La demande de censure augmente en intensité et en nombre de cas qui soulèvent cette demande. Elle ne provient pas du pouvoir étatique, elle provient de la base, d’une base qui se proclame « de gauche » !
Les droits de l’homme de 1789 affirment que tout citoyen peut « parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Les livres peuvent être attaqués en justice pour « atteinte aux bonnes mœurs. » Il y a eu une bonne surveillance des publications destinées à la jeunesse. Le caractère raciste, antisémite… de certaines publications peut être jugé par les tribunaux, s’il y a plainte.
Cette structuration étatique de la censure, devenue économe d’elle-même, l’idée démocratique se développant dans le pays et dans l’État, est doublée, dépassée, par une censure sans tribunaux ni procès, usant d’un pouvoir nouveau du web, pouvoir inattendu et impensé.
On trouve une recension, incomplète, des livres connus ayant subi la censure de différents États, pour des raisons parfois fort éloignées : https://www.babelio.com/liste/49/Les-classiques-de-la-litterature-censures
Vous serez peut-être surpris d’apprendre que Mickey Mouse a été censurée en URSS et en Yougoslavie dans les années 30, en Allemagne de l’est dans les années 50, qu’elle est sous le coup d’une fatwa lancée par des islamistes radicaux d’Arabie Saoudite. Alice aux pays des merveilles de Lewis Caroll fut interdit en Chine dans les années 30 car il était considéré comme immoral de faire parler les animaux et de les mettre par là à hauteur des humains !
Sous le Second Empire, régime autoritaire né d’un coup d’État, la justice engage régulièrement des poursuites contre les écrivains. En 1853, les frères Goncourt sont poursuivis pour un article. En 1857, Gustave Flaubert est accusé « d’outrage à la morale publique et religieuse et aux bonnes mœurs » pour son roman Madame Bovary. Les Fleurs du mal de Baudelaire paraissent en juin de la même année et suscitent le déchaînement de la presse qui dénonce « des monstruosités ».
La censure de l’ancien régime
Sous l’Ancien Régime, les auteurs doivent communiquer leurs manuscrits à un censeur royal pour obtenir la permission d’imprimer. Les représentations d’une pièce peuvent être interrompues (Tartuffe ou Dom Juan).
Dom Juan refait parler de lui, du côté des mœurs. Pour Marie Coquille-Chambel, David Bobée dans une nouvelle mise en scène se donne pour tâche de répondre à la question « peut-on encore mettre en scène des pièces de théâtre problématiques ? »
Et on tuera tous les affreux, comme disait Boris Vian, qui fut censuré au moins deux fois, pour la chanson Le Déserteur et pour J’irai cracher sur vos tombes.
Cette volonté de faire taire s’appelle fréquemment « woke » d’un nom américain. Il faut s’indigner de ces deux choses : qu’une demande de censure vienne de la base, qu’elle ne vienne pas des institutions étatiques ; que cette base se prétende de gauche.
Une des exclusions sans procès les plus lourdes et les plus remarquables, récente, est celle de Bastien Vivès. Je précise que je ne lis de bédé qu’exceptionnellement et que je ne connaissais pas le nom de Vivès avant l’élimination dont il est victime, parce que, celles et ceux qui veulent cette censure parlent assez volontiers de rapports de domination, alors qu’ils sont en train d’instaurer une domination phénoménale, hors toute considération, démarche, processus démocratiques.
Ces autoritaires qui condamnent sans entendre ceux qu’ils accusent considèrent leurs opposants, même les tièdes, comme étant d’extrême droite. La déclaration que telle personne ou tel discours appartiennent à l’extrême droite leur paraît un argument définitif. Tout le monde peut voir que l’extrême droite partisane progresse (le RN est passé de 8 députés à 89 !) dans ce contexte qui amène ceux qui se déclarent de gauche à conspuer leurs opposants par cette déclaration infamante selon laquelle ils seraient d’extrême droite.
Médiapart pratique la chose, à propos de Vivès, en s’étonnant que personne n’ait réagi avant, parmi les divers diffuseurs : « Ont-ils si bien intégré la pensée réactionnaire d’extrême droite qu’ils n’hésitent même plus à s’attaquer aux féministes qui luttent pour les droits des enfants ? »
La censure a priori revient ! Médiapart demande un comité de vigilance : « Nous demandons aujourd’hui que le FIBD rédige et établisse une charte d’engagement, afin que les futures sélections et programmations du festival soient réalisées dans le respect du droit des personnes minorisées ainsi que dans l’égalité de leurs représentations. »
C’est la tentation de la « démocratie a priori » : ils veulent n’admettre de discours que conforme à l’égalité des droits de tous les groupes, tel qu’ils ont établi cette égalité, tel qu’ils ont établi ces groupes. Je doute que les prolétaires en fassent parti.
