23 rue Racine et 234 Boulevard Raspail… Deux librairies étranges et pittoresques m’apportèrent de la joie durant plusieurs saisons. La première, à quelques pas du théâtre de l’Odéon, porte encore le fantôme de Guy Chambelland en bandoulière. Là se trouvait l’antre de l’éditeur du grand poète Yves Martin, avec sa grossière pipe à la Georges Brassens et ses coups de gueule inoubliables. La seconde, à quelques encablures du domicile de Pierre Seghers, était une boutique baroque et vaste à jamais rayée des cadres ! On a refait entièrement la façade de l’immeuble et il ne reste aucun vestige de mon passage alors que j’y vivais trois ans sous la devanture LES INSOMNIAQUES. J’y reçus un grand nombre de poètes contemporains, à peine en herbe, et qui devinrent par la suite reconnus de tous les experts du moment !
Frank Venaille, Bernard Noël, Dominique Labarrière, André Laude, Jean Breton, Patrice Delbourg… Comment vous oublierai-je ? J’avais même installé au rez-de-chaussée de ma boutique, une salle de prière ouverte à toutes les religions monothéistes, avec des bougies et une bible, reposant, ouverte, sur un lutrin de camp. Ce « sous-sol mystique » me valut la visite des flics à l’époque de la disparition soudaine et louche de l’écrivain Jean-Edern Hallier, qui était à l’époque un camarade de tranchée. La Police avait songé que j’avais caché le Directeur du journal L’IDIOT INTERNATIONAL chez moi, dans ma librairie ! Il est vrai que mon complice Jean-Edern était vite devenu un frère de facéties médiatiques par une série de coïncidences. Hallier me sollicita pour écrire un essai sur mon père, philosophe fasciste, ami de l’essayiste Henri Massis… Il me bouscula beaucoup afin que je m’impose et signa même un de ses ouvrages sur la « jeune génération »…
23 rue Racine, 234 Boulevard Raspail. Deux havres de ma jeunesse d’aventurier mystique ! Et la vie fit qu’un jour je m’installais chez Alain Breton, le fils de Jean qui avait « hérité » de la Librairie Racine et avait accepté ma proposition de « ressusciter » le 23 rue Racine pour la poésie d’aujourd’hui ! J’acceptais l’aventure au nom de Michel Breton, créateur de la revue POÉSIE 1, proposée en kiosques et mariant publicité et muses, en refusant de considérer qu’il s’agissait d’un couple contre nature.
En vérité, Michel Breton m’influença beaucoup, et il fut un escroc de première classe. Il me vola sans vergogne avec des factures sur travaux d’imprimerie en faveur de L’ATHANOR, ma maison d’édition que j’avais « acheté » aux frères Breton pour quelques milliers de francs en coupures (il s’agissait de 20 000 francs de l’époque que mon frère Rémy, le bourreau de mon enfance en culottes courtes, m’avait laissé en héritage, peut-être pour se faire pardonner le viol dont je fus la victime).
C’est d’ailleurs Michel Breton lui-même qui me trouva l’emplacement des INSOMNIAQUES contre un loyer mensuel
modique, dérisoire même pour un tel endroit vraiment commercial !
Je décidais d’ailleurs de vendre des journaux au 234 Boulevard Raspail, avec les NMPP, (Nouvelles Messageries de Presse Parisienne) comme caution et patron… De la Presse populaire, également de la jeune poésie… Ce fut, à vrai dire, un moyen de durer et de faire fonctionner, bon an mal an, mon entreprise artisanale.
J’ai revu les papiers administratifs : les INSOMNIAQUES durèrent vingt-quatre mois. La librairie me permit non seulement de subsister tranquillement mais aussi, de faire paraître, à son enseigne, trois ouvrages éponymes : le premier, du jeune et brillant comédien Gérard Tcherka (Qu’est-il devenu . Est-il mort ou vivant encore ? Je l’ai hélas perdu de vue)., le second de Frédéric de Foucaud, avec une préface du metteur en scène Claude Confortès, enfin, le troisième d’André Brugiroux (« Le prisonnier de Saint Jean d’Acre ») qui était une belle évocation précise et injustement oubliée d’un mouvement réformateur qui bouleversa la Perse et continue de faire l’objet d’intolérables persécutions de nos jours : il s’agit, bien sûr, du mouvement Baha’i dont les idéaux ont gagné d’ailleurs les confins de la planète.
