Le lecteur souffrant d’un déficit de l’âme est prié de renouer avec son imagination. Et de l’entraîner, si possible. Car le thème de ce Rebelle(s) numéro six met sacrément en difficulté notre « fonction du possible ». Quelles acrobaties, quelles contorsions psychologiques demande le dépassement de l’autoréférentialité culturelle et selon l’époque ! Cet effort est pourtant nécessaire si l’on veut aboutir à un minimum d’objectivité.
Avec le paradigme de la croissance infinie
Conjuguons tout cela avec le paradigme de la croissance infinie mettant chaque jour davantage en péril notre survie sur la Terre et nous appréhenderons toute la difficulté à échapper à cette confusion des esprits qui, telle une malédiction, nous imprègne actuellement. Avouons que l’imagination d’un scénario plus bordélique que cette situation plaçant quotidiennement l’homme moderne dans une rumeur de fond médiatique sournoise favorisant l’hallucination lucide relève d’une véritable entreprise héroïque.
Pourtant, dans ma pratique psychanalytique, j’assiste depuis quelques années à une augmentation de cas d’analysants souffrant d’une sorte de mal-être existentiel et identitaire dont la prise de conscience relève du même effort. Des hommes et des femmes de tout âge remettent en cause leur dépendance du « système » et tentent de desserrer l’étau emprisonnant la dynamique pourtant puissante liée à leur processus d’individuation. Certains décident d’aller vivre à la campagne ou d’ouvrir des fermes didactiques en ville, d’autres de lutter pour la préservation de la biodiversité, d’autres encore de renouer avec la part d’animisme qu’ils redécouvrent en eux… « Devenir individu » est de nos jours toujours plus lié à un besoin de faire de l’ordre et du ménage à l’intérieur comme à l’extérieur de soi et de reprendre contact avec les réelles exigences de l’âme liées notamment au Mystère et à la Nature.
Si quelque part dans son œuvre C.G. Jung écrit que « si le monde va mal, c’est parce que l’homme va mal », aujourd’hui il paraît nécessaire de compléter l’illustre diagnostic par l’affirmation opposée, à savoir que si l’homme va mal, c’est aussi parce qu’il se trouve soumis constamment aux mille influences d’une société gouvernée par un système économique vécu inconsciemment comme une religion avec ses divinités (Croissance, Profit, PNB, Développement, Progrès…), ses cultes (monnaie, consumérisme, modes…), ses temples (bourses, banques, entreprises…), ses oracles (indices bousiers, instituts de rating, observatoires économiques…), ses apôtres (les Berlusconi en tout genre, les hommes et femmes « de succès »…), ses sentiments de culpabilité spécifique (ne pas gagner assez d’argent, ne pas être assez en vue…), ses pénitences, ses sacrifices… Il semble donc peu probable que sans une réelle prise de conscience collective des valeurs impropres véhiculées par le signifiant-maître « économie » le bordel qui est aujourd’hui notre lot puisse un jour diminuer, voire disparaître.
par Antoine Fratini
Article extrait du dossier de Rebelle(s) n°6