s’est déroulée. Si ma participation à une anthologie poétique est un « projet », alors je participe à un tel projet, mais ça ne va pas plus loin dans la durée. Je n’ai pas de stratégie de “carrière” littéraire.
Éric – Cela va même jusqu’à te faire prétendre que tu ne veux pas créer une œuvre. Veux-tu en créer une ?
Salah – Non. Je n’aime pas l’accumulation.
Éric – En es-tu certain ? Parce que tu m’as quand même parlé de soixante livres… C’est donc que tu regardes – légitimement – une œuvre, et donc une accumulation.
Salah – C’est pour moi une manière d’exister. J’ai compris qu’exister, c’est prendre la parole. Mon écriture revient à prendre la parole. Je ne suis plus obligé d’arracher la liberté, j’écris. Ce n’est pas l’accumulation elle-même que je valorise, mais le fait que cela porte ma liberté, celle de prendre souvent la parole.
Éric – Et on t’écoute.
Salah – L’idée d’écrire pour prendre la parole est importante car je n’ai que ça. Je ne suis pas venu ici pour faire carrière. J’ai milité ici. C’est pour cela, par exemple, que je n’ai pas eu les moyens d’acheter une maison. Dans le HLM où j’ai habité, il y avait de pauvres gens. Chez moi, c’était aussi un lieu pour les autres, pour héberger des réfugiés kurdes, arabes, des clochards. Aller dans un festival, pour moi, ce n’est pas une fierté individuelle, c’est un moyen de défendre la culture française qui m’a faite homme. Quand on m’invite, on voit ma parole.
Éric – « Voire la parole » est une expression qui est bien de Salah ! On comprend mieux cette fusion de l’écrire et du dire, du voire et de l’entendre. Ne dit-on pas « La parole du prophète », alors qu’on se réfère aux écrits de ceux qui ont rapporté ses mots ? On n’échappe décidemment pas à ses propres commencements.
Agencer les mots
Éric – Dans tes nouvelles, il y a beaucoup de poésie. Il peut y en avoir dans les récits, dans les romans. Je pense par exemple à Barsoum le croquemort d’Albert Cossery, personnage, je crois me souvenir, du roman La Maison de la Mort certaine. Un univers très poétique.
Salah – Oui ! Mais je me demande si les autres poètes qui n’écrivent que de la poésie trouveraient cela poétique. Qu’est-ce que la poésie ?
Éric – C’est une belle question, qui reste une question. Dans mon Grand Catalogue des livres imaginaires, j’invente des collections foutraques et des titres de livres qui n’existent pas. J’ai trouvé des mots, des expressions infiniment poétiques chez Julien Gracq. Je les lui ai volées, et détournées pour en faire des titres poétiques. Gracq n’écrit pas de poésie…
Salah – J’ai fait un tel travail, mais à partir de mes propres écrits. Cela a donné La Sève et les Mots. J’y ai mis plus de 250 extraits de mes livres de poèmes précédents écrits en Français. Cela représente près de trente ans d’écriture. J’ai peut-être voulu vérifier que j’avais écrit des choses intéressantes ! Je pense d’ailleurs que tout poète qui a déjà publié cinq ou six livres de poésie peut faire un tel travail. Se piquer l’essentiel et en extraire une sève.
Éric – Comment écris-tu ? Comment fonctionnes-tu ?
Salah – J’ai une mémoire visuelle très développée. Ce qui me permet de me souvenir, et la mémoire est un puissant outil de création. La mémoire alimente un dossier que j’appelle “mon cimetière des mots”. Je mets tout dedans. C’est là que je pioche. Des os, de la poussière, des morts, des fleurs, la guerre. Les cimetières, que sont-ils ? Ils ont accueilli toute l’humanité. Ils sont plus riches encore que nos sociétés. Cette représentation me ramène à la difficulté de trouver une richesse dans l’écriture. Parce que tu es pauvre, il faut travailler autrement. Ce que cette condition entraine de mentalité n’incite pas à de grandes choses en général, je le sais. Quand on boit un bon vin, on le déguste. Je déguste le demi-verre de vin, les centimes que je gagne, les mots rares. Voilà, c’est comme le vin. Mon écriture est issue d’un moulin et ensuite je tamise les mots. Les mots les plus fins tombent, je les récupère puis-je m’interroge : faut-il rejeter les autres mots ?
Éric – Comment les agencer.
Salah – Agencer, travailler, trouver une harmonie, structurer, etc… Pour cela, je lis beaucoup. Je considère qu’on ne peut pas écrire sans lire.
Éric – Tu as des thèmes de prédilection.
Salah – Les thèmes de l’exil et de la mère. Mes obsessions ainsi que mes rêves, mes utopies.
Éric – Tous les poètes ont des thèmes majeurs qui leur sont propres.
Salah – Tu ne peux pas échapper à toi-même et tu crées ton propre dictionnaire lexical. J’ai quant à moi besoin d’un terrain pour étaler les mots. Je crée un champ de mots.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce n’est pas comment j’écris, mais comment mon écriture, mes écritures vont éveiller les autres. Sans violence, quelque chose qui peut leur apporter de la paix et de la beauté immédiatement.
La poésie est éphémère. Certains pensent qu’elle peut apporter de la joie. C’est possible mais elle ne révolutionne pas ta vie. Elle peut te donner un autre regard sur le monde, qui n’est jamais définitif.
Nous nous refaisons un café et Salah me raconte ses vacances à Douarnenez, où se tient tous les ans un festival de poésie. Isabelle et lui y ont loué récemment une chambre donnant directement sur le port. Salah veut prendre des photos mais il y a trop de bateaux devant lui. Il aimerait qu’ils s’en aillent, pour qu’il puisse photographier la mer sans bateaux. Il râle. « Il y en a marre des bateaux, une fois, d’accord, mais pas toute la semaine. » Isabelle l’apostrophe : « Je te signale que c’est un port, ici ! Tu es drôle, toi… »