Ma vie est une succession d’images d’ombre et de soleil. Ainsi, j’avais trente-deux ans, presque l’âge supposé du Christ en croix quand je passais à Apostrophes, chez Bernard Pivot. Et c’est le lendemain que je me présentais au Tribunal de Commerce après avoir déposé le bilan de mes Éditions de l’Athanor, situées rue Vaneau.
J’avais mis mon plus beau complet pour affronter les juges. Une tenue maçonnique avant la lettre. J’avais un très vieil avocat pour me défendre. On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession tant il avait de rides et tant il tremblait. Sur son conseil éclairé, il me fit dire que j’avais égaré l’ensemble de mes comptes d’entreprise. En fait, un sombre trafic d’avance sur travaux d’imprimerie compliquait ma défense. Mon défenseur m’assura que la cour croirait que j’étais poète et que j’étais le genre de personne à « égarer sa comptabilité ». Je ne sus jamais si les magistrats crurent ces sornettes mais je fus condamné à du sursis et je sortis, libre, dudit Tribunal. A vrai dire, je n’avais volé personne, je n’avais fait que bousculer les cloportes qui, de tous temps, jalousèrent ma verve écrite, mes imprécations libertaires, ma poésie même, souvent barricade invisible contre la bêtise des robots à l’heure des amuse-gueules pour cocktail.
Au final, mes souvenirs de l’Athanor sont hybrides. Plus que des paysages ou des scènes, je revois des visages, des sourires et j’entends des coups de gueule. Si je dois dresser la liste de ces êtres exceptionnels, j’ai conscience qu’elle ne sera jamais exhaustive. Jack Thieuloy, Maurice Roche, Conrad Détrez, Luc Bérimont, André Laude, Frank Venaille, François Bott, Régine Pernoud, Michel de Saint Pierre, Pierre-Guillaume de Roux, Dominique Labarrière, Michel Maffesoli, Daniel Sibony, Serge Gainsbourg, Marie-Madeleine Davy, Jean-Edern Hallier et bien d’autres encore. Que reste-t-il de nos dîners ensemble ? de nos rencontres ? de nos amitiés vagabondes ? des revues qui nous permirent de nous connaître mieux ? de nos serments échangés ?
Jack Thieuloy et sa guenon Chichi m’avaient rencontré grâce à Jean-Edern Hallier et à une jeune poétesse du nom de Ghislaine Amon que j’éditais et qui fut, chemin faisant, l’une de mes égéries favorites. Jack dormait avec son singe qui fit l’attraction du Festival du Livre de Nice à l’époque où je tentais en vain de faire connaître une certaine romancière à la Sagan, Murielle Rigal, au grand public. C’est le fougueux et snob Jean-Marc Roberts qui me l’avait recommandée alors qu’il travaillait aux Éditions du Seuil.
Thieuloy s’affichait anarchiste et s’avérait moins factice que l’ami Jean-Edern Hallier qui tenait son anticonformisme d’âme d’une noblesse familiale. Thieuloy venait du peuple, Hallier était issu d’une aristocratie d’héritage. Les deux firent terriblement peur à Didier Decoin qui n’avait qu’un talent bavard et maladroit. Il ne restera rien de rien de ces romans pour fleurs bleues de Prisunic.
J’allais, une fois, chez Thieuloy qui vivait dans une promiscuité animale, et plusieurs fois chez Hallier qui fut pris d’un désarroi ponctuel passé minuit devant un aquarium dérisoire de poissons exotiques en me disant : « Je suis aux bords du gouffre, et je sais qu’il ne restera rien de moi dans un demi-siècle, alors que toi, tu es poète, tu resteras un étrange copain de l’Éternité ! ». En vérité, Jean Edern avait des propos d’ivrogne invétéré. Il savait flatter à condition de réciprocités de salon.
Sans peine, je dessine de mémoire des visages, des profils perdus, poètes, écrivains et éditeurs, et souvent amis, que j’ai eu la chance de rencontrer depuis les années soixante. Je fréquentais tôt le « monde des Lettres ». À moins de vingt ans, je signais mon premier article dans la Presse à grande diffusion, à « Monde et Vie », en mai 1966, un mensuel conservateur qui réclamait la réhabilitation du Maréchal Pétain et avait comme collaborateur l’académicien Pierre Gaxotte, le scribouilleur Michel de Saint-Pierre, et Claude Bonnefoy, le critique qui tourna vite à gauche ! A moins de 20 ans, nous écrivions fièrement : « Le monde pue la vieille pomme, mais même la pourriture, c’est encore vivant, c’est encore une chose à sauver ! ».
