Par Toby Terrar
Toby Terrar a enseigné à la City University of Los Angeles, L.A., Californie ; Centro Bilingue, San Cristobal (Chiapas), Mexique ; Université George Washington – DC. Ses livres incluent God, Country and Self-Interest: A Social History of the World War II Rank and File (Silver Spring, MD: CW Publisher, 2004) et Social, Economic, and Religious Beliefs among Maryland Catholic Labouring People during the Period of la guerre civile anglaise, 1639-1660 (San Francisco: Catholic Scholars Press, 1996).
Le père Jean Boulier (1894-1980), prêtre français, a écrit une autobiographie, J’étais un prêtre rouge.[1] Comme son contemporain catholique américain, Dorothy Day (1897-1980), il était de gauche. Et comme Day, qui fut fait saint par Rome, le père Boulier était dans un processus similaire, mais c’est Israël (Yad Vashem) qui envisagea de lui conférer son équivalent honneur, Juste parmi les Nations.[2]
Dans le cadre de l’hommage au Père Boulier, une traduction anglaise de son autobiographie est maintenant publiée sous le titre I Was a Red Priest.[3] En tant que prêtre rouge, son livre décrit ses relations avec le Parti communiste français (PCF), les prêtres ouvriers, l’Europe, le mouvement pacifiste d’après-guerre, Vatican II, les jésuites, le thomisme, la théologie de la libération, la liturgie, l’œcuménisme, le mysticisme et la hiérarchie de l’Église. Sa pensée et ses actions rejoignent celles de son homologue américain Day, tout comme la réaction des autorités civiles et religieuses.
C’était la politique du gouvernement nazi et de celui de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale, cependant, qui fit qu’il fut du côté des juifs, ce qui le fit aimer d’Israël et le poussa définitivement dans le camp communiste. Comme le résume son livre, en 1938, il est nommé curé de la paroisse Sainte-Dévote à Monaco. En juin 1940, la France tombe aux mains des nazis et la principauté indépendante de Monaco suit la France.
LA RÉSISTANCE
En septembre 1940, le père Boulier était membre du mouvement de résistance, où il a d’abord travaillé avec un réseau de cheminots qui suivait pour les Alliés le nombre et le type d’expéditions d’armes à destination de l’Italie (I Was a Red Priest, p. 136). Finalement, ce même réseau a aidé les Juifs à fuir vers l’Espagne et l’Afrique du Nord. Dans le même ordre d’idées, Dorothy Day a rejoint très tôt l’offensive contre les nazis. En 1934, elle commençait à manifester devant le consulat allemand contre la législation antisémite d’Hitler.[4]
En juillet 1941, un an après la prise de contrôle de la France et de Monaco par les nazis, la première loi régissant les Juifs est promulguée. elle exige un recensement des Juifs de Monaco, ce qui est une étape vers leur arrestation et leur déportation. En tant que personnage public, la réaction du père Boulier fut de donner des conférences et d’écrire contre le recensement. Sa position était, comme il l’a dit : « De quel droit avez-vous posé une telle question ? La France est une république laïque, ça je le sais ! L’État n’a pas à connaître les convictions religieuses de ses ressortissants » (I Was a Red Priest, p. 137). La loi antisémite a entraîné la déportation et la mort de 10 juifs monégasques.[5]
Le haut fonctionnaire du gouvernement à Monaco, le ministre d’État Émile Roblot, convoqua Boulier dans son bureau et lui dit : « Il paraît que vous n’êtes pas d’accord sur les mesures prises à l’égard des juifs ? … Vous ne vous contentez pas de le dire, vous l’écrivez. Ce que vous avez écrit à MM. Lunel et Pollack [des juifs] le prouve » (I Was a Red Priest, p. 137).[6]
Le gouvernement monégasque avait un pouvoir important sur l’abbé Boulier. Le catholicisme était la religion d’État et le prêtre était à la fois payé par le gouvernement et considéré comme un fonctionnaire de l’État. Lui et son évêque pouvaient perdre leur place pour faute grave. Suite à cet avertissement, le Père Boulier garda le silence pendant un mois, mais fut poussé à parler le dimanche 26 octobre 1941, ce qui provoqua sa chute. Il en décrit les circonstances :
La présence allemande commençait à s’imposer en la Principauté. Cela s’appliquait au cinéma. Leur propagande comprenait…le Juif Süss, à propos de l’hémorragie systématique d’une petite Principauté allemande au XVIIIe siècle opérée par un juif espiègle et débauché, qui était soutenu par la faveur du Prince. « C’est Monaco ! » dit quelqu’un dans la pièce ; c’est du moins ce que me dira plus tard la comtesse de La Fortelle.
