Ayant pris grand plaisir à lire, crayon en mains, l’essai de Michel Maffesoli, L’Écosophie (Le Cerf, cf. note de lecture p. 37), j’ai pu rencontrer l’auteur afin qu’il m’éclaire sur les lignes de force de son œuvre. D’emblée, je lui ai souligné que son essai était truffé de trouvailles linguistiques susceptibles de désigner justes les mutations humaines qu’il ne cesse d’analyser d’un livre à l’autre. J’ai voulu lui demander en quoi le sujet “réenchantement du corps” l’inspirait. Il s’en est suivi une «conversation» à bâtons rompus. À mon avis, utile pour inciter nos lecteurs à le découvrir.
Selon Michel Maffesoli, le corps est bien le fil rouge de tout son labeur de philosophe et de chercheur, professeur émérite à la Sorbonne et animateur du «Centre d’étude sur l’actuel et le Quotidien (CEAQ). Maffesoli n’a cessé, durant plus de trente ans, d’analyser les mutations postmodernes. Il en dégage les caractéristiques, souligne les empreintes, dans le sens d’Émile Durckheim, le père de la sociologie moderne. Maffesoli veut bien distinguer trois phases dans sa démarche intellectuelle capitale: l’étude du tribalisme (c’est surtout la parution d’une de ses œuvres magistrales, Le temps des tribus), celle du nomadisme s’inscrivant face aux inspirations de Michel Foucault sur l’identification multiple, et l’observation du retour du corps, avec l’éloge de Dionysos comme «épiphanisation» du corps. Il se situe alors dans la lignée de Gilbert Durand, lorsque ce dernier évoque une certaine «schizophrénisation» du corps social…
Quand je note la présence étonnante dans l’Écosophie de références à la philosophie de Saint-Thomas d’Aquin, Maffesoli me pointe l’importance du naturalisme, évoque Étienne Gilson, et me cite la phrase de Saint Thomas d’Aquin: «il n’y a rien de l’intellect qui ne soit d’abord dans les sens». Il attire mon attention sur le retour de la prise en compte de l’humaine animalité, me rappelle l’importance du rationalisme du dix-septième siècle, puis du siècle des Lumières, et nomme précisément le Russe Pitirim Sorokin à qui l’on doit notamment le concept de «mobilité sociale».
Ensuite, Michel Maffesoli aborde cette «postmodernité» qui est sa cible d’études privilégiée et qui s’ouvre avec les années 1950 (apparition du «design»), avec l’influence, bien entendu, de Max Weber le désenchanté, et l’affirmation du sensualisme (comme négation de la raison?). Puis ce fut une recherche de la conjonction des deux tendances, vers l’«entièreté» de l’être qui ne peut se comprendre que par l’interaction, la réversibilité, les effets de feed-back, la notion de «complexe» faisant songer à Edgar Morin… Pour mon interlocuteur, c’est la sociologie phénoménologique de la perception (Merleau-Ponty) qui demeure à la base de ses travaux. Et de résumer toute sa démarche en me disant qu’il ne cesse de respecter «un va-et-vient entre les livres et les bistrots» (sic) et que le sociologue, en quelque sorte, (mais il n’aime guère ce mot!)* se révèle comme un «renifleur du social».
Peu après, son exposé met en exergue l’importance des mots justes, les influences capitales de Heidegger, Camus, Descartes et de la poésie en général… sans oublier la constatation, parfois, de l’usure des mots, et cette double exigence qui ne le quitte pas et l’amène à éviter toute «vulgarité journalistique», toute «abstraction byzantine», toute concession devant la «médiacratie d’aujourd’hui».
En vérité, l’exposé éloquent, limpide et magistral de Michel Maffesoli me laisse admiratif. Pour ce philosophe de haut vol, en effet, il s’agit toujours d’inventer des mots qui disent «le moins faux possible» le Réel ; et de comprendre les époques, leurs variations, du désenchantement au «ré-enchantement», ce qui revient, de facto, à tenter de saisir les grands courants dans le creuset des apparences observables.
J’écoute mon interlocuteur, tel un vieux gosse autodidacte timide et fasciné. Une chose est sûre: je quitte son bureau à livres multiples, émerveillé par un tel critérium de la pensée aurait dit la mystique Simone Veil.