État des lieux d’un pays
« À quoi bon des poètes en temps de détresse ? », demandait Hölderlin.
Cette question angoissée taraude le réalisateur kazakh Darezhan Omirbayev dans son film Akyn (« Poète »), qui sortira sur nos écrans en 2023, et que j’ai pu voir en avant-première au centre Georges Pompidou. Omirbayev, comme ses personnages, aime contredire notre époque : il prend son temps, aussi bien dans la réalisation de ses métrages, dont l’avant-dernier datait de 2012, que dans la composition très étudiée, minutieuse, de chaque plan, chacun racontant une histoire dans l’histoire, chacun donnant un aperçu de l’état d’un pays, de l’état du monde, ouvrant sur des pans de mémoire refoulée, des fragments de rêve mêlés à la réalité la plus prosaïque.
Le film suit deux récits en parallèle. L’un se déroule aujourd’hui, dans une grande ville du Kazakhstan contemporain, standardisée, propre, avec ses quartiers d’affaires, ses quartiers résidentiels, ses centres commerciaux, sa banlieue, une ville qui pourrait être n’importe où au monde. Le personnage principal est un jeune poète, Didar, qui s’interroge sur la place de la poésie dans la société d’aujourd’hui, alors que se dresse l’implacable constat (aux dires, dès la première scène, de ses collaborateurs, dont l’un est joué par le réalisateur lui-même) de la domination internationale de l’Anglais et de la disparition croissante de familles linguistiques, avec le risque d’une régionalisation du Kazakh en tant que langue et culture. L’autre récit porte sur l’enjeu d’une filiation, celle d’un poète également, figure fondatrice de la littérature du Kazakhstan, et dont on suit à la trace le difficile rapatriement des cendres par des dignitaires du régime soviétique épris de poésie : Makhambet, qui fut assassiné en 1846 pour avoir résisté à la main-mise de l’empire russe sur son territoire.
D’un poète à l’autre
Les deux récits creusent une seule et même problématique, à deux siècles d’intervalle ou presque, l’un et l’autre contexte constituant une période charnière, de transition, troublée, instable : comment le poète, figure de résistance et d’intransigeance, avec son refus de toute compromission, son attachement passionné à la liberté, sa revendication d’une langue et de tout ce qu’elle comporte de relation au monde, peut-il affronter une réalité qui l’ignore ou le mé-comprend ? Plus simplement : comment la poésie peut-elle continuer d’exister dans un monde si peu poétique ?
Cette question est vécue bien différemment par les deux poètes. Pour Makhambet, elle prend la forme d’une résistance à l’oppression, à la disparition de son mode de vie, de sa culture. A travers la dimension orale d’une poésie qui célèbre aussi bien la terre que la liberté des habitants de la steppe contre le tsarisme ou le pouvoir des sultans corrompus, c’est son être même face à l’impérialisme des Etats ou des clans que défend Makhambet, et il est prêt à aller jusqu’au bout dans ce combat, jusqu’au sacrifice. Face à lui, le pouvoir, à travers ses sbires inféodés à la raison d’État, ne pèche pas par indifférence à la poésie, bien au contraire : si l’on s’en prend à Makhambet, si on menace sa vie et celle de sa famille, qui vit pourtant retirée, c’est que la parole a, dans sa société, un poids considérable, un statut d’autorité peut-être équivalent au pouvoir du souverain. Dans le monde de Makhambet, la poésie est politique, même quand elle ne fait que chanter un célébrer de soleil, les beautés de la nature ou bien l’amour. C’est parce qu’elle est sacrée, en tant que chant, en tant que parole de vérité, qu’elle est dangereuse, et qu’il convient de la domestiquer. Aussi bien propose-t-on à Makhambet une transaction : il lui suffirait d’écrire un poème en l’honneur du sultan pour rentrer en grâce et obtenir le pardon de sa rébellion. Si peu, en somme… quelques mots innocents suffiraient. Makhambet regarde longuement son interlocuteur… et lui crache dessus.
