La capture et le rêve
Je me suis laissé captiver par The Cell, film surprenant, envoûtant, même, unique en tous les sens du terme, puisque ce fut le premier, mais aussi le plus remarqué, d’un metteur en scène à la filmographie peu abondante et dont le nom, sans doute, ne vous dira rien : Tarsem Singh. Dès les premiers plans, on est happé par le rêve et son envoûtement, par la beauté d’un cadrage rigoureux, taillé au cordeau, où l’on erre sur fond de mélopées lancinantes, répétitives, de chants lointains, dans un désert inconnu, peuplé de fantômes végétaux et animaux figés sur place.
Je me souviens qu’à l’époque les critiques furent sévères : on reprochait à ce film de n’être qu’un clip clinquant et prétentieux, arty et superficiel. Singh s’étant fait connaître par sa réalisation du clip de la chanson de REM, Loosing my religion, avant de passer au cinéma. Certes, le scénario n’est pas complètement à la hauteur du projet, avec son histoire de serial killer qu’on psychanalyse pour retrouver la trace de ses victimes plongées dans le bain destiné à les noyer… mais là n’est pas l’intérêt revendiqué du film. Car c’est sa mise en scène, ainsi que le feu d’artifice multicolore de ses images inoubliables, qui font de lui quelque chose de plus qu’une série B : une réussite esthétique.
Ode à la sensualité et au surréalisme
Sans doute, il s’agit bien malgré tout d’un produit hollywoodien. Et le choix des acteurs n’est pas pour rien dans cette fausse piste qui en a égaré plus d’un : Jennifer Lopez, au demeurant irréprochable dans son rôle de psychologue « high tech », était alors l’icône de la pop, au même titre que Britney Spears. Mais sa sensualité, glissant peu à peu vers l’incarnation d’une reine de la nuit au détour de quelques séquences agrémentées de bigarrures gothiques et de supplices SM, révèle ici plus d’une facette… Il faut dire qu’il y a derrière la réalisation une équipe remarquable : entre autres, la costumière Eiko Ishioka, laquelle reviendra dans The fall, du même auteur. D’ailleurs, Singh puise son inspiration dans la mémoire surréaliste du siècle qui venait de finir en beauté : Salvador Dali, mais aussi Odd Nerdrum, dont les tableaux « Dawn » et « Sole Morte » ont inspiré la scène inquiétante des trois jeunes Parques hiératiques accueillant le personnage de Vince Vaughn dans un paysage désolé, rocheux et lunaire… paysage qui se révèle être une scène de théâtre (ou de cinéma?) On trouvera bien d’autres sources encore : Francis Bacon, peut-être René Magritte ou Giorgio de Chirico, et certaines que je n’ai pas su identifier, pas plus que je ne connais l’origine de la vision saisissante du cheval tronçonné tout vif par un hachoir (!)
De même, les textures abstraites envahissant l’écran lorsque l’enquêteur s’immerge à son tour dans le rêve, même si elles évoquent vaguement le 2001 de Kubrick – cliché ! – s’en distinguent par des formes sinueuses, mouvantes comme du sable, qui deviennent des bouches habitées de souffles délicieux, comme une nappe de tissu dans laquelle on s’enfoncerait mollement.
Film d’auteur en plein Hollywood
Par sa culture et son génie visuel, Singh se démarque radicalement des tâcherons hollywoodiens qui, avant lui, avaient osé leur coup d’éclat auteuriste. C’est ainsi que la tentation du rapprochement avec L’échelle de Jacob, ce navet surcoté que l’on doit au très médiocre réalisateur de Neuf semaines et demie (tout est dit), film culte parfois considéré comme un « chef d’œuvre maudit » (on perçoit dans ce jugement l’influence de l’univers des jeux vidéos), doit être fermement réprimée d’un « NON » assertorique. Les ficelles de The Cell ne brillent pas toujours pas leur grande subtilité non plus, mais elles ne peuvent rivaliser avec les manières pataudes de « L’échelle de Jacob » et sa fin cousue de fil blanc, teintée d’une morale évangélico-New Age dont la niaiserie laisse pantois. Non, The Cell n’a rien juste rien à voir avec ça, en dépit des séquences de cauchemar, de l’évocation malsaine de créatures malfaisantes, dont, je crois, Singh n’a que faire : son propos est ailleurs.
Il y a dans The Cell un raffinement et un sens de l’évocation, une déclaration d’amour à l’art qui surclassent largement ses contemporains, tout en évitant l’effet de redite et le rapprochement trop superficiel avec l’univers d’un Lynch, lui aussi marqué par la violence, l’érotisme et l’onirisme. Car à la différence de Lynch, Singh ne sort jamais de son rôle d’exécutant hollywoodien magistralement inspiré : il suit à la trace son investigation, son personnage, son histoire… peut-être un peu trop, malheureusement. Mais il prend le risque de s’égarer en chemin, de nous égarer avec son enquêteur fasciné.
Jennifer Lopez… encore et toujours
On ne s’en lasse pas : encore un mot sur Jennifer Lopez. A l’image du film, elle sait prendre à contre-pied le spectateur en jouant et déjouant de son image. Il est étonnant de voir la facilité avec laquelle son jeu, tout en retenue, s’intègre harmonieusement aux visions plastiques de Singh, jusqu’au renversement final. Elle est, à elle seule, cette cellule de rêve dont le spectateur est le prisonnier plus que consentant. Et c’est précisément ce que nous dit l’affiche du film – du moins, l’affiche française – qui nous la montre dans son costume de Reine de la nuit avec une pose très sensuelle et un regard caméra en direction du public : « entrez avec moi dans le film… à vos risques et périls ».
Fin de siècle
Au fond, The Cell porte la marque de son époque, une époque de transition, et nous rappelle à quel point le cinéma hollywoodien de la toute fin des années 90 et du début des années 2000 savait mêler les angoisses les plus primaires à un érotisme diffus. Un cinéma dont la violence pouvait être parfois insoutenable et dépasser de loin de ce qu’on peut voir aujourd’hui. Un cinéma que hantait le thème de la réalité modifiée par le biais des technologies du virtuel, Matrix, Ouvre les yeux, etc. Un cinéma baroque, en somme. Avec, en fil directeur, cette question : sommes-nous dans un rêve, et si oui, qui est le rêveur ? Ou encore : comment habiter le rêve d’un autre, surtout quand c’est un meurtrier en série ?
Et l’on ne peut que constater à quel point ce questionnement métaphysique du réel qui n’est pas sans écho avec la philosophie sceptique d’un Stanley Cavell, une philosophie très « fin de siècle » qui prend d’ailleurs souvent le cinéma pour sujet de réflexion, ainsi que la liberté presque absolue concédée alors à de jeunes créateurs aux ambitions surdimensionnées, ont fait long feu depuis. C’était le monde d’avant 2001.