Un coin de table
D’où vient que le réel a tant d’épaisseur dans le cinéma d’Ozu ? D’où vient que les choses s’y revêtent d’une étoffe matérielle presque tangible ? D’où vient qu’on y respire le parfum des arbres, de la rue en été, qu’on y éprouve la chaleur et la consistance imperceptible d’une saison ? Qu’une enseigne de bar ou l’éclat d’un néon suffise à dire l’arrière-fond sonore de la ville anonyme aux heures de sortie de bureau, le sentiment poignant du soir ou d’une vie qui décline ? Qu’un coin de table dans la cuisine s’imprègne d’une mélancolie tenace ? Cela tient-il au paysage que cerne une prise de vue parfaite ? Serait-ce l’effet de l’éclairage, du jeu exact de l’ombre et de la lumière sur les objets d’intérieur, découpés avec une netteté que même le noir et blanc ne parvient pas à brouiller ? Ou serait-ce, enfin, la durée qui passe sur tout ça, qui effleure les surfaces et qu’on laisse flotter librement dans le cadre immobile des choses ?
Chez Ozu, la vie ne dure qu’une saison : le printemps, l’été, parfois l’automne, tantôt précoce, tantôt tardif. Dans le Japon d’après-guerre, où l’art du temps a su faire disparaître comme par magie le traumatisme de deux déflagrations atomiques ainsi que le goût amer de la défaite, le bonheur et la paix sociale sont la douce consolation des vaincus. Hommes et femmes sont enfermés pendant une bonne partie de leur journée dans des bureaux pour s’affairer à des tâches routinières dont on ne connaîtra jamais la teneur ; l’autre partie de la journée s’écoule dans des domiciles confortables de classes moyennes, où se joue l’enfer de la vie domestique. Ce qui reste est consacré aux loisirs : une représentation de théâtre kabuki, ou, plus exaltant, un match de base-ball, une course cycliste, une partie de pachinko, un verre de saké entre hommes au bistrot du coin ; une visite aux parents ; une courte (trop courte) escapade dans une station balnéaire… Les journées se ressemblent. On ne lit pas beaucoup : sinon le journal, peut-être.
On ne se donne pas de gifle
Une fois dans le foyer conjugal, Ozu filme avec une distance cruelle ses personnages désemparés : on s’aperçoit que c’est invivable. Une guerre larvée, impitoyable, oppose l’homme et la femme, couple marié de force et sans amour, l’un et l’autre sans liberté, à merci du regard des amis, des voisins, des domestiques, des parents jamais très loin… La même guerre oppose les générations : parents et enfants, cette fois. Entre les membres de la famille, d’invisibles cloisons se dressent, ruinent (ruminent) toute communication, dissolvent toute entente possible. Guerre feutrée, guerre de position interminable, faite de combats qui se livrent à demi-mots : chaque sourire cache une violence contenue ; on ne se donne pas de gifle (même si la tentation est grande), mais par moments, une inflexion de voix trahit l’émotion qu’on étouffe depuis des années, une vérité s’énonce sur un ton très doux, à peine différent du ton habituel. Les dialogues sont des champs de bataille truffés de bombes à fragmentation.
Mêmes rôles, même narration ?
Après 1945, tous les films d’Ozu se ressemblent : en zappant d’un film à l’autre, on se prend à douter d’avoir vu ailleurs, ou non, une scène entre le père et la fille, entre le père et le promis de la fille, entre le mari et la femme, un repas arrosé au saké, ponctué de chants traditionnels, un plan sur une cuisine, un séjour, un couloir de bureau, une fenêtre ouverte sur l’été, des arbres, une structure métallique, une enseigne de café, une dune au bord de la mer, le vent. C’est comme si Ozu avait fait dix fois le même film, avec les mêmes acteurs (Chishu Ryu, toujours dans le même rôle, Setsuko Hara, Shin Saburi, Nobuo Nakamura…), et toujours la même histoire de fille à marier, souci permanent qui tourne à l’obsession pour les parents : marier la fille, c’est d’ailleurs la seule finalité de leur existence, dirait-on.
