Entretien à mots découverts avec Pierre Seghers
Jean-Luc Maxence : Trente ans au service des poètes… trente ans de combat pour vendre la poésie, la faire aimer, lui donner la place qu’elle mérite… Je pense aux vers d’Aragon : « Et s’il était à refaire / Je referais ce chemin »… Si c’était à refaire, Pierre Seghers ?
Pierre Seghers : Aussitôt je recommencerais. Je serais ravi de pouvoir le faire. Editer des poètes est une aventure exaltante. Découvrir des auteurs, des univers intérieurs, connaître des hommes, s’en faire des amis ou les perdre de vue, apprécier la voix personnelle, intime de chacun d’eux, évoluer dans cette riche diversité qui fait la valeur même de notre poésie, quoi de plus passionnant ?
Jean-Luc Maxence : Vraiment… Vous ne regrettez pas…
Pierre Seghers : Vous avez raison… On ne quitte pas le service de la poésie comme on s’inscrit à une caisse de retraite ! L’ambiance d’une imprimerie, le plaisir de corriger des épreuves sur le marbre, la fabrication même d’un recueil, la joie de l’ouvrier, de l’artisan, ne s’oublient jamais. Vous l’avez ou non dans le coeur. On ne guérit pas de la poésie. C’est sans doute pour cela que je m’occupe encore (d’une collection modeste qui publie 4 livres par an (Poésie 72), lesquels sont imprimés par un ami, Pierre Farlac, un imprimeur dans le Périgord… Il y a notamment un recueil de Jean Malrieu et un autre d’Evelyne Florêt, préfacé par Joseph Delteil, que j’aime beaucoup…
Jean-Luc Maxence : Justement. Comment jugez-vous de la valeur d’un poète ? Quels sont vos critères d’appréciation ? La forme ? On ne peut pas juger une poésie sur l’apparence extérieure, n’est-ce pas ?
Pierre Seghers : Bien sûr que non ! Ce serait sans mesure avec le mystère de la création poétique. Vous savez, poésie classique, moderne, ces adjectifs ne signifient rien ! Un authentique poète forge Iui-même la forme qui est la sienne, il passe toute son existence à la chercher, à la cerner. Un poète, c’est un souffle, un mouvement qui n’appartient qu’à lui, un regard du coeur qui trouve son écho grâce aux mots. La forme… Elle peut aller du verset de Paul Claudel au Haïkaï (le bord du silence)…
Jean-Luc Maxence : Avez-vous parfois regretté d’avoir édité un poète ?
Pierre Seghers : Si je vous disais non, à juste titre vous ne me croiriez pas ! Prenez simplement ma petite collection « P S » de plaquettes de poche, 560 poètes… alors ?
Jean-Luc Maxence : Avez-vous parfois regretté de n’avoir pas édité un poète ?
Pierre Seghers : Certainement. Mais, au bout du compte, j’ai eu la chance de pouvoir présenter au public les principaux poètes de mon temps, je crois. J’ai toujours voulu ne pas être un homme de Parti, un partisan…
Jean-Luc Maxence : en poésie ?
Pierre Seghers : (il sourit) en poésie, bien sûr, je parle actuellement de poésie exclusivement…
Jean-Luc Maxence : Pierre Seghers, vous n’aimez pas le confort intellectuel ?
Pierre Seghers : C’est la fin de tout. On s’endort, on s’encroûte dans les fauteuils…
Jean-Luc Maxence : Changeons de cap avec une « question bateau » mais utile. L’état de santé de la poésie française ? La poésie, comment est-elle diffusée chez nous ?