De cette lointaine époque, je me souviens d’André Parinaud et de son équipe de « Arts », je revois Jean Le Marchand, Georges Belmont, Jacques Laurent, Jean-Louis Bory, Eugène Ionesco, Georges Perec, Matthieu Galey, Armand Lanoux… Pourtant, je me méfiais déjà des mondanités de Paris. Seules les âmes, par delà les œuvres elles-mêmes, importaient vraiment à mon regard. Assez vite, mon parcours de journaliste et d’éditeur, de poète aussi, devint mystique et libre, complexe comme un labyrinthe creusé de mains d’homme, rebelle, sans concession ni prudence. Cela devait être dans ces années-là, qu’Alain Bosquet me traitait d’ « anarchiste chrétien » dans les colonnes du quotidien « Le Monde ». C’est vrai : j’aimais être fidèle d’ores et déjà à une sorte de parole perdue, marque d’une indéfectible loyauté aux combats spirituels de mes vingt ans.
Je ne vous oublie pas, et jamais je ne vous oublierai Pierre Seghers, rencontré dans vos bureaux de Vaugirard sur la recommandation de Louis Aragon, après l’envoi de mon premier recueil de poèmes titré « Le Ciel en cage » et édité par une petite revue créée par Jean Cocteau. Je vous aime encore Bruno Durocher, peignant en ma jeune compagnie votre librairie de la rue de l’Arbalète pour faire oublier qu’elle fut au départ une boucherie de quartier juif. Je vous houspille encore et encore Guy Chambelland, même en acceptant votre proposition de partager votre historique Librairie-Galerie de la rue Racine, pour y installer la toute première diffusion des Éditions de l’Athanor. Je vous salue aussi avec émotion Michel et Jean Breton, à la naissance de POÉSIE 1, publication de poèmes et de placards publicitaires vendue dans les kiosques de France… Vous m’éditâtes plusieurs fois et acceptiez de me brader pour quelques billets de banque les toutes neuves Éditions de l’Athanor que le vigneron Jean Orizet venait de créer pour faire une « Pensée Universelle » des Éditions Saint-Germain-des-Près, qui devait devenir, plus tard, du Cherche Midi !
Et je vous entends encore Hélène et Pierre-Jean Oswald quand vous me proposâtes de collaborer avec vous 2 rue Sèvres-Babylone après vos options politiques inattendues. Je vous salue enfin, ombres lumineuses et ambigües de la rue Vaneau, de Gilles Pudlowski à Catherine Braud, en passant par Patrice Delbourg, Jean-Louis Giovannoni, ou Eric Losfeld, sans oublier Ghislaine Amon (Raphaële Georges), Bernard Delvaille, Frank Venaille, André Laude, Georges Perec… Vous fûtes tous et chacun, et vous êtes à jamais mes inoubliables camarades qui ont fait mon histoire, ma légende peut-être, ô mes pairs jamais pères. Certains de vous sont partis de l’autre côté de la vie, j’en ai perdu de vue, et les autres restent des amis fidèles à mon cœur secret.
Mes souvenirs sont, de toute façon, des colliers de perles qui ne font pas toujours sérieux. De même les revues que j’ai créées, puis abandonnées en route par volonté de ne pas trop survoler un public volage. « Présence et Regards » et « Les Cahiers du Sens » (30 numéros en 30 ans !) sont inoubliables pour moi, « Ce Temps de lire » et « Rebelle(s) » furent des organes de Presse fiers et indépendants, et le Groupe Lacroix dont je fis partie plusieurs années (« Monde et Vie » et « Archéologia ») me permit d’assurer une chronique de poésie indépendante qui suscita une multitude de jaloux.
D’évidence, il me reste peu de temps pour mettre mes points sur les i (poings ?) et pour affirmer mes convictions profondes : humanistes par décision, loyales par désir.
Je suis croyant, encore, avec le doute Sartrien à l’âme. Je suis aussi, au fil des années, devenu psychanalyste par vocation. De toute façon, « je ne suis pas mort et vous ne m’aurez pas vivant » comme aimait à le crier Jean Cocteau. Je souhaite demeurer éloigné des étiquettes qui rassurent et déforment, et des arrivistes qui arrivent toujours comme le disait mon Très Cher Frère Pierre Dac !
