La naissance du bobo
Au commencement était le bourgeois. Urbain, membre de la roture, qui avait pour indécente lubie de subvenir à ses besoins non par l’administration de terres qu’un sang bleu lui aurait de tout droit conféré ; mais en se salissant les mains dans d’obscurs échanges de services contre de l’argent – gagner sa pitance plutôt que l’obtenir des cieux, voilà une tâche. On n’avait pas tout à fait la même notion de l’argent sale à l’époque.
À l’ère des révolutions, le bourgeois monte en puissance. La guerre n’est plus pour les nobles un moyen de s’enrichir, mais bien de vider les coffres. Le faste des cours et les extravagances vestimentaires n’arrangent pas leur situation pécuniaire. La plupart se ruine en atours censés représenter leur puissance. Le bourgeois fortuné profite de l’aubaine pour s’acheter un nom, par alliance, ou littéralement. Métis social, il n’est pas davantage aimé, que ce soit de la noblesse déclinante dont il s’approprie les valeurs, ou de la plèbe laborieuse dont il veut se différencier. Se proclamant héritiers de la Révolution française, les Communistes l’auraient dépeint comme l’Antéchrist, s’ils n’étaient athées : Gras, impotent et fourbe, profiteur parasitant le fruit du labeur des travailleurs, il eût fallu le pendre avec les tripes d’un curé troisième-né.
Au XXe siècle, le bourgeois semble changer profondément de visage – la haute-bourgeoisie néanmoins conserve ses lettres de noblesse. Décomplexé, le snob né au siècle précédent évolue vraiment dans les années 1980. Le bourgeois se fait de plus en plus jeune, souvent nouveau riche, parfois même salarié, ses vilaines dents de requin rayent le plancher jusqu’au noyau terrestre (bien sûr, d’autres modèles plus terroirs, comme les petits-bourgeois, continuent d’exister ; mais ils ne se distinguent plus vraiment de la classe moyenne par laquelle ils se font happer à leur corps défendant). Contrecoup du coup de la secousse, sa Némésis apparaît au tournant du 3e millénaire : le Bourgeois bohème ou bobo, pour les intimes.
Qu’est-ce qu’un bobo, finalement ?
Le concept du bobo est pourtant presque aussi vieux que la bourgeoisie elle-même, seule sa dénomination a changé. De nos jours souvent gauchisant chevelu, taxé de bien-pensance (le bobo défend pourtant des valeurs de tolérance, d’entraide, prône le développement durable et la sauvegarde des licornes) ou de naïveté, il est souvent considéré comme « petit bourgeois intellectuel » incapable de produire une pensée originale. Malgré son humanisme, et avec son revenu confortable, le bobo n’a pas bonne presse, que ce soit au sein de sa propre caste ou en-dehors.
S’il est possible de dire sans rougir « je suis bohème » ou « je suis bourgeois », rares sont ceux qui accepteront de se reconnaître lorsque ces qualificatifs s’accolent. Le bobo serait selon ses détracteurs un snob qui se voit au-dessus du troupeau boboïdal, « ostensiblement modeste », selon la formule de Frédéric Rouvillois. Il voudrait surtout être ostensiblement unique. Il croit en de grandes causes. Il milite sur Facebook pour un monde sans Facebook. À force de vouloir renvoyer l’image de la personne bien sous tous rapports, le bobo fait culpabiliser l’individu lambda, fatigue et finit par ne plus renvoyer que l’image d’une personne imbue d’elle-même.
Des « bobos » qui détestent les « bobos »
Mais pourquoi ces bourgeois bohèmes qui aiment tout le monde ne s’aiment donc pas eux-mêmes ? Est-ce en raison de cette appartenance à une gauche caviar si loin de la suie et de la sueur du radicalisme germinal ? L’idée que faisant partie d’une catégorie privilégiée, ils manquent de sincérité lorsqu’ils défendent des groupes dont ils ne connaissent pas les réalités ? Que dans leur tour de verre, les bobos ne se mouillent guère quand vient la pluie ? Le problème du bobo est qu’à force de vouloir valoir mieux que les autres, il n’a absolument pas le droit à l’erreur. Or, étant humain, il est condamné à l’erreur. Ce fut le cas des pacifistes des années 30 face à la peste brune ; ce fut le cas dans les années 60 quand des intellectuels occidentaux encensaient Mao. Sera-ce le cas de nos jours face à l’impérialisme, au conflit israélo-palestinien, aux problèmes de droits de propriété intellectuelle, etc. ?
Je me rends compte que si j’avais de l’argent, je serais complètement bobo en fait : Je ne supporte pas Delerm, mais j’écoute Erykah Badu en mangeant des sushis, drapée dans une tunique en lin aux couleurs insaturées, le tout pieds nus, une Dunhill à la main et un rhum Trois-Rivières hors d’âge à l’autre (j’ai écoulé mon stock de rhum haïtien, on se rattrape comme on peut). Récemment, une personne que j’admire énormément – qui par ailleurs possédait tout l’attirail du bobo de base : villa à la campagne, jardin potager, conscience écolo, etc. – me sortait que « faire le marché, c’est un truc de bobos ». Au temps pour moi, je pensais que c’était plus histoire de manger local et meilleur marché.
Comme quoi, on est tous le bobo d’un autre.
Ingrid Dextra