Pierre Seghers : La diffusion de la poésie est moins mauvaise qu’on le dit d’habitude. Les tribunes se font plus nombreuses même si nous sommes loin de trouver une situation d’ensemble semblable à celle de certains pays. Prenons pour exemple les journaux de la grande presse. Il y a Le Monde qui défend la poésie presque toutes les semaines. Mais les autres ? Combat de temps en temps… Il faudrait que tous s’y mettent. Même les grands journaux régionaux. Je pense à Sud-Ouest, au Dauphiné Libéré, etc. Ce serait très efficace de présenter un poète dans ces publications à fort tirage. Si vous en parlez aux directeurs intéressés, leurs réponses sont presque toujours les mêmes : « Si l’on accueille un poète, 100 autres vont réclamer leur tour ! »
Jean-Luc Maxence : Et la radio ? La télévision ?
Pierre Seghers : Le petit écran constitue un véhicule précieux pour la poésie. Si l’on pariait sur la qualité et la présence humaine, on pourrait toucher le plus grand nombre et surtout atteindre des gens qui ignoraient jusqu’alors la puissance de rayonnement de la poésie. Des efforts sont faits, des réussites sont à signaler, cette série d’émissions d’Hélène Martin, « Plain-chant » par exemple est excellente. Les « poétiques » de Jean-Marie Drot, si vivantes, si humaines, également.
Jean-Luc Maxence : Vous-même, vous avez organisé quelques émissions à la télévision, la dernière en date, sur Aragon a eu un profond retentissement… Et la radio ?
Pierre Seghers : Sur France-Culture j’ai eu pendant plus d’un an une émission régulière « Poètes d’aujourd’hui ». Seulement voilà : je ne voulais pas monter cette émission seulement pour quelques-uns. Poésie pour les insomniaques… Or, on avait donné à la poésie une heure de passage sur les ondes catastrophique : 23 h. Cela annulait presque tous les efforts que je faisais pour divulguer la poésie. Et pourtant cela me passionnait. J’en ai eu assez. Que voulez-vous, moi-même, à 23 heures, le plus souvent je dors, ou j’ai envie de dormir ! J’ai alors essayé d’obtenir une heure d’écoute plus favorable. On m’a expliqué que c’était impossible à cause d’une question de « grilles » d’horaires. Je n’aime pas les grilles, les barreaux ! J’ai renoncé.
Jean-Luc Maxence : En dépit d’une mésaventure de ce genre, vous restez optimiste ?
Pierre Seghers : Heureusement, il y a d’autres signes plus encourageants. Ainsi le volume « Les poètes maudits » récemment paru s’est vendu à plus de 15.000 exemplaires. Il y a vingt ans, il aurait trouvé 1.000 lecteurs…
Jean-Luc Maxence : Et la publicité au secours de la poésie, quel est votre avis sur ces tentatives-là ?
Pierre Seghers : Pourquoi pas ? Il faut bien se battre avec les armes dont on dispose. D’autres se servent de la publicité pour enfoncer dans la tète des gens une marque de lessive, mieux vaut, n’est-ce pas, leur donner du rêve, de la méditation, de la révolte, un moyen de s’élever. Vous pensez à l’initiative de Jean Breton, à son expérience « Poésie 1 » à 2 francs… C’est une bonne idée… Ici encore, à défaut de mécènes, il faut accepter d’avaler la couleuvre ! Encore une fois les animateurs de poésie doivent composer avec l’argent sans jamais se laisser dévorer par lui. Vous savez, les anciens « Cahiers du Sud », à Marseille, ne tenaient que par la publicité, il n’empêche qu’ils étaient d’une rare qualité poétique ! Qui, sans finances, paierait le papier, l’imprimeur, la distribution, les timbres-poste ?
Jean-Luc Maxence : Bon… Laissons maintenant l’éditeur Seghers tranquille. Passons, si vous le voulez bien, au poète… (je feuillette son dernier recueil : « Les mots couverts », il me le dédicace). Le poète Pierre Seghers me semble avoir un souci constant d’exalter la poésie en elle-même, c’est un lyrique original, grave et pourtant pétillant de vivre, qui s’interroge sur lui-même et par ricochet sur le destin du poète en général.
