Quelle fonction reste-t-il au Président dans un monde où le politique s’est progressivement rétracté? Nous n’avons nul besoin d’une reine d’Angleterre version continentale, ni d’un commandant en chef façon feu Castro, et moins encore d’un ludion agité ou d’une Phythie oraculaire. Alors, quelles sont les limites de son précaire pré-carré?
L’esthétique compassionnelle
Depuis le second mandat de François Mitterrand, à mesure que s’affaissait le volontarisme politique, nous avons progressivement glissé vers une présidence compassionnelle, au sens d’Hervé Guibert décrivant la maladie qui allait l’emporter (1991). La commisseratio spinoziste qui, partageant la tristesse du mal de l’autre, s’est rapidement imposée comme mission cardinale du Président et de ses différents assesseurs ministériels.
Désormais, ils courent les catastrophes, se penchent sur les lits de douleurs et survolent les dégâts en hélicoptère, ce point haut que recherchent ceux qui veulent donner le sentiment de maîtriser le réel. Dans ce contexte, une évidence s’impose: les attentats ouvrent de riches voies à ces pratiques, du Bataclan à la Promenade des Anglais. Loin de moi pourtant l’idée de les considérer comme inutiles ces déplacements, tant nous avons besoin d’un monarque guérisseur d’écrouelles. Simplement, ceci reflète la phénoménologie centrale du Politique, comme l’analysait Jacques Rancière (Le partage du sensible, La Fabrique, Paris, 2000).
L’identité collective se nourrit, en effet, d’un sensible partagé. Il est des périodes au cours desquelles le sensible s’impose à un niveau grandiose: protection de la démocratie, préservation de notre mode de vie ou défense du territoire national («nous bouterons l’Anglais hors du Royaume de France»). Il en est d’autres où, l’individualisme faisant rage, il se niche au creux de notre intimité affligée. Aucune responsabilité présidentielle, là dedans.Juste une lecture de l’histoire comme elle va.
L’apprentissage de la relativité
Aujourd’hui, l’autorité se mime plus qu’elle ne s’exerce: recours au Karcher ou postures martiales restent de peu d’effet face aux dynamiques à l’œuvre dans les profondeurs de la société. A contrario de l’aspiration à un «retour de l’autorité», le Président comme le Politique en général, agit sous un faisceau de contraintes limitant ses marges de manœuvre.
Elles ne sont pas nulles, mais elles imposent une forte intériorisation de la relativité, sous peine d’une efficacité réduite à celle d’un Shadock. Donc pas d’issue sans acceptation de la relativité du pouvoir. Mais, une relativité elle-même relative… faute de quoi la fonction présidentielle se réduirait à celle d’un commentateur du monde et spectateur de son non-agir. Quant aux citoyens, faute d’accepter à la fois la relativité et l’idée qu’elle peut aussi les concerner, ils n’auraient plus qu’à se jeter dans les bras martiaux d’une présidence de la jugulaire, adepte du menton levé et du doigt impérieux.
C’est donc sur cette question de la relativité que se noue l’incompréhension entre le citoyen et la fonction présidentielle. Nous avons beau enrager, non, «l’État ne peut pas tout». Lorsque Lionel Jospin a lâché cette phrase, le 8 février 2001 à propos de l’usine Renault de Vilvorde, il a levé un tabou qui, malheureusement, demeure encore au travail dans l’inconscient collectif. Non, il ne peut pas tout. Qu’une usine se sente des fourmis dans les chaînes et il ne lui reste qu’à grimper sur le camion syndical pour dire sa colère plus que sa volonté de réparer la casse. Certes, il peut ici ou là, commander quelques TGV pour rouler sur des voies en herbe mais, au regard de l’action publique, ceci ne dépasse pas la capacité de la rustine à accélérer le vélo.
Bien sûr, demeure ce fameux doigt posé sur le bouton de la bombe. Toutefois, avec tant de mains agrippées à son poignet, pourra-t-il vraiment appuyer ? Il peut aussi envoyer nos quelques soldats dans telle ou telle glorieuse mission désertique, mais il n’a même plus la possibilité de le réaliser seul, dépendant qu’il est des satellites et de la logistique amis, en même temps que des sourcils charbonneux de l’ONU. Le Président n’est donc pas le pilote de l’Histoire comme s’il tenait en ses mains le volant du véhicule France. Il est juste un de ses nombreux co-pilotes, ce qui n’est déjà pas mal. Faut-il encore que la société intègre ce constat.
Agir cool par les marges
Alors, en revenant à notre propos initial, comment et où peut-il agir ? Certains appellent de leurs vœux un « répit idéologique » qui consisterait à laisser faire puisqu’on n’y peut rien. D’autres aspirent à retrouver l’impérium régalien du gaullo-pompidolisme haute époque. D’autres encore jugent que l’internet résoudra de façon cool nos principales problématiques. Certes, puisque la vie ne s’arrête pas, les technologies permettront d’ouvrir des voies nouvelles formant de réels leviers de développement, de progrès et de socialisation, à la condition d’être maîtrisées. Mais elles ne résoudront pas, à elles seules, les problématiques de « ce vieux pays » tressé de multiples « périphéries », géographiques, sociales, culturelles… (cf. Christophe Guilluy, La France périphérique, Flammarion, Paris, 2014).
Au contraire, à côté des grands dossiers dits « régaliens », il lui faudra travailler dans les marges, là où une fracture insularise une portion, même réduite, de la population, il devra prendre en main les problématiques grandes ou petites (surtout les petites souvent oubliées sous prétexte d’efficience) qui sont autant de cailloux dans les chaussures. Il aura à montrer qu’il s’attache non seulement aux grandes orientations valorisantes qui se gèrent sans lui, mais également déminer patiemment les petites choses qui gênent la société dans sa marche. Les périphéries occuperont ainsi le centre de l’espace politique, à la façon des paysans qui montent à Paris pour le salon de l’agriculture. À ce moment-là, la difficulté consistera à réunir cette myriade d’actions en leur donnant un sens lisible par tous. Pour y parvenir, le Président sera contraint, selon la formule pillée à Jacques Ellul, de « penser global et agir local », en réunissant les différentes thématiques dans les mains d’un gouvernement resserré, capable de partager et communiquer sa vision. Pour traduire ce projet dans la réalité, il aura ainsi pour obligation d’organiser sans tarder une administration agile.
« Vaste problème », aurait dit un grand homme.