Je déteste les instituteurs de la banalité et les écologistes des formules toutes plates. Cependant je ne suis pas inquiet de rester incompris des conformistes des slogans à vue basse.
Le temps retrouve ses petits. Ce qui est bien avec les écrits, c’est qu’ils témoignent, c’est qu’ils restent. Ils ne peuvent pas mentir. Ce n’est pas, en effet, en leur pouvoir.
Je suis un patchwork vivant, brodé serré et offert en holocauste aux imbéciles.
Ma vie fut un rêve éveillé. Non point un cauchemar, mais plutôt un défilé ininterrompu de paysages et de visages. Nous lisons notre propre aventure hors des moules oppressifs des idéologies figées, ceux qui n’ont pas nécessairement une carte de journaliste rassurante en poche, mais une âme vagabonde d’insurgé et une plume d’emportement et de vigilance.
Devant l’interrogation métaphysique primordiale (où vais-je après la mort ?), toutes les étiquettes partisanes fondent comme cire, chacun se retrouve démuni, dépouillé et seul, face au grand silence des espaces infinis qu’évoquait Blaise Pascal.
Comme me le répétait souvent ma vieille amie Marie-Madeleine Davy, l’enjeu est celui d’un dépassement de l’état de créature, d’une transfiguration du cosmos par l’homme. Elle évoquait même un homme transfiguré. Angélus Silésius était son Maître quand il évoque un cœur qui garde des yeux en éternelle veille.
À cette époque, j’avais fait de la Closerie des Lilas, ma chapelle un peu snobe. Dans ma mémoire, j’y revois Philippe Sollers attablé. C’est dans ce décor que j’avais fait aussi la connaissance de Jean-Edern Hallier qui devint, au fils des années, un ami authentique. Nous sympathisâmes en quelques jours. Et il me proposa de rédiger rapidement un livre sur mon procréateur, brûlot destiné à animer « sa » collection « Destins » qui avait déjà accueilli Xavier Grall, le fougueux poète breton que je fréquentais.
Je promis à Jean-Edern de lui remettre le manuscrit commandé trois mois après notre entrevue.
Nuit et jour, j’y travaillais et je sus respecter la date prévue. Sous l’œil blasé d’André Rollin, aux allures sages et cravatées, adjoint de son maître aux éditions « Libre-Hallier », je me retrouvais sur le plateau de Bernard Pivot. Et je portais incognito sur les épaules la pesanteur invisible d’une famille d’extrême droite. Entouré alors d’auteurs insignifiants, d’huissiers rapaces, de versificateurs de banlieue sur papier de luxe et porte-monnaie ouvert, j’assumais sans un soupir mon rôle de bouc émissaire héréditaire.
Toujours est-il qu’on vit sur le plateau d’APOSTROPHES la photographie jaunie de Jean-Pierre Maxence, aux cheveux fous, se superposer à l’image de son fils, votre serviteur. Deux gouttes d’eau et la même crinière de lion ! On reconnut aussi Dominique Desanti se refaire d’un geste furtif une beauté de cliché de gauche pour mieux évoquer la prétendue névrose obsessionnelle de Pierre Drieu La Rochelle, le seul « collabo » qui eut l’intelligence de se suicider opportunément. On nota également la soutane blanche du Révérend Père Bruckberger, canne sculptée en avant, qui fit quant à lui sa fête au fantôme de Joseph Darnand.
Une semaine après l’émission APOSTROPHES, Maurice Clavel concluait son article par « Cherchons donc une maturité morale sans idéologies ni idoles… Si nous sommes religieux, prions qu’elle nous soit donnée ». Une photographie ornait la rubrique « Télévision » et je n’avais guère le sourire, assis à côté de Dominique Desanti, sérieuse comme une papesse. J’avais le cheveu long et l’air anarchiste et militant, face à « Bruck » hautain et tout de blanc vêtu (ce dernier resta, jusqu’à sa mort, fidèle à l’habit dominicain même si l’Ordre des frères prêcheurs lui fit de très gros yeux plus d’une fois, pour ses fantaisies de sexe douteux). Quant à Lucien Combelle et à Bernard Pivot, ils se souriaient beaucoup, captifs d’une inