Camisole chimique ? Que se passe-t-il au pays des Droits de l’homme et des « Lumières », dans cette « douce France » chantée par Charles Trénet ? Comment le maillot jaune des destinations touristiques mondiales, conquis grâce à un patrimoine séculaire et une tradition gastronomique universellement reconnue, se retrouve-t-il en queue de peloton du classement des pays où il fait bon vivre et occupe la première marche du podium de la consommation de psychotropes ? À cette situation préoccupante, les explications sont multiples et les solutions complexes.
Les Français champions de la déprime
Nombre d’études montrent que, depuis quelques années les Français ne sont pas heureux, ils sont angoissés, dépressifs. Ils cherchent des succédanés pour mieux vivre. Les «pilules du bonheur», autrement dit psychotropes, placent le pays aux milles créateurs et intellectuels ayant célébré la beauté de leur pays et de leur peuple, aux premiers rangs européens et mondiaux des consommateurs de substances qui permettraient de voir «la vie en rose».Ainsi, le dernier rapport du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) sur le Développement Humain place la France à la 21e place mondiale, derrière la Norvège, l’Australie, l’Allemagne, la Suisse, Singapour, les Pays-Bas, l’Irlande, l’Islande, sans parler de la Nouvelle-Zélande, du Japon, de l’Australie, du Luxembourg ou de la Suède…
Sont-ce les absences de fjords, de tulipes, de kangourous, de stars mondiales du rock, de démocratie directe qui justifieraient le marasme hexagonal et cette piètre performance ? La diversité et la beauté du patrimoine français ne se sont pourtant pas dégradées et la « bonne bouffe » de nos terroirs, même mise à mal par les menées écolo-diététiques croissantes, demeure appréciée du monde entier. Les Français auraient-ils oublié la finesse et la saveur de leur culture ? Sans doute un peu, ils seraient détournés de l’observation et de l’appréciation quotidiennes de cette richesse par l’appauvrissement de leur économie et le déchirement de leur tissu social, amplifié par le miroir déformant du concert médiatique et numérique qui laisse croire que l’herbe est plus verte ailleurs.
Une désintégration lente, insidieuse et subie
Mais ce contexte, assez largement partagé par d’autres pays également touchés par la crise, ne suffit pas à expliquer le phénomène croissant d’une consommation massive de psychotropes. La réponse est ailleurs, difficile à identifier et à formuler. Les transformations de toutes natures que nous impose le monde nouveau qui se crée perturbent sans doute davantage un pays, longtemps satisfait de la réputation de sa culture, de son savoir-faire agricole et de ses réussites technico-industrielles, plus petite des grandes puissances politiques de l’après-guerre. Le bref sursaut de la contestation soixante-huitarde a permis de penser pendant quelque temps que la spirale vertueuse pouvait être relancée. Mais la « force tranquille » qui en est issue a été rapidement taraudée par la montée de la mondialisation et l’émergence de ses modèles individualistes et matérialistes, devenus peu à peu l’alpha et l’oméga de la réussite, de l’épanouissement et du bonheur. Les héritiers de la Révolution ont progressivement vu les mamelles de la République se dessécher et les idéaux collectifs se nécroser. La prise de conscience de cette désintégration, lente, insidieuse et subie, du ciment national et du moral des Français, a probablement contribué à faire le lit du blues hexagonal. Il a suffi que la fin de l’État Providence, incapable de pérenniser le plein-emploi, la protection sociale et la sécurité, se profile à l’horizon et s’insinue dans un nombre croissant de familles, pour que cette déprime latente se transforme en dynamique ravageuse de repères et de perspectives.
Un boulevard à compensations
Pour les plus atteints et les plus vulnérables à cette lente destruction, le lit de la dépression est devenu un boulevard à compensations, largement ouvert à tous les mirages et sillonné de chemins alternatifs. L’alcoolisme et le tabagisme ne leur ont plus suffi pour surmonter leur mal à vivre. La consommation, jusqu’alors « folklorique », de cannabis et autres dérivés, s’est étendue à de nouvelles populations, exposant une partie de ces dernières à la classique escalade vers « le plus fort et le plus vite », offert par la cocaïne, l’héroïne, le LSD et autres substituts physicochimiques supposés chasser angoisse et souffrance et « donner la pêche ». La recherche mystique des hippies qui s’adonnaient aux mêmes substances semble bien loin ! La déferlante «psychotrope» confirme que le phénomène s’amplifie. La France se classe aux premiers rangs européen et mondial pour la consommation de psychotropes, molécules agissant sur le système nerveux central, largement devant l’Allemagne, le RoyaumeUni, l’Espagne, l’Italie, la Belgique… tous pays plus ou moins confrontés aux mêmes crises que le nôtre. La consommation de psychotropes en France concerne toutes les couches de la population : du cadre stressé au senior déprimé, en passant par l’ado en quête d’identité et au sportif à la recherche de performances. Entre les amphétamines, les anabolisants, les anxiolytiques, les somnifères ou les antidépresseurs, les « cocktails du bonheur » ne sont donc pas, comme on pourrait le croire, le seul fait de marginaux qui cherchent à planer ou à se défoncer. Ils ne sont pas les seuls à être sous camisole chimique. Rien d’étonnant donc à ce que l’offre de psychotropes se soit considérablement diversifiée et à ce que les utilisateurs aient de plus en plus tendance à ingérer de subtils cocktails, mélangeant cannabis et tabac, alcool et somnifères, hallucinogènes et tranquillisants…
Une France de drogués?