Et les mariages, lorsqu’ils ont lieu (fatalement) sont filmés comme des enterrements : c’est ce qu’ils sont, réellement, car une fois dans son cocon familial, l’épouse n’en sortira pas, sa vie est finie ; elle n’a plus pour fonction que de mettre au monde les enfants, d’assurer la reproduction de l’espèce. Puis de marier sa propre fille, à présent. Le mari n’est guère mieux loti : son cocon à lui, c’est le bureau ; une mort lente l’y attend également.
Le jeu des sept différences
Pourtant, il y a du bougé dans le cadre en apparence immobile. Et tout l’art d’Ozu est dans ce bougé, ce léger frisson irisant la surface de l’eau qui foisonne de poissons insaisissables au premier regard. C’est peut-être d’ailleurs le secret de ces énigmatiques plans fixes (faussement fixes) sur les espaces vides : une science du déplacement minime, par petits réajustements. Ainsi, le plan qu’on retrouve à intervalles réguliers dans « Le goût du riz au thé vert », sur le couloir de l’office où travaille le mari, devant le bureau du supérieur ; on y remarque au début du film un certain désordre : deux bouteilles vides au sol, un escabeau, un ventilateur, une théière, et quelque chose qui ressemble à un lampion ; lorsqu’on retrouve ce plan presque une heure plus tard, il ne reste plus que trois seaux espacés de plusieurs mètres, alignés impeccablement : le ménage est fait (ou en train de se faire) ; l’espace laissé vacant respire plus librement, selon l’esthétique du « Ma ». Les films d’Ozu sont autant de variations sur un même thème qui ressemblent au jeu des sept différences : d’insensibles transformations opèrent en sous-main. En effet, dans ces histoires de fille à marier, le personnage principal n’est pas toujours le même : tantôt l’accent est mis sur la fille en question (dans sa relation au père, comme dans « Printemps tardif »), tantôt il est mis sur le couple de l’oncle et de la tante qui veillent sur elle (comme dans « Le goût du riz au thé vert »), tantôt sur le père de la fille (comme dans « Le goût du saké », dernier film de la carrière d’Ozu, récit poignant de la vieillesse inéluctable, de la solitude qui attend les parents une fois que les enfants sont partis ; vieillesse étrangement festive, ayant les allures d’une fin de repas et le goût amer du saké), tantôt ce sont deux femmes qu’il faut marier, la mère et la fille (comme dans « Automne tardif »).
Le charme discret des classes moyennes
C’est alors que les choses révèlent leur signification précise. Comme le réfrigérateur (au premier plan, mais très discret) dont la surface chromée reflète le couple au cours d’une scène de réconciliation entre le mari et la femme dans « Le goût du riz au thé vert ». C’est qu’il y a eu auparavant un léger déplacement qui a permis les retrouvailles. Il a suffi d’un mot du mari (« j’aspire seulement à une vie confortable, quelque chose d’intime et de primitif »), puis d’une escapade en train de l’épouse vers une ville lointaine (là aussi, le plan bouge un peu : comme s’il subissait le roulis du train ; la voix du haut-parleur égrène les horaires, et l’on saisit d’un coup la réalité des distances : Hamamatsu, 12H20, Nagoya, 14H04, Kyoto, 16H22, Osaka, 17H). Ce n’est que par ce détour salutaire, par cette palinodie imprévue, que la scène de réconciliation peut avoir lieu, avec un réalisme saisissant, dans une cuisine qui semble n’avoir jamais été aussi matériellement incarnée qu’en cet instant précis.
Certes, la « morale » (j’allais écrire : « la chorale ») de l’histoire peut paraître bien passéiste. Elle mène à l’acceptation d’un ordre social plus puissant que les individus. La femme conserve sa place : le foyer. Le mari conserve aussi la sienne, même s’il a eu l’occasion d’un bref séjour en Uruguay. Mais le détour a fait bouger les lignes en modifiant la texture du réel. Le retour de l’épouse n’est pas un plaidoyer pour la restauration du couple : l’une des premières conséquences de son départ est d’ailleurs de libérer la nièce de ses engagements et de lui laisser le choix d’épouser l’homme qu’elle jugera le plus fiable. De sorte qu’un équilibre nouveau, mais tout aussi précaire, s’ébauche à partir de là, entre l’obsession de la sécurité et un sourd désir de liberté, un peu à l’image du Japon tiraillé entre le poids des traditions dont il tarde à se défaire et l’appel irrépressible de la modernité.