Imaginez un ego sur deux pattes, étanche à l’inconscient et aux facultés qui y résident : vous y reconnaîtrez l’homme moderne, l’homme dit « civilisé ». Armé de portefeuille phallique et de cartes de crédit resplendissantes, ses seules intuitions concernent le cours de la Bourse, les fluctuations du Marché, le “trend” des consommateurs, le Business Ces intuitions sont tellement surdéterminées qu’il est légitime de se demander si elles appartiennent au sujet ou si elles sont plutôt l’expression d’un système économique devenu désormais autonome en raison de son pouvoir de conviction et de son taux de complexité croissant qui le rend pratiquement imprévisible et ingouvernable.
Un héros compulsif
L’élément nouveau par rapport aux grandes civilisations du passé est représenté par une technologie et une médiatisation qui amplifient la puissance de l’archétype 1 qui étaie l’ego : celui du Héros compulsif victime des conséquences de son arrogance. Je ne peux ici que renvoyer à ma thèse selon laquelle à la base de l’attitude caractéristique poussant à dominer inexorablement l’Autre et à conquérir le monde à coups de canon ou/et de transactions, se trouve l’archétype du Héros Tragique. Dans la mythologie classique ce dernier est généralement représenté arme à la main et admiré pour ses prodigieuses victoires sur des monstres en tous genres. Son slogan est le veni, vidi, vici de Jules César, sa tactique brutale s’accompagne souvent à quelque fourberie et son geste plus typique est celui d’Alexandre le Grand tranchant sans ambages le nœud gordien. Comme l’Histoire nous l’apprend, le culte du Héros Solaire est lié au matriarcat et est antécédent au Héros Tragique. Ce Héros est destiné à émuler le trajet du soleil et donc à suivre les rythmes et les procédés harmonieux de la Nature et à expérimenter le mystère de la mort afin de se régénérer 2 . Tandis que, toujours dans la mythologie, Le Héros Tragique finit immanquablement par tomber dans l’hybris 3 en défiant les dieux. De ce fait son destin devient funeste et consiste le plus souvent en supplices éternels, c’est-à-dire sans solution de continuité, infligés par les divinités offensées. Or, un de ces châtiments dont est très concrètement victime l’homme moderne est la dépression qui peut être interprétée justement comme une compensation de son attitude effrénée envers le monde. Tel un moderne Sisyphe, l’homme d’aujourd’hui semble écrasé par le poids de la dépression malgré tous les efforts, chimiques, psychothérapiques ou autres, qu’il produit pour s’en débarrasser.
Des supplices éternels
L’archétype du Héros Tragique est devenu la dominante psychologique de l’homme moderne. Par conséquent, étant donné que le « châtiment éternel » représente un aspect fondamental de ce mythologème 4 et signifie psychologiquement que la situation ne peut évoluer, l’homme moderne doit s’attendre à des impasses collectives pathologiques tant sur le plan psychique que sur le plan écologique et social. Comment ne pas penser, par exemple, aux bulletins toujours plus exaspérés sur le taux de pollution de l’air que nous respirons dans nos cités, aux embouteillages et autres fléaux modernes qui nous frappent quotidiennement et qui nous voient si impuissants ? Aujourd’hui l’homme se trouve en position de ne pas pouvoir choisir entre polluer et ne pas polluer, entre détruire et préserver la planète. Il peut tout au plus s’efforcer de croire aux pseudo- solutions dictées par ses gouvernants. Il est, en voulant paraphraser Molière, un « héros malgré lui » absolument incapable de trouver des remèdes efficaces qui ne soient de misérables compromis aux problèmes dérivant de son attitude héroïque compulsive. Quant aux États, ils s’avèrent totalement asservis au paradigme de la croissance infinie, jusqu’à défier la logique en faisant croire aux citoyens que le seul moyen pour réduire les dettes envers les banques est de continuer à s’endetter !
L’antidote en préparation
Pourtant, comme il arrive normalement dans toute situation psychologique devenue unilatérale, l’inconscient semble déjà préparer un antidote dont il faut espérer que l’humanité saura profiter avant qu’il ne soit trop tard. Une partie de la population mondiale, pour le moment peu nombreuse mais qui ne cesse d’augmenter, semble l’avoir entendu : quelqu’un réalise une ferme didactique comme complément éducatif aux écoliers, un autre ouvre un agritourisme ou convertit son entreprise agricole au biologique ou au biodynamique, un autre encore choisit plus simplement de se transférer à la campagne, d’adopter un style de vie plus harmonieux et frugal, de devenir un consommateur plus attentif et consciencieux. Comment ne pas voir dans ces choix simples mais contre-courants des signes, timides mais concrets, d’une nouvelle recherche d’une harmonie perdue ? L’analyse des tendances populaire actuelles enregistre d’autres signaux encourageants, comme par exemple certains aspects du courant New Age voués à la récupération d’anciennes traditions, le néo- chamanisme, les pèlerinages dans des lieux naturels particulièrement suggestifs… Ces pratiques indiquent la présence d’une partie animiste encore vivante sous les strates de la conscience dominée par les valeurs froides liées aux chiffres. Alors, serions-nous devant un grand changement de paradigme inspiré par la constellation de l’archétype du Héros Solaire destiné à se substituer à celui du Héros Tragique ? Si tel est le cas, nous pouvons nous attendre à ce que les produits culturels plus authentiquement créatifs, notamment dans l’art, la littérature et le cinéma, sachent progressivement exprimer un tel scénario de transition dans lequel les héros ne seront plus forcément vainqueurs mais transformeront leurs faiblesses en de nouvelles ressources et produiront des idéaux davantage inspirés par l’harmonie que par la domination.
Antoine Fratini
1. Le modèle collectif inconscient.
2. Osiris, le dieu égyptien lié au grain de blé qui meurt et renaît de sa putréfaction, est un excellent exemple.
3. Chez les grecs de l’Antiquité l’orgueil exagéré qui porte l’homme à se rebeller contre les dieux et qui était suivi par la tisis, la punition divine.
4. Ainsi C. G. Jung nomme les structures universelles présentes dans les histoires mythiques.