Campagne pisane ; coquelicots omniprésents sur les jachères, les bas côtés et les rond-points.
À San Giminiano, nous luttons contre le flot des touristes dans la rue principale, laissée aux piétons. Au fur et à mesure de l’avancée vers le haut de la ville, la place du Duomo et les campaniles, les structures semblent se superposer, s’intriquent, cherchant à s’imposer à l’assaut du ciel. Les murs austères des tours aux rares ouvertures hérissent le centre d’un jaune crème tacheté de rouille. Toutes sortes de commerces aux produits indispensables ne présentent à l’œil que leur vitrine comme devanture. Pas d’étalage, de tourniquets, de présentoirs; avec la foule ils ne tiendraient pas debout. Une boutique d’articles de cuirs ; valises, porte-monnaie, sacs… en face d’une charcuterie artisanale ; salamis, jambons, grandes saucisses tordues comme des segments de boas constricteurs. Même couleurs brunes et fauves dans les deux magasins ; odeurs mêlées des peaux et des viandes identifiables du bas de la rue. À l’entrée d’une petite église à la simplicité nue, une messe est annoncée pour le quarantième anniversaire de la découverte du corps d’Aldo Moro et de l’assassinat de son escorte.
Fresques sublimes dans l’église du Duomo. Évocation de l’Exode ; parmi la foule des Hébreux sauvés des troupes englouties du Pharaon, une dame en robe bleue vient juste d’arriver sur le rivage. Son porte-bébé du 14eme siècle est une écharpe au drapé impeccable. Nouveau Testament ; chevaux partout, tout comme les Romains féroces. Sur d’autres panneaux, douceur des ânes. Y sont juchés tantôt des pèlerins, tantôt des apôtres. De tous, le plus doux est celui qui porte le roi des Juifs.
Nous déjeunons à l’osteria del Carcere – le « restaurant de la prison » – d’un verre de Vernaccia le cépage blanc, de bruschetta, d’une soupe de cèpes et de haricots blancs. Quatre ambulances de l’Unita Mobile di Soccorso aux armes de la société de bienfaisance de Santa Fina sont garées sur une place isolée. Sainte Fina. Cette jeune fille du treizième siècle endura cinq années, allongée à sa demande sur une planche de bois, ce qui semblerait avoir été une sclérose en plaques ou une tuberculose ostéo-articulaire, avant d’expirer à l’âge de quinze ans. Patronne de la cité, elle est représentée de nombreuses fois dans le Duomo où l’on peut voir un enfant de chœur bouleversant de tendresse pleurer sur les pieds de la sainte, les prélats et les puissants se pressant autour d’elle.
Le premier jour à Sienne nous croisons un papy moustachu au blouson rouge et sa Moto-Guzzi 250cc « Airone » 1946 rouge. Il change une bougie à l’aide d’une clé, en discutant volontiers avec les touristes intéressés. Au détour de la rue : le campanile du Duomo en Lego de marbres vert et blanc. En prenant de la hauteur, l’amincissement des murs et l’élargissement des fenêtres sont des solutions contre la gravité et l’effet d’optique rétrécissant dû à la perspective. Logeant quartier de l’escargot, décision est prise de nous déplacer à pas mesurés. Que ne nous sommes nous trouvés quartier de la girafe, nous aurions alors fait le choix de nous pencher aux fenêtres des étages supérieurs afin de découvrir comment les Siennois vivent dans leurs intérieurs.
Le lendemain nous nous rendons à nouveau au Duomo en passant par l’autre chemin proposé par la DDE* locale. Surprise. En passant devant la trattoria où nous dînions la veille, la distance parait encore plus courte. Sienne est une ville aux attraits rassemblés sur une colline étroite. Après les toits de tuiles et de chapes de ciment en voûtes alternées de l’église, visite de la crypte. Elle se situe bien plus bas que la place. On y accède par une suite d’escaliers extérieurs, à flanc d’édifice. C’est ce qui reste de la première cathédrale, retrouvée lors de fouilles récentes. La crypte a plusieurs étages qu’on descend par des rampes jusqu’à la hauteur du baptistère. Fresques de la Passion du Christ : ors, bleus, rouges, terre de Sienne – on y est. Une résille d’acier “à la Beaubourg” soutient le plafond terminal, celui du dernier étage, le plus haut situé, juste en dessous du dallage du Duomo lui-même. Une cathédrale sur une cathédrale.