Ils tournaient ce dernier film depuis quelques jours quand, un samedi soir, alors que je dînais avec Pierre Naquet [un résistant], sa fille, une collégienne de quinze ans, nous raconta que des combats avaient eu lieu au lycée pour et contre les Juifs. En pensant aux dénonciations dont j’étais l’objet, j’étais décidé à me taire désormais, mais en écoutant cette fille, mon devoir m’apparaissait de parler le lendemain, en masse, de cette saleté, surtout à la messe de 11 heures. J’avais vu de plus en plus d’élèves du lycée fréquenter mes offices, encouragés par leurs parents qui disaient : « Allez écouter le curé Boulier ! Vous serez intéressé par ce qu’il dit ! J’en voyais de plus en plus venir [à la messe] et je me félicitais, sachant qu’en quittant l’église, plus d’un irait retrouver sa petite amie au port. Ce dimanche-là, j’ai donc décidé de parler du Juif Süss. Je l’ai fait d’un point de vue strictement religieux. « Je sens, dis-je, que ce n’est pas la place d’un chrétien d’aller à ce spectacle qui suscite la luxure, la cruauté et la haine parmi les citoyens. » Sur ce terrain, je savais que j’étais irréprochable.[7]
Le sermon de l’abbé Boulier aboutit à ce qu’il soit limogé deux jours plus tard comme curé de Sainte-Dévote par son évêque, Pierre Rivière, expulsé (« ordre de déportation ») de la Principauté de Monaco par le gouvernement et qu’il soit pourchassé par la Gestapo en France, où il se cacha.
L’abbé Boulier avait des partisans à Monaco qui ne voulaient pas qu’il soit expulsé, dont le chef de la police, le commandant major Garsonnin. Dans le processus de défense du prêtre, le commandant de la police découvrit que c’était en fait l’évêque qui était à l’origine de l’ordre d’expulsion, et non le ministre d’État. L’évêque reflétait la pensée de Rome, qui était que la « révolution » de Vichy contre l’État laïc, y compris la collaboration avec l’antisémitisme nazi, était une bonne chose.
Dans ses mémoires, le père Boulier résume l’implication de l’Église dans l’antisémitisme :
J’ai eu du mal à croire le commandant Garsonnin quand j’ai eu confirmation de ses paroles. Le maire de Monaco est allé trouver le ministre d’État pour tenter de le faire revenir sur l’arrêté d’expulsion. Il a glissé dans la conversation : « D’ailleurs, vous ne pouvez pas prendre une telle décision sans en référer à l’évêque. » – [Le ministre a répondu] « L’évêque ! Depuis des semaines, il veut… que je prenne cette mesure !
L’évolution de la situation et le développement de la Révolution nationale proclamée par Vichy avec l’appui de l’épiscopat avaient permis à Mgr. Rivière d’exercer une pression accrue sur le ministre d’État. (I was a red priest, p. 140).
L’hostilité aux Juifs et au Père Boulier était promue au niveau national ainsi qu’au niveau local. Au moment de l’expulsion de l’abbé Boulier, quelque 800 de ses jeunes paroissiens adressèrent une pétition au chef de l’État français, le maréchal Pétain, demandant le retour de leur pasteur. Son bureau répondit le 12 février 1942 :
Il apparaît que la conduite de celui pour qui vous êtes intervenu, n’est pas [méritante]. Son attitude est clairement hostile à tous les principes de la Révolution nationale et nous oblige à nous désintéresser de son cas.[8]
Si l’abbé Boulier n’a pas été arrêté par la Gestapo, c’est uniquement parce qu’il s’est caché après avoir été prévenu qu’ils le recherchaient. D’autres prêtres, comme Giuseppe Girotti (1905-1945) et Bernhard Lichtenberg (1875-1943), qui ont défendu les Juifs, n’ont pas eu cette chance.[9]
On pourrait penser, comme le père Boulier, qu’en tant que pasteur, il ne faisait que son devoir, c’est-à-dire d’enseigner la vérité à son troupeau. Mais dans les circonstances de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement et l’Église ont changé le sens de la vérité en faveur d’une collaboration avec la morale nazie et vichyste. Le gouvernement demander au Père Boulier de se taire. Mais il était un Juste et a commis une “faute grave” : il s’est exprimé. À Monaco, il était comme le père Bernhard Lichtenberg mentionné ci-dessus qui, selon l’historien Raul Hilberg, « a combattu presque seul » et que Yad Vashem appelait aussi Juste parmi les Nations.[10]
Pour avoir résisté à la persécution des Juifs, le Père Boulier a souffert matériellement et spirituellement. Pendant le reste de ses 40 ans de ministère en tant que prêtre catholique, il n’a pas été autorisé à être pasteur : c’était un prix important à payer.
