« Nous portons tous en nous des lieux d’exil, nos crimes, nos ravages. Notre tâche n’est pas de les lâcher sur le monde ; c’est de les transformer en nous et en les autres. »
Albert Camus
Peut-être vous a-t-il manqué ces derniers temps, de ces plongées éclairantes dans un réel de périphérie, si ce n’est cachée (« on nous cache tout »), du moins pas vraiment sous les feux de l’actualité de notre presse nationale ?
Le New York Times, vénérable journal américain dit de référence (1), a le mois dernier fait paraître une intéressante analyse de la « géographie des milliardaires russes » évoluant depuis le mois de février 2022. En utilisant des données disponibles, et peut-être aussi des données qui ne le sont pas au commun des mortels, le journal examine très minutieusement les vols internationaux privés au départ des principaux aéroports de Russie (2).
Les réfugiés ukrainiens ne sont pas les seules victimes de la guerre
Il en ressort qu’avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, les élites moscovites pas encore touchées par les sanctions internationales partaient régulièrement pour, dans l’ordre de préférence : Paris, Londres, Genève, Milan et Miami, entre autres villes du monde où l’on peut faire ses emplettes chez Tati et Bulgari. Depuis les exploits guerriers russes à Boutcha, Marioupol ou Kiev, la réaction de l’Occident a entraîné la fermeture des espaces aériens et ont été déclarés persona non grata les détenteurs à la fois de passeports russes et de confortables avoirs. Les destinations des oligarques en ont radicalement été changées.
Sans surprise, ces nouvelles routes montrent la capacité d’adaptation quasi-instantanée de ces Houdini du compte en banque. Adeptes du zig-zag d’ajustement instantané, la nomenklatura ne s’est pas laissé démonter. La nouvelle géographie des villégiatures, aussi bien pour les vacances que pour les affaires, regroupe maintenant les villes de Dubaï, Istanbul, Tachkent, Bakou et Almaty. Cette réallocation du budget des ménages dessine avec l’Asie Centrale et le Moyen Orient le nouveau cadre de vie des nababs.
Les Emirats Arabes Unis, qui ne recevaient que 3% d’entre eux en février sont maintenant crédités de 14% de leurs atterrissages, transformant Dubaï en « Dubaïsk », selon le propre mot des réfugiés russes. Songez que, orientés par le matraquage médiatique unilatéral de l’Occident décadent, l’on n’a de compassion que pour les Ukrainiens fuyant les bombardements… N’écoutant que leur ancestral sens de l’hospitalité, les EAU, la Turquie, l’Azerbaïdjan, Le Kazakhstan n’ont pas suivi les Européens ni les Américains dans leurs sanctions anti-Poutine. Des firmes US comme Goldman Sachs et Google ont relocalisé leurs employés moscovites à Dubaï, la société de conseil McKinsey à Almaty. Les affaires continuent.
A Dubaï, les clubs de riches Russes rapidement constitués ont mis à disposition de leurs membres des saunas – les « banya », tradition très prisée de nos amis slaves – où la vodka est, comme il se doit, servie à -18°. L’activiste télévisuel Dimitri Kiseliov, qui menace régulièrement l’Europe d’anéantissement nucléaire avec la bénédiction du Kremlin, se fait désormais photographier à Dubaï en maillot de bain rose, un coquetèle à la main.
Loin de nous l’idée de brocarder ces mœurs somme toute bien agréables. Toutefois, chauffer les étuves et en même temps refroidir les boissons dans des endroits où la température extérieure atteint couramment les cinquante degrés centigrades consomme quantité d’énergie fossile non renouvelable. Considérant cela, on reste dubitatifs quant à la conscience écologique des utilisateurs de jets privés.
« Jamais l’exil n’a corrigé les rois »
L’exil (tout relatif) n’est pas qu’un monopole des fortunés du gaz, il a aussi représenté la fin de carrière de certains dictateurs à travers l’Histoire. Lord Byron ou Stefan Zweig ne sont pas les seuls à être morts loin de leur foyer.