Cette offre qu’on ne peut refuser
Retour en 2022 (ou 2020, qui correspond à l’époque où le film fut tourné, en pleine pandémie). Un monde si différent de celui que connaissait Makhambet, qui ne connaissait pas la moindre ville. Almaty est une métropole de presque deux millions d’habitants, dimensions modestes par rapport à d’autres villes du monde, mais importantes pour un Etat de vingt millions d’habitants, même si elle n’en est plus la capitale. C’est une ville polluée, et en voie de gentrification pour certains quartiers, dont le film nous donne un aperçu. Les classes moyennes y vivent cependant fort modestement, comme le poète dont on suit le parcours, mais suffisamment bien pour éprouver de temps à autre les tentations de la société de consommation : errer dans un centre commercial rempli de produits high-tech, d’écrans digitaux de toutes sortes, de postes de télévision rutilants, de téléphones portables dernier cri, s’acheter une nouvelle paire de chaussures, une grosse voiture (qu’on imagine gourmande en carburant)… Didar éprouve plus fortement cette tentation lorsqu’un homme d’affaires richissime lui propose, à l’instar du sultan qui voulait soudoyer Makhambet, d’écrire un roman sur son histoire familiale et son ascension personnelle : un roman à sa gloire, en somme. Le jeune poète se laisserait bien acheter : « nous te ferons une offre que tu ne pourras refuser », dit le mécène sur un ton qui se voudrait facétieux…
Du sultanat au centre commercial
L’histoire semble se répéter, mais l’analogie s’arrête là, car le film bifurque aussitôt, par le biais d’un voyage dans une petite ville de province où le poète a été invité à donner une lecture de son œuvre en public. En public, c’est beaucoup dire… La grande différence avec l’époque de Makhambet, c’est qu’aujourd’hui, plus grand-monde ne s’intéresse à la poésie. Celle-ci a perdu son pouvoir de nuisance, sa dimension politique, en perdant sa popularité. Le passage de l’oralité à l’écrit serait-il en cause ? Est-ce vraiment cela, la défaite de Makhambet ? Peut-être… Mais ce qu’on voit surtout, c’est la prolifération de la laideur, de la banalité, de la médiocrité marchande dans un monde sans âme : comme la musique qu’on subit à volume élevé dans les centres commerciaux. Le réalisateur confie d’ailleurs, dans la conférence d’après-film, qu’il s’agit là d’une expérience vécue ; son fils ayant travaillé dans un centre commercial pouvait témoigner que la musique à fort volume est une stratégie de marketing assumée et imposée par les marques tant aux consommateurs qu’aux employés.
Le véritable ennemi du poète aujourd’hui n’est donc plus le sultan, mais le centre commercial.
Miracle
Paradoxalement, le film pourrait bien s’avérer optimiste malgré tout. Car Didar, lui, n’aura pas à subir le destin de Makhambet. Le fait que tout le monde l’ignore ne lui laisse pas seulement la vie sauve, mais lui donne une liberté immense, bien plus grande que celle dont pouvait rêver l’inflexible Makhambet : il peut écrire ce qu’il veut, sur ce qu’il veut, pour qui il veut. Même des poèmes politiques. Et qui sait ? Il se trouve toujours une lectrice émerveillée, à l’image de la jeune femme bègue qu’il rencontre, seule auditrice du public absent à sa conférence dans l’improbable petite ville de province où l’accueille une famille d’élus locaux avec autant d’égards que de maladresse touchante, pour donner sens à son choix de vie. Le miracle se produit alors : au moment où la bègue récite les vers de ce poète qu’elle apprécie et connaît depuis longtemps, elle ne bégaie plus, sa diction est parfaite.
« Mes amis, nous venons trop tard », écrivait Hölderlin. Et si c’était justement cela, la chance du poète ?