En 2017, Patrice Reytier avait proposé à Rebelle(s) une contribution sous forme d’une adaptation en bande dessinée des aphorismes d’Emil Cioran. Sa lettre était restée sans réponse de notre part. Nous nous réveillâmes en 2022 et, nous-mêmes étonnés par notre célérité, lui demandâmes illico s’il était toujours intéressé. Entre temps, son adaptation était parue aux Editions Rivages. Coiffés au poteau après un long sommeil mais beaux joueurs, il nous apparut dans la lumière aveuglante du matin que nous pouvions dire quelques mots de cet ouvrage.
On ne peut vivre qu’à Paris, texte de Emil Cioran et dessins de Patrice Reytier, est un charmant petit livre au format paysage, choix là si judicieux. Paris y est en effet représenté comme le lieu des promenades philosophiques de notre ascète préféré.
Patrice Reytier souligne le talent de scénariste de comic-strips de Cioran, qui est à la fois le personnage du livre et l’auteur du texte, « avec son découpage naturel, et ses fins qui sont autant de couperets ». Une centaine d’aphorismes souvent inédits font l’objet de la bande dessinée. Pour un aphorisme, une planche ; le tout sur une page. Chaque page est titrée d’un mot résumant le désespoir illustré : « Echec », « Suicide », « Rire », etc.
Décor idéal pour les ratiocinations à la noblesse morose de l’auteur des Syllogismes de l’amertume, Paris n’est pas encore envahi de touristes dans ces années soixante retrouvées. La passerelle des Arts est déserte, l’escalier de la rue Rollin pas encore végétalisé. Les petits « retiro » qu’on a fréquenté sont là, avant l’instagramisation du monde.
Sur la page « Histoire », au cadrage repris en couverture, la boîte du bouquiniste face à Notre-Dame est ouverte sur les volumes dont on peut penser que le propriétaire est un monomaniaque. Pas de « monnaies, médailles, timbres-poste, objets de petite brocante, cartes postales et souvenirs de Paris » pourtant autorisés par le règlement des quais de la Seine. Sur fond de ce ton dit « vert wagon » obligatoire des boîtes, seulement des livres, plus déballés que rangés. Les treize couleurs qu’on leur compte les distinguent. On ne peut en lire les titres, la distance qui nous en sépare est trop grande pour que ce détail pourtant capital nous soit accessible. Dans les arrêtés municipaux parisiens, il est stipulé à propos des boîtes de bouquinistes qu’En période d’utilisation, la ligne d’horizon, figurée par le bord supérieur du couvercle relevé ne devra pas s’établir à plus de 2,10 m au-dessus du sol. A la vue de Cioran debout devant l’étalage, on en conclut que ce grand pessimiste et grand lecteur avait une taille plus modeste.
Les pages dessinent des triptyques spéculatifs. Petites messes métaphysiques en trois temps ; réapparition, lumière, miséricorde sont ici retrouvés dans l’aphorisme découpé : « L’homme enfin… / est arrivé à un stade où… / il mérite de disparaître ».
Cioran, les mains souvent dans les poches, d’une case à l’autre danse ; offrant au lecteur l’infime différence des plis de sa gabardine ou de sa veste aux pans juste agrémentés d’une cravate de deuil, raccord. La fausse évidence de la case du milieu détermine le sens de la giration d’une calme mazurka. Quand Cioran ne bouge pas, c’est le dessinateur qui tourne autour de lui et le fige sous différents angles dans le court instant d’une même maxime.
Bancs, grilles, statues composent le paysage d’un théâtre à la Beckett dont le minimalisme est quelquefois tempéré par une touche de couleur ou le sourire d’un objet perécien, un voilier sur le bassin, un vélo – tous deux rouges.
Sylvie Jaudeau, dans son éclairante préface (encore la lumière !) évoque Tintin à propos de l’art de Patrice Reytier. Plutôt que du travail d’Hergé, on retrouverait pour notre part la mise en page d’un Edgard Jacobs, avec cette trinité des cases aménageant une symétrie théâtrale, toutefois subtilement décalée dans le choix de l’orientation des diagonales d’arrière-plan : un escalier, un muret.
Sous les pavés, la plage. Comme pour Alain Corbin le rivage, le territoire du vide est ici la cité désertée des humains, aux rares oiseaux, aux chaises esseulées. Paris est une grève abandonnée faisant écho à la désincarnation désirée par l’auteur, un espace d’errance et de rêverie aménagé par le dessinateur. Tous ensemble mêlant le plaisir de l’image et « la douleur de la suffocation ».
Malgré le savant découpage, l’indétermination règne. Pour le coup, comme extrait d’une vue prise d’un bassin portuaire dont le capitaine Haddock serait absent, le bateau Honorine remontant la Seine au pied de Notre-Dame est la figure centrale de la page « Scepticisme ».
Une suite à cet objet délicieux est programmée pour novembre 2022. D’autres aphorismes de Cioran pour d’autres planches au scepticisme existentiel, cette-fois-ci préfacés par le poète Kenneth White, un autre explorateur du bouddhisme, où le vide crée l’éveil. Gageons que nous saurons alors rester éveillés pour en prendre connaissance et vous en faire partager l’ivresse de la lecture.