Il y a quelques mois, nous nous excusions à la fois auprès de vous, chers lecteurs, et auprès de l’auteur Patrice Reytier d’avoir raté sa proposition de publier en feuilleton dans votre journal préféré. Il s’agissait de certains aphorismes d’Emil Cioran mis en bandes dessinées dans des scènes de promenades parisiennes mélancoliques (1).
Nous sommes cette fois-ci un peu plus rapides à vous écrire tout le bien que nous pensons de ce très joli nouveau livre de notre tandem philosophico-graphique gagnant : de Cioran et Reytier, « Un homme heureux » est paru en janvier 2023 aux éditions Rivages.
Nous tenons ce livre pour un travail de haute ambition. Non pas tant dans le seul choix éclectique des thèmes illustrés, constitués d’inédits d’Emil Cioran : l’art, les artistes, la musique, la religion, la politique… qui nous permet de discerner l’ensemble de ces activités humaines au prisme d’un esprit foncièrement interrogateur dans ses allégations définitives, que par le traitement graphique associé qu’a effectué le dessinateur Patrice Reytier : un art métaphysique d’immobilité contemplative.
Essayons de nous en expliquer dans une subjectivité totalement assumée de lecteur foutraque.
Une découverte en plusieurs étapes
Ayant lu l’ouvrage deux fois à quelques semaines d’intervalle, je me suis surpris à me concentrer dans un premier temps sur la seule lecture du texte de Cioran. En effet, celui-ci nécessite une mobilisation exclusive des cellules grises (des miennes en tout cas), compte tenu de l’attention intellectuelle qu’il peut exiger pour en saisir la perspicacité toute pleine d’apparents paradoxes.
Ce n’est qu’ensuite que j’ai pu me laisser porter à la contemplation des dessins de haut voltage, saturés d’un nombre d’or rémanent bien que variable.
Enfin, c’est à la troisième lecture que texte et dessins se sont révélés comme profondément liés, faits l’un pour les autres. Il me fallut du temps pour les associer en un tout fluide et cohérent qui fait la matière du livre.
Il apparaît donc que cet ouvrage est beaucoup plus exigeant qu’il se profile au premier abord. Mais aussi beaucoup plus jouissif, car il s’agit bien là de jouissance au sens de la dissolution, bien dans l’appétit philosophique de Cioran, jouissance faisant écho au titre assumé d’Un homme heureux.
Des statues vivantes
Où se trouve la différence entre les êtres, les choses et les choses représentant les êtres ?
C’est une des questions soulevées par le livre, sans qu’une réponse y soit apportée. Un David nous regardant intensément de ses yeux de marbre et un Moïse de douceur plutôt que de courroux, tous deux extraits d’une basilique monochrome paraissent plus vivants que les vivants.
Seules les pages consacrées au « destin du penseur » où Cioran est saisi à sa table de travail m’a paru dynamique, c’est-à-dire à l’opposé de statique. Paradoxe : pourquoi le dessinateur a-t-il ou semble-t-il avoir concentré l’expression de la vigueur d’une pensée dans l’image d’un homme assis à son bureau, de prime abord n’ayant l’air de parler qu’à lui-même, avec pour seul témoins les fleurs rouges du bouquet d’un vase seulement deviné puisqu’absent du cadre et, posés sur un encadrement de fenêtre, les livres dont on ne peut lire que certains des noms des auteurs : Nietzsche, Dostoïevski, Dickinson, Mallarmé ?
Cet « épisode » du philosophe qui peut au second regard sembler nous parler avec une calme véhémence, dans une quasi-émission télévisée, est situé entre celui prenant place dans un monastère bouddhiste à la discipline orange rigoureusement contrainte et les vues d’une bibliothèque publique remplie de livres mais absente à ses lecteurs, expression absolue du tao, le vide plein.
De la difficulté de représenter le vide
On aura compris l’extrême attention portée par Patrice Reytier à la séquence des chapitres qui ne peuvent avoir été assemblés dans cet ordre sans raison.
Est-ce que le dessinateur a souhaité proposer au texte choisi un écrin plutôt qu’un écran ? Un écrin, boîte aux proportions mesurées, présente en un velours neutre l’objet qu’il majore. Celui-ci brille plus encore dans le reliquaire sobre que sorti et disposé là où il est destiné.
Rien de plus absurde, rien qui ne nous appelle plus au vide, voire à l’inanité de la notion même d’une essence des choses que la contemplation d’un écrin vide. Vide toujours présent dans les foules parisiennes représentées se rendant à leur travail en un silence peuplé.
Un écran, du moins allumé, nous sidère d’images animées. Pas de statique sur un écran, plutôt la course du monde, elle-même tout aussi absurde. Du cinéma, les seules images voulues inanimées me revenant en mémoire sont les longs plans fixes en ombres bleues de jardins hitchcockiens ou du Belphégor nocturne. Encore ces plans sont-ils préparatoires de l’action convulsive et délivrante qui s’en suit.
Un silence métaphysique
Ce n’est que dans un second temps que je me suis aperçu que ce que j’avais d’abord interprété comme un seul parti pris d’immobilité de la part du dessinateur était en fait doublé ou plus encore substitué par le silence. Encore une découverte après-coup de la profondeur effective et non pas seulement souhaitée de l’articulation des mots et des formes.
En effet, la plupart des personnages mis en page, Shelley, Byron, Michel-Ange, White, Staël… contemplant ou demeurant tournés vers leur intérieur lointain restent cois dans leurs cadres, spéculent ou souffrent. L’indétermination persiste, dans l’incapacité que nous sommes de partager-là leurs pensées. Seules celles de Cioran peuvent nous mettre sur la voie.
Le besoin d’une Odyssée moderne
L’immobilité et le silence qui règnent dans de nombreuses pages, toutes plastiquement splendides, sont une réponse sage aux ratiocinations moroses de Cioran, notre cicérone. Nous sommes mis en condition par les chapitres précédant ceux consacrés à la musique ; le silence des orchestres pourtant en pleine représentation nous saisit. Quoi de plus normal, direz-vous. Aucun son ne peut sortir des pages. Certes, mais l’aria ne vous vient-il pas à l’esprit quand tout est préparé par l’auteur ? La littérature n’est-elle pas un cinéma imaginé par le lecteur ? Ici, la musique est figée, comme de l’architecture.
L’auteur-dessinateur a donc bien préparé son coup. Le dernier chapitre élucubre ce que pourrait être le destin d’un Ulysse moderne perdu dans ses chagrins et livre l’ambition philosophique soutenant l’ensemble, celle de Cioran se délectant d’insatisfaction, d’être accepté aux enfers en un chez-soi exotique apaisant plutôt que d’errer en soi, éternel exilé intérieur.
Particulièrement réussi tant littérairement qu’esthétiquement, Un homme heureux est un livre de bibliophile autant qu’une bande dessinée jubilatoire.
Un homme heureux, d’Emil Cioran. Dessins de Patrice Reytier, préface de Kenneth White, mise en couleurs de Chantal Piot – 2023, Bibliothèque Rivages, 17 euros.
- (1) On ne peut vivre qu’à Paris, d’Emil Cioran et Patrice Reytier- 2021, Bibliothèque Rivages.