La démocratie est l’exact contraire : elle est le choc raisonné et discursif des points de vue divergents et la décision d’actions coordonnées reprenant au mieux l’ensemble de ces points de vue, les divergents et les concordants. L’idéal est que les décisions d’actions qui sortent de la synthèse briment tout le monde et satisfont un peu tout le monde à parts égales. Là, au terminal, on peut compter les parts de satisfaction ou de frustration, après les débats contradictoires. Et si tout le monde est content et mécontent de façon semblable, la démocratie a réussi et peut continuer.
Se sentir responsables d’une ligne de pensée, de conduite, d’évaluation des conduites des autres tellement sûre qu’elle permet de juger les autres sans entendre les accusés est le contraire de la démocratie. Son incompatible contraire.
Ces censeurs ont du pain sur la planche, rien que dans la bédé : Gotlib et son hamster jovial… le pirate noir d’Astérix, qui ne prononce pas les « r »… L’alcoolisme du capitaine Haddock… Manara…
Comme ils se sentent légitimement juges et parties, l’accusation commence au simple de fait de nommer ou dessiner le phénomène ! Les romans et films policiers ne poussent pas au meurtre, les récits et films de guerre ne poussent pas à la guerre. Si on suit ces censeurs « woke », on ne va pas tarder à brûler les bibliothèques.
C’est dans une idée semblable que le mot race a été supprimé de la constitution. Comme si le mot créait la chose ; cette inversion impossible est, semble-t-il, devenue crédible pour nombre de mes contemporains. Admettre une réalité négative serait la valoriser, et même, la promouvoir. En ce qui concerne le mot race, à peine fut-il enlevé de la Constitution, qu’il réapparu sous une forme nouvelle, « racisés », lesquels racisés réclament que l’on prenne en compte en permanence et à propos de tout, leur victimisation.
Cette mentalité nouvellement créée est fondée sur un hyper-individualisme : il n’y a que des individus. Ce qui est oublié, c’est que le mal ne sort pas des actions des hommes (au sens de l’humanité, parce que certains nous affirment que le mot homme n’existe que dans la division sexuelle des hommes, homme-femme). Les hommes posent des actes dans un monde qui est fait de bien et de mal. Vouloir définir le mal, lui trouver une source (des producteurs de mal) et un flux (un sens unique sans complexité), vouloir chasser les « producteurs de ce mal » est une des pires attitudes que l’humanité est capable de prendre. Se sentir tellement supérieur aux autres qu’on peut se permettre de les empêcher de vivre et de s’exprimer est l’opposé exact de l’égalité (en droit) que soi-disant notre civilisation recherche (le soi-disant signifie que cette recherche a peut-être pris fin et, même, est devenue coupable). Se sentir tellement dans son « bon droit » qu’on peut écarter ceux qui s’écartent de ce bon droit est un abus de pouvoir qui détruit l’idée d’égalité. Ce fait que les censeurs « woke » obtienne, condamner à l’exclusion sociétale, est exactement ce contre quoi ils (les mêmes, ces tenants de la censure non-étatique) prétendent lutter.
René Girard a bien montré cette équivalence des combattants, qui se ressemblent de plus en plus au fur et à mesure que leur combat avance dans le temps.
Contre ce phénomène, humain, proprement humain, qui fait que nous agissons dans le bien et le mal, nous n’avons comme moyen de résolutions des différends, des conflits, des erreurs et des fautes que l’échange respectueux de paroles, respectueux de la parole de l’autre, fut-il clairement coupable. Mettre à l’écart de la société quelqu’un « sans autre forme de procès » est une violence faite à la société qu’il faut faire cesser.
Il faut être radicalement démocrate, sans quoi la démocratie va fondre et disparaître, la société devenant un puzzle de groupes hargneux les uns envers les autres, chacun persuadé d’avoir le bien, de façon indiscutable, un bien auquel tous les autres groupes devraient se soumettre.
Pauvres de nous.