Après la guerre, le père Boulier a vécu et exercé son ministère dans une paroisse ouvrière parisienne et est devenu un « prêtre rouge ». Pendant une quarantaine d’années, la commune a été gouvernée par un maire communiste. Comme Dorothy Day, il n’a pas adhéré au Parti communiste français (PCF), mais il a publié ses écrits dans leur presse, pris la parole lors de leurs événements, les a conseillés sur les affaires de l’Église et a été actif dans leurs organisations auxiliaires, telles que Red Aid et leurs camps d’été de jeunes communistes au bord de la mer. En 1950, les campeurs nommèrent l’un de leurs groupes, le Groupe Père Boulier. Un autre groupe porte le nom du chef du parti Maurice Thorez. Le père Boulier comptait parmi ses amis le dirigeant du PCF Jacques Duclos et, en 1954, ils organisèrent ensemble une célébration nationale du centenaire de la naissance de Jean Jaurès, le dirigeant syndical et pacifiste.
DOROTHY DAY
Dorothy Day était positive envers le ministère du père Boulier et en a parlé lorsque son ami le père Clarence Duffy a été attaqué pour avoir pris la parole lors d’une manifestation pour la paix en 1949 à Lawrence, Massachusetts. En défendant le prêtre, Day a cité l’utilisation par le père Duffy de l’exemple du père Boulier pour justifier sa collaboration avec les communistes. Day a écrit :
Mais comme le Père Duffy aime à le faire remarquer avec l’abbé Boulier à qui l’on a reproché d’être sur l’estrade avec les communistes, « Votre Éminence, les communistes sont sur l’estrade avec moi, pas moi avec eux ». Petite plaisanterie, pas une arrogance, mais une prise de conscience de la dignité du sacerdoce. Le père Duffy incarne la soif de nombreux jeunes prêtres à travers le pays, pour la liberté de se lancer dans un travail actif avec les pauvres et avec le travail organisé.[11]
Comme Dorothy Day, qui fut arrêtée en 1955 en raison de son activisme anti-guerre, le père Boulier a été reconnu coupable en 1958 d’un crime pour avoir diffamé l’armée française concernant sa conduite pendant la guerre d’Algérie. Le PCF a aidé à payer l’amende. En raison de son soutien au mouvement pacifiste à une époque où Rome exigeait une collaboration avec la guerre froide, il a été suspendu de la pratique de la prêtrise à plusieurs reprises et sur de longues périodes. Cela comprenait une « réduction séculaire » de 1962 à 1971.
De l’intérieur du mouvement pour la paix au début des années 1960, le Père Boulier a travaillé avec le théologien Marie-Dominique Chenu (1895-1990) et avec le Cardinal Leo Jozef Suenens (1904-1996) pour les aider à soutenir le mouvement pacifiste. Le langage de la Constitution Pastorale – Gaudium et Spes contenait l’essentiel du texte proposé par le P. Boulier : « Tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même et il doit être condamné fermement et sans hésitation » (I Was a Red Priest, pp. 253-255).
Également au sein du mouvement pour la paix au début des années 1960, le père Boulier a aidé à identifier et à poursuivre des criminels de guerre nazis tels que le Dr Hans Globke, qui avait été autorisé à devenir un membre dirigeant du gouvernement de la République fédérale d’Allemagne (Allemagne de l’Ouest). Concernant cet affaire, Boulier a publié plusieurs livres : Nazi Judges in the State Apparatus of the Federal Republic of Germany (1962) et The Trial of Dr. Hans Globke (1963).[12]
Le père Boulier n’a jamais attendu ni reçu de récompense pour sa défense des juifs. A sa mort en 1980, il a la chance d’être tout simplement en règle comme membre du clergé parisien. Considérant sa mort prochaine et les problèmes de l’Église, il commente dans sa biographie :
L’Église survivra. Comment ? Je ne sais pas. Et je vais mourir d’avoir trop vécu. Avant de couler, je scelle cette histoire de ma vie dans une bouteille et la confie à la mer. J’espère que quelqu’un le trouvera et en tirera peut-être des leçons. Je ne lui demande qu’une prière et d’apaiser ma pauvre âme en peine au péril des flots. (I Was a Red Priest, p. 10)
Quelque 40 ans plus tard, quelqu’un en Israël a trouvé la bouteille du père Boulier et en a tiré des leçons. Peut-être que dans 40 ans, quelqu’un à Rome fera de même.