Au fond, en éditant ces trois ouvrages sous le nom LES INSOMNIAQUES, je dépassais ma déception qui m’avait obligé de mettre en faillite mes éditions de L’ATHANOR (dépôt de bilan et sanction du Tribunal de Commerce pour comptabilité détruite !), conséquence directe et logique des indélicatesses de Michel Breton. Je me prouvais à moi-même que le métier d’éditeur était bel et bien ma vocation, d’autant que nous avions à l’époque comme modèles identificatoires les « endettés comme une mule » que furent Eric Losfeld et Jean-Jacques Pauvert.
En ce temps-là, j’étais fou, jeune, audacieux. Je n’avais peur de rien. Et je rêvais d’un destin me permettant d’être à la fois éditeur, poète, homme d’affaires et brigand au grand cœur, excusez du peu ! Et j’y ajoutais même un goût immodéré pour la psychanalyse et la philosophie.
Comme me le dira beaucoup plus tard mon jeune camarade Michaël : entre le Sartre de La Nausée et Maître Eckhart, il n’y a qu’un fil étroit de différence : ce doute existentiel qui ne quitte jamais l’agnostique authentique et durable.
Au bout de mes hésitations, chercher un sens à l’existence est mon acharnement. Je tente de relier avec acharnement des événements en apparence décousus. Toujours la même obsession m’habite, la même ambition m’obsède : faire de plusieurs milliers de bouts de tissu disparates de ma vie un patchwork harmonieux, agréable à l’œil d’autrui, et parfois beau.
Je l’avoue sans scrupule : mon programme de vie a toujours été d’ignorer la veille et de prendre le jour nouveau comme au premier jour de toute lumière, sans chercher à savoir de quelle obscurité cette lumière est sortie victorieuse avant d’éclairer le visage ridé du voyageur ébloui que je suis, enrôlé sur le chemin sans fin de nulle part à nulle part.
Quoi qu’il en soit, je sais d’expérience que tout amour semble toujours en retard – d’une larme ou d’un sourire ?
Sommes-nous nés pour tant de douleurs accumulées ? Nés pour mourir, et non pour peu à peu guérir de la peur de mourir ?
Je me souviens… Quand venait le soir, au Centre Didro, à l’heure de la dynamique de groupe avec les toxicomanes accueillis, cette interrogation insistante atteignait parfois l’insoutenable. Il est vrai que je devinais que Karim (32 ans) allait mourir sous peu, et que Mojibe (34) et Laurence (28) étaient du même convoi funèbre… Ma sinistre énumération était ainsi un chemin de croix avec le sceau du sida à chaque station.
Ô mon amour, mon épouse, ma Directrice, nous étions infatigables ensemble. Nous qui étions toujours bien portants, comment osions-nous nous plaindre parfois et ne pas nous aimer à la mesure de l’amour sans mesure qui palpitait en nous ? Nous étions un couple inséparable, à vrai dire. Pour nous deux, la religion catholique dont nous nous réclamions était une boîte à musique charmeuse, légère jusqu’à l’insignifiance. Plusieurs fois, je t’avais raconté mes nuits d’ancien trappiste. Dans les profondeurs du silence, j’ai toujours cherché la Lumière.
Je me souviens de mes trois heures de la nuit, à Bricquebec. Tout se taisait en moi, autour de moi, au dessous de moi. Aux quatre points cardinaux de l’agenouillé en bure que j’étais, je m’imaginais le centre précis d’un cercle qui n’était que le point névralgique d’une autre circonférence plus large… et ainsi de suite jusqu’aux confins de l’espace sans temps.
Du Centre Didro, il me reste des images et des scénarios irréels.