Les p’tits gars qui se sont tués en conduisant des 6 ou 8 cylindres, Camus, Nimier, Huguenin… en Facel Véga FV3B, Aston Martin DB4, Mercedes 300 SL, ça a quand même autrement plus de gueule que de tomber sous une rame du métro ou de recevoir un pot de fleurs sur le crâne. Sans parler de passer l’arme à gauche avec la complicité du (on dit de la? Je m’y perds) COVID 19. Et puis quant à comparer le trépas des icônes d’une époque, James Dean n’avait qu’une Porsche Spyder 550 de 4 cylindres… Pour une vedette américaine, ça fait chiche.
Quelle était donc la destination de ces êtres pleins de vie au moment de leur disparition ? Vers qui, vers quoi se précipitaient-ils ? Je veux dire, la destination outre-tombe ? Car pour la plupart d’entre eux, ils roulaient à fond la caisse aux côtés de ou vers leur(s) belle(s). Camus venait d’écrire la veille à ses trois maîtresses d’alors qu’il s’apprêtait à atterrir à leurs pieds, ayant pris rendez-vous avec chacune à 12heures d’intervalles. Que s’est-il passé après leur crash ?
À tout seigneur, tout honneur : Camus. Ce 4 janvier 1960, la Facel Véga FV3B que conduit Michel Gallimard est un engin propulsé par un V8 Chrysler de 5 litres de cylindrée, 253 CV, vitesse maximale 203 km/h. Ce n’est pas une voiture de course mais une GT, une Grand Tourisme de classe produite à seulement 92 exemplaires. Autant dire que c’est du dernier chic de casser sa pipe à son volant. Après l’accident, Albert Camus et Michel Gallimard se retrouvent donc à foncer à travers les Champs Élysées, ce qui juste après la RN5 fait ressentir quelques cahots au travers de la suspension à nos chers disparus. Assez rapidement, ils se retrouvent à la hauteur de Roger Nimier mort deux ans plus tard, étrange paradoxe temporel mais vous vous doutez bien que le temps n’a aucune importance de l’Autre Côté.
Nimier pilote une Aston Martin DB4. Une 6 cylindres en ligne de 3,7 litres affichant 241CV. L’usine de Newport Pagnell située entre Cambridge et Oxford en a construit 1210 toutes versions confondues. La DB4 n’est pas la voiture de James Bond, c’est le modèle qui la précède et qui rend plus de 20 km/h à 007 avec une vitesse max de – seulement – 210 km/h. Nimier est au volant, sa probable maîtresse Sunsiaré de Larcône est assise à ses côtés. Du côté gauche, puisque l’Aston est une Anglaise. On comprend que la course qui commence s’annonce serrée entre la Facel et l’Aston. Les voitures ne sont pas des tout-terrain et les Champs Élysées viennent juste d’être labourés. Mais bon sang ne saurait mentir, surtout quand on vient d’en perdre plusieurs litres. Les bolides se tiennent et le Paradis est en ligne de mire, visible des coureurs au-delà (sic luceat lux) de leurs pare-brises, dont les essuie-glaces – simultanés parallèles pour l’Aston, centrés symétriques pour la Facel Véga – balayent efficacement la boue copieusement projetée par les roues des concurrents qui se succèdent en tête.
Sur ces entrefaites déboule la Mercedes 300 SL « Papillon » de Jean-René Huguenin. C’est du très sérieux qui entre dans la compétition le 22 septembre 1962, directement de la RN10 à la sortie de Rambouillet, six jours seulement avant le décès de Roger Nimier. La 300SL est un monstre. Coupé 3 litres, 6 cylindres en ligne à injection, 240 CV à 6100 tours/minute, 240 km/h. Elle a gagné au Mans en 1952, 277 tours à plus de 155 km/h de moyenne. Le Nobel de littérature et le Hussard bleu ont du souci à se faire. Huguenin est le plus rapide, il est le plus jeune ; son intérêt pour ses grands aînés est ténu, il a de l’énergie et du talent à revendre. François Mauriac dit de Huguenin qu’il avait pris d’avance la mesure de sa dépouille. La formule est ambiguë. S’agissait-il de la dépouille de Huguenin ou de celle de Mauriac ? Jean-René, c’est la jeunesse insolente qui ne respecte rien, surtout pas ce qui lui tient tête. Fulgurant, il double Nimier qui tenait jusqu’alors Gallimard et Camus en respect dans une envolée saluée par tous les critiques présents.
La côte sauvage (1) est longée en quelques minutes, Huguenin se montrant souverain sur cette route rapide longeant un rivage très découpé au dessin de fractale granitique. Jean-René est le régional de l’étape, dira-t-on. Mais la vitesse démente des coureurs ne permet déjà plus aux spectateurs massés le long du parcours que de solliciter la persistance rétinienne, leur rendant l’image floue de l’épreuve comme une illusion onirique. La lueur vacillante des pots d’échappements se fond déjà dans le lointain. Lucioles écarlates crépitant dans le bleu-noir, les concurrents ne sont bientôt plus que des points engloutis au crépuscule froid.
(1) La côte sauvage – roman de Jean-René Huguenin, 1960 – coll. Points