Pierre Seghers : La poésie est une compagne fidèle, une voix intérieure, un miroir auquel on n’échappe pas. C’est un partenaire exigeant. Quand on vit en permanence avec la poésie, on cherche toute sa vie à dialoguer avec cet autre qui est vous-même… C’est l’objet principal de l’écriture. Mon prochain recueil à paraître, en octobre de cette année, est un peu un bilan, une tentative de réponse à la question : Pourquoi la poésie et moi vivons-nous ensemble depuis si longtemps ?
Jean-Luc Maxence : Quel est le titre de ce prochain livre ?
Pierre Seghers : Dis-moi, ma vie… J’ai trouvé un éditeur (il sourit malicieusement) un éditeur belge, André De Rache, très connu dans son pays et ailleurs, mais hélas ! insuffisamment en France.
Jean-Luc Maxence : Ce qui m’étonne dans votre poésie, c’est son aspect presque religieux, sacré… même mystique ?
Pierre Seghers : Oui, vous avez bien lu. Tout homme se cherche, croit s’être trouvé, se perd, s’oublie, se retrouve et ainsi de suite jusqu’à la fin. Ainsi va-t-il en lui-même et au-delà de lui. Une sorte de prière, vous voyez ?
Jean-Luc Maxence : Autre remarque en vous lisant : vous débouchez souvent sur le tragique, voire le désespoir ?
Pierre Seghers : Quel texte vous inspire cette réflexion ?
Jean-Luc Maxence : Ce poème des « mots couverts » qui s’intitule « La torche »… ce vers terrible : « Je vous le dis; tout sera plus noir, il nous manquera une torche »…
Pierre Seghers : C’est la conclusion d’une suite de poèmes dédiés à André Frénaud. C’est ainsi qu’il faut le comprendre. Frénaud, c’est une poésie d’homme floué, ravagé, mais une présence indispensable. C’est ce que je voulais exprimer.
Jean-Luc Maxence : Tout poète authentique n’est-il pas, de toute façon, un homme floué ?
Pierre Seghers : Non ! Un poète n’est pas toujours floué. Certes, il peut l’être par les autres, à cause de l’incompréhension, mais il met une telle passion à construire son château poétique et, en dépit de tous les déchirements d’où naît, pierre après pierre, ce château, le poète porte en lui un tel soleil qu’il ne peut pas être floué. C’est une grâce que d’être artiste, de vivre cette création avec soi-même et les autres.
Jean-Luc Maxence : Pourquoi écrit-on ?
Pierre Seghers : Par besoin, par plaisir personnel, pour soi. Mais surtout pas enfermé dans une tour d’ivoire. On écrit pour soi et pour que les autres, en nous lisant, se retrouvent. Si on les rencontre à la croisée de nous-même, c’est un bonheur. Je ne crois pas aux oeuvres de commande, pas plus qu’aux oeuvres enfermées dans des coffres ou même dans des systèmes, ce qui revient au mêne.
Jean-Luc Maxence : Et la poésie dite de recherche linguistique ?
Pierre Seghers : Vous voulez parler de tel-quel ou de Poétique… Vous savez, c’est une mode et qui passera comme toutes les modes. Il en restera le meilleur, le plus compréhensible ! D’instinct, je n’aime pas une revue qui dissèque le langage et ne propose pratiquement pas de poèmes… Cela me fait songer à cette phrase de Picasso entendue il y a quelques jours par un proche… Picasso disait : « Existe-t-il toujours, à Paris, de ces critiques qui empêchent les peintres de peindre ? ». On a parlé longtemps encore, de l’amour, du désespoir, de l’amitié, de tout et de rien, en définitive de cet Essentiel qui nous traque.
Quand j’ai quitté Pierre Seghers, dans le ciel, l’orage s’était apaisé, on voyait des banquises de nuages rouler et puis, de loin en loin, des éclaircies de bleu. Des éclaircies de bleu ? Ce n’était évidemment que hasard. Evidement ?…
Par Jean-Luc Maxence
Extrait de l’interview dans Cerf Volant n°80 – 4e trimestre 1972