Figure 1 : Photos candides en 1939 du P. Boulier dans sa paroisse de Sainte Dévote à Monaco entre 1938 et 1941.[13]
Figure 2 : Lorsque cette propagande nazie, le film antisémite, Le Juif Süss a été projeté à Monaco. le P. Boulier prêcha contre. Il déclara que « ce spectacle conduit à la luxure, à la cruauté et à la haine parmi les citoyens ». En conséquence, il futrenvoyé du ministère Sainte Dévote et déporté. (RP, p. 176-177).
[1]Jean Boulier, J’étais un prêtre rouge : Souvenirs et témoignages (Paris : Éditions de L’Athanor, 1977), 254 p.
[2]Colleen Dulle, « Un regard intérieur sur le processus de canonisation contesté de Dorothy Day », America: The Jesuit Review (16 décembre 2021)
[3]Jean Boulier, I was a Red Priest : Memories and Testimonials (New York : Red Star Publishers and CWPublisher, 2022) 726 pp., avec annotations et annexe, 19,00 $, commande à cathwkr@aol.com. Une traduction anglaise gratuite en PDF est en ligne sur : https://cwpublishers.files.wordpress. com/2020/11/bk-33-boulier-red-priest-plus-glossary-ed-trans-t.-terrar-11-4-20-.4.pdf.
[4]Patrick Henry « Dorothy Day : Fighting Anti-Semitism », Today’s American Catholic (Hamden, CT : 28 avril 2021), en ligne sur https://www.todaysamericancatholic.org/2021/04/doro-thy-day- lutter contre l’antisémitisme
[5]Rapport : Remis à H.S.H. [Son Altesse Sérénissime] le Prince Souverain le 12 février 2015, p. 3, en ligne sur http://www.monacostatistics.mc/content/download/188420/2168781/file/Report%20of%20experts%20group%20-%2012th%20February%202015%20.pdf.
[6]La biographe Susan Ronald dans A Dangerous Woman: American Beauty, a noté Philanthropist, Nazi Collaborator: The Life of Florence Gould (New York: St. Martin’s Press, 2015), pp. 253-254, décrit le souverain de Monaco, le Prince Louis II, comme âgé, fragile et entièrement dépendant de Roblot, devenu en 1940 le plénipotentiaire de Vichy. Ronald, idem. p. 258, a souligné qu’au début de la guerre, les nazis utilisaient la principauté comme source de devises étrangères (américaines et britanniques) dont ils avaient tant besoin. Roblot a aidé des agents allemands à acquérir plusieurs hôtels et casinos de luxe et il a approuvé plusieurs banques du Troisième Reich pour l’ouverture de succursales locales. Ceux-ci ont aryanisé les « avoirs ennemis » pillés dans les banques françaises. Vers la fin de la guerre, le même système a aidé à déplacer les capitaux allemands vers l’Argentine. La principauté avait fait de même pour les Russes blancs en transférant des capitaux en France après la révolution bolchevique de 1917.
[7]I Was a Red Priest, pp. 138-139, anglais pp. 176-177.
[8]Pierre Abramovici, Monaco sous l’Occupation (Paris : Nouveau Monde éditions, 2015), p. 111.
[9]En 1995, Yad Vashem a déclaré le Père Giuseppe Girotti Juste parmi les Nations. En 1996, elle a décerné le même honneur au père Lichtenberg. Professeur Raul Hilberg dans The Destruction of the European Jews (New Haven : Yale University Press, 2003), 3e éd, vol. 2, p. 489.
[10]Idem.
[11]Dorothy Day, « The Case of Father Duffy », The Catholic Worker (New York : 1er décembre 1949), vol. 16, non. 7, p. 1, 4 à la p. 4; en ligne sur https://thecatholicnewsarchive.org/. Remerciements reconnaissants à l’historienne Rosalie Riegle pour avoir signalé ce passage.
[12] Jean Boulier, Les juges nazis dans l’appareil d’Etat de la République fédérale allemande (Bruxelles : Editions de l’Association internationale des juristes démocrates, 1962) 126 pp. et Jean Boulier, Der Prozess gegen Dr. Hans Globke (Dresde : Verlag Zeit im Bild, 1963) 47 pp.; (Édition anglaise intitulée « The Trial of Dr. Hans Globke », OCLC : 72011167).
[13]Abramovici, Monaco sous l’Occupation, p. 108