Outre tous les Napoléon – I, II et III -, le roi Farouk 1er d’Egypte et le shah d’Iran Reza Pahlavi sont morts proscrits ; l’un en Italie en 1952, l’autre au Caire en 1980. Comme Tchang Kaï Chek en 1975 à Taïpei à 87 ans, et le général-président paraguayen Alfredo Stroessner – surnommé « le tyrannosaure » – décédé au Brésil à 94 ans. Ce bon Alfredo qui accorda lui-même l’asile à Joseph Mengele et à d’autres nazis notoires, ou encore à son homologue nicaraguayen déchu Somoza, ne fut pas remercié par la Providence. Dans son éloignement forcé de la mère patrie, il dû penser qu’il n’y a décidemment pas de Justice, ou alors que le sort est quelquefois facétieux.
Plus proche de nous – façon de parler – Idi Amin Dada mourut dans son lit à 75 ans en Arabie Saoudite en 2003. Dit « Big Daddy » ou « Le cannibale », il arrivait qu’il invite ses ministres récalcitrants à se mesurer aux crocodiles dans la piscine de sa résidence présidentielle. On lui savait la passion de l’accordéon.
Ben Ali le tunisien, également bénéficiaire de la générosité saoudienne après son déboulonnage lors du « printemps arabe », en profita jusqu’à sa disparition à 83 ans en 2019, suite à une longue maladie. On ne connaît pas de passion artistique à Ben Ali.
Après trente-deux ans de dictature sanglante et diamantaire, le zaïrois Mobutu succomba à un cancer en 1997, en exil à Rabat, Maroc. Erich Honecker, ancien dirigeant d’Allemagne de l’Est, mort d’un cancer du foie à 81 ans à Santiago du Chili, était poursuivi – entre autres chefs d’accusation – pour détournement massif de fonds publics. La Corée du Nord et la Syrie lui avaient également offert l’asile. L’amitié n’a pas de prix.
Zog 1er mourut plus prosaïquement à Suresnes. Ce n’est pas un personnage des aventures de Spirou mais celui qui fut de dernier roi d’Albanie, monté sur le trône en 1928. Il le perdit lors de l’invasion italienne en 1939 et passa 22 ans de sa vie à errer de palais en palais, au Royaume-Uni, en Egypte et aux Etats-Unis, avant de s’installer définitivement en France. Zog ressemblait à Salvador Dali. La copie va jusqu’à la signature, qui a chez le relégué altoséquanais un délié de fouet surréaliste rappelant le Z qui veut dire Zorro.
Signatures respectives de Zog 1er et de Salvador Dali
« Je mourrais peut-être dans l’exil, mais je mourrai accru » – Victor Hugo
A moins que le cancer de la prostate ne relève de la mort héroïque violente, ces braves gens ne sont pas décédés les armes à la main, lors de la révolution populaire ou de palais qui les a renversés. Tout le monde ne termine pas son tour ici-bas en artiste, à l’instar du flamboyant Mussolini, pendu à un croc de boucher ; fin cinématographique dans l’incandescence des gestes et la profusion des foules. Non, les bannis du pouvoir meurent généralement – ils sont généraux – richissimes, très vieux, dans leur lit et entouré de la douceur familiale. Arrachés prématurément à l’affection de leurs conseillers financiers, ils laissent plus que des souvenirs. Leurs héritiers, à leur tour, ne se plaignent pas de la vie.
Qui est intéressé à accueillir Vladimir Poutine ? Note à l’attention des généreux humanistes : les dictateurs partent en exil avec des valises pleines.
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Ce qui n’a pas empêché le NYT de se vautrer dans un nationalisme guerrier au temps de Bush Junior et de l’invasion de l’Irak par les forces US. Le journal tente de se rattraper depuis l’ère Trump, lui-même encore moins présentable que le fils à papa de la Maison Blanche.
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https://www.nytimes.com/interactive/2022/06/17/world/europe/russia-private-jets.html