Est-ce à dire qu’en France aujourd’hui tout le monde se drogue? Tout le monde serait sous camisole chimique ? Même si la consommation semble avoir un peu régressé récemment, enregistrant une baisse des prises de benzodiazépines (anxiolytiques et hypnotiques), la consommation reste très élevée. En 2016, plus de 110 millions de boîtes de ces produits ont été consommées, soit près de 4 % de la consommation totale de médicaments. Autant dire que les risques et les coûts pour les individus et pour la société sont colossaux. Une situation d’autant plus préoccupante que près de 20 % des jeunes de 16 ans scolarisés déclarent avoir déjà pris des tranquillisants ou des somnifères, que les femmes sont plus consommatrices que les hommes et que la consommation des deux sexes augmente fortement avec l’âge.
Le pire est peut-être à venir
Mais le pire est peut-être à venir. En effet, s’ajoute aux psychotropes une longue liste de substances de synthèse aux noms «affolants», qui se propagent notamment dans les discothèques et autres lieux de fêtes: GHB, Ectasy, Krokodil, Crack, Miaou-Miaou ou Souffle du diable… viennent donner un coup de vieux à la pharmacopée traditionnelle et servent maintenant de passeport pour une «soirée réussie». Il semblerait que les pays de l’Est, mais aussi bon nombre de laboratoires clandestins aux États-Unis, en Europe ou en Asie, se soient lancés dans la fabrication de substances sans cesse renouvelées, répondant à une demande largement soutenue par internet.
Un monde sans drogues…
La vision d’un monde sans drogues, un temps défendue par l’ONU, a fait long feu, tant les politiques de répression se sont montrées inefficaces. Est-il sérieusement envisageable de faire pièce à ce business planétaire, mortifère et « juteux » alors qu’il semble bien que nous sommes entrés dans une société qui « exige de chacun, prise de risques et maîtrise de soi »1 et que la dépression est directement reliée aux mutations qui la bouleversent: « si les drogues traditionnelles permettent de nous évader dans l’irréalité, les médicaments psychotropes sont là pour nous aider à affronter la réalité »2. Ce que le psychiatre Edouard Zarifian dénonçait comme la « médicalisation de l’existentiel »3. On peut donc craindre que l’on s’oriente vers un monde où la « camisole chimique » pourra contrôler nos désirs, humeurs, bonheurs, malheurs, pensées.
… ou le remplacement du PIB par le BIB?
Sauf à réinventer notre modèle de société autour d’un concept où le bonheur « naturel » occuperait une place centrale. Le bonheur est en effet une valeur montante, même chez les économistes et les sociologues. En s’inspirant de l’exemple du Bouthan et des recherches de plusieurs experts convaincus que le Produit Intérieur Brut n’était plus adapté aux enjeux du monde qui vient, l’OCDE a créé en 2014 un nouvel indice pour mesurer la qualité de vie des citoyens des différentes nations: le « BIB », Bonheur Intérieur Brut, intégrant des critères sociaux et environnementaux propres à équilibrer les statistiques purement économiques et financières. À l’aune de ce classement, la France, 5e pays au classement du PIB mondial, occupe la 18e marche du podium du Bonheur Intérieur Brut, un résultat dans la moyenne. En tout cas un indicateur à prendre très au sérieux, si l’on veut redonner le moral aux Français et leur proposer de vivre dans une société plus juste, plus épanouissante, plus sûre, plus active, plus socialisée… et éviter que la camisole chimique ne prenne le pouvoir sur leurs vies et celles de leurs enfants.
1. La fatigue d’être soi, A. EHRENBERG, Éd. O. Jacob, 1998
2. Ibid
3. Telles sont les positions qui s’exprimaient déjà dans de nombreux ouvrages et notamment dans un article de l’Express.fr du 03/12/1998