Je pourrais résumer cette histoire en quelques mots : je me suis fait braquer par une bande de criminels armés de machettes dans les bas-fonds de Kinshasa. Pourtant, l’histoire est bien plus nuancée, et savoureuse.
Il y a quelque temps, j’étais parti à Kinshasa à la requête d’un ami vice-ministre de la République Démocratique du Congo, qui souhaitait que je l’aide à mettre en place un plan d’action pour résoudre le problème des Kuluna, des bandes de jeunes délinquants âgés de 12 à 25 ans qui terrorisent la ville et n’hésitent pas à user de leurs machettes sur tout récalcitrant.
Des nonnes ingénieuses
Après avoir fait le tour des ministères pendant plusieurs jours, fatigué de ne voir de la ville que son quartier le plus protégé, Gombe, j’insiste auprès de mon chaperon le vice-ministre pour trouver un moyen de rencontrer directement des Kuluna, afin d’avoir une idée plus personnelle de ce qu’ils sont et de leurs motivations. Il finit par accepter et nous partons pour la commune de Matete, pour rejoindre une installation tenue par des nonnes.
Ces nonnes, courageusement installées dans une grande maison au Centre d’un quartier pauvre, avaient eu l’ingénieuse idée de s’attacher les services d’un ancien Kuluna rangé des voitures, une sorte de grand frère qui maîtrisait parfaitement les arts martiaux, afin de donner des cours de karaté à quelques bandes d’actuels Kuluna dans l’enceinte de leur couvent. Les jeunes ainsi canalisés, pouvaient recevoir quelques conseils avisés à la fois de leur grand frère, mais aussi des religieuses qui ne manquaient pas de leur faire entendre la parole sainte et, par l’exemple et le dialogue, de les diriger vers quelques valeurs plus altruistes que celles qu’ils avaient adoptées au cours de leurs vies de délinquants.
Les Kuluna à l’entrainement
En arrivant, après avoir pénétré l’enceinte du couvent, nous pouvons effectivement voir une vingtaine de jeunes, certains encore des enfants tandis que d’autres ont bien la vingtaine, répéter des katas[1] consciencieusement, sous la férule de leur maître, à peine plus vieux que les plus âgés d’entre eux. Les sœurs nous font asseoir dans la cour, à l’ombre d’un flamboyant, et nous entamons une conversation au cours de laquelle elles m’expliquent leur démarche. Le problème des Kuluna est une catastrophe pour la ville, car ces bandes se multiplient, et drogue et alcool aidant (et on ne parle pas ici de bières belges, mais de l’agénin, un alcool local frelaté aux concentrations alcooliques hallucinantes), elles ne reculent devant rien pour s’approprier les biens d’autrui, en plein jour, dans quasiment tous les quartiers. Malheur à celui qui résiste, car les Kuluna ont la machette leste, et scrupules ou mansuétude ne sont pas de la partie.
Je m’éclipse un moment pour aller rencontrer ces jeunes pendant leur entraînement. Nous échangeons pendant une dizaine de minutes, moi en français et eux en lingala, tandis que le maître traduit. L’échange se passe bien et la discipline de ces élèves combattants est assez parfaite ; le maître peut en être fier. Pour résumer notre échange en quelques mots, je leur demandais à quoi ils aspiraient, si toutefois ils aspiraient à autre chose que de terroriser la population, et ils me répondaient que bien sûr, ils souhaitaient s’en sortir, et réussir leur vie de manière honnête, si toutefois on leur en donnait l’occasion. Vous me direz, l’enfer est pavé de bonnes intentions, ce qui n’est pas faux. Mais le paradis aussi, enfin j’imagine.
L’homme blanc doit payer, sinon…
Je retourne m’asseoir avec les religieuses autour d’un soda local, et notre discussion se poursuit. Vient alors, d’un coup comme à l’accoutumé sous ces latitudes, la nuit, avec son lot de moustiques dont on craint toujours que l’un d’entre eux ne soit gorgé de malaria, et ait la délicieuse idée de vous piquer, non pour vous rendre malade mais pour nourrir sa famille, enfin sa future famille, ses œufs, et malgré lui vous transmettre la désagréable maladie connue sous le nom de paludisme. Avec cette tombée de nuit, je n’ai pas fait attention, mais l’entraînement s’est terminé. Cinq minutes plus tard, je tourne la tête et à quelques mètres de nous, la vingtaine de Kuluna s’est rassemblée, plusieurs d’entre eux portent à la main leurs célèbres machettes, et ils nous observent. L’un d’entre eux s’adresse alors à une des religieuses assises à notre table, et celle-ci de me traduire le propos : ils estiment que l’homme blanc doit payer. Sinon…
Je me tourne alors vers mon ami le vice-ministre, qui hausse les épaules et me dit qu’il serait bien que j’aie en poche quelque monnaie d’échange, et qu’il ne peut garantir ma sécurité à ce stade. Moi qui suis normalement plutôt héroïque, je regarde attentivement mes extorqueurs, leurs muscles saillants, et surtout leurs machettes qui brillent à la lueur de l’unique ampoule de la cour. N’y voyez pas de la peur, car c’est uniquement le bon sens qui me fit dire à ce moment que les 50 dollars qui traînaient au fond de ma poche seraient aussi bien dans celles des Kuluna, d’autant plus que je ne suis pas vraiment matérialiste dans l’âme et que s’attacher trop fortement à la possession des biens matériels est bien souvent la voie vers la dégringolade, voire la mort dans le cas présent. Bref, je n’eus même pas un peu de velléité de résistance.
Bouche bée
Je déclare donc à la religieuse que je suis en possession d’un billet de 50 dollars, et que si ces jeunes gens voulaient s’en accommoder, je serais disposé à leur en transmettre la propriété. La nonne s’adresse alors aux Kuluna, et s’ensuit un dialogue en lingala plutôt mouvementé, qui semble se terminer par une soumission des Kuluna aux propos de notre sœur. Elle m’explique alors la conversation qui s’était tenue là : les Kuluna acceptaient les 50 dollars, mais la bonne sœur ne souhaitait pas qu’ils les prennent eux-mêmes, car disait-elle, ils allaient s’empresser d’aller acheter de l’alcool avec. Elle leur disait donc que c’est elle qui empocherait la somme, et qu’avec elle irait leur acheter des sucreries et autres délicatesses, afin qu’ils puissent festoyer sans se ruiner la santé physique et mentale. Bien que réticents à cette idée au départ, devant l’insistance de la représentante de Dieu sur Terre, ils se rangèrent à cette idée et acceptèrent le compromis. J’en étais quelque peu bouche bée.
Je donne donc le billet américain à la nonne, au vu et au su de la bande approbatrice. La scène qui s’ensuivit vaut son pesant d’or, ou de dollars si vous préférez. Un par un, chacun des Kuluna, du plus jeune au plus âgé, passe devant moi, s’incline poliment et me dit « matondi, tokomana » – comprendre « merci et au revoir » – puis retourne au sein du groupe armé. J’étais déjà bouche bée, me voici comme deux ronds de flan. J’accuse le coup, me lève dignement, remercie chaleureusement les religieuses pour le temps qu’elles m’ont accordé, puis quitte l’enceinte rejoint la voiture ou nous attend le chauffeur du Vice-Ministre, et nous quittons le lieu pour retourner vers Gombe. Je vous l’avais dit dès le début : je me suis fait braquer par une bande de criminels armés de machettes dans les bas-fonds de Kinshasa. Ils ont été très polis.
Éric Roux
[1] Suite de mouvements codifiés destinés à obtenir une pureté du geste, dans les arts martiaux japonais.