Sur la Piazza del Campo, au Caffé Nannini, une dame nous désigne une table. Un monsieur vient prendre la commande, un autre amène un soda au cédrat, une nouvelle dame un cioccolatta calda crémeux. Spécialisation des tâches en terrasse face à la tour del Mangia du Palazzo Publico. Ses quatre-cent marches sont programmées pour demain: en prévision, je commande un deuxième cioccolatta calda. Un cinquième cameriere apporte l’addition, un sixième vient encaisser. C’est le cinquième qui rapportera la monnaie.
Presque chaque colline toscane est couronnée d’une grande maison ressemblant à un château, entourée d’une crinoline de jardin piquetée de cyprès. Des remparts de Pienza, vue panthéiste sur la campagne vallonnée sillonnée de thalwegs sombres ; toboggan vert des flancs d’une montagne lointaine ; vignes et prairies semées de coquelicots, encore. Rigueur baignée de lumière froide de l’église du Duomo aux retables d’or.
Dans le baptistère, le pape Pie II Enea Silvio Piccolomini 1458-1464 accueille le visiteur au bas de l’escalier, adossé à une colonne. Il est représenté assis mais le siège n’est pas peint. Un bedeau obligeant à posé une chaise curule sous le tableau. Dès lors, le pape peut se reposer. Pie III Francesco Todeschini Piccolomini 1503 a droit aux mêmes égards au pied de la colonne de droite. Les Piccolomini sont des gars du coin.
Montichiello, bourg médiéval : l’orage, prévu tous les jours depuis cinq jours déjà. Le blé en herbe se courbe sous les bourrasques, son vert plus clair disparaît dans le gris. N’existe plus que le noir des cyprès et des pins parasol. Des ouvriers continuent à travailler sous la pluie dans les vignes, de loin semblant lents et appliqués. A l’occasion du dernier dîner à Sienne, assiette de charcuterie affettati misti toscani : tous les rouges, tous les roses. Je dis au restaurateur que cela me remémore les cochons de mes oncles, qu’ils tuaient en hiver et que mes tantes cuisinaient deux jours d’affilée, préparant pour l’année entière des monceaux de tripes et fritons, grattons et pâtés, boudins et rillons, andouilles et saucissons. Je demande si les cochons du coin sont blancs ou noirs. « Ils sont blancs ET noirs », me répond-il soulevant son tablier et montrant son ceinturon: “l’inverse de moi, la cintura bianca e il corpo nero” !
Près de Castellina in Chianti, au domaine de l’azienda de Fonterutoli se trouve une nécropole étrusque. Tout y est visible du bord surplombant car le tumulus a été excavé. Le couloir d’entrée débouche sur une chambre dont les pans de murs marquent encore l’emplacement des tombeaux. Les archéologues y ont découvert un char de guerre ainsi qu’une tête de lion en pierre dont ils ne connaissent pas le rôle ni la signification. Des Romains, nous pensons tout savoir. Des Étrusques, nous ne savons que penser. Il faut dire que si ce qu’on sait des Romains a été rapporté par les Romains, ce qu’on sait des Étrusques vient aussi en grande partie des Romains… Vers San Leonino, passage dans les forêts recouvrant les reliefs les plus élevés de chênes verts corréziens. Même civilisation de la truffe. Pris par le temps, nous repartons au travers des paysages du Chianti vers l’aéroport de Florence, où nous rendons in extremis la Cinquecento de location sous le viaduc ferroviaire bordant les pistes d’aviation, au milieu des échangeurs saturés de la plaine de l’Arno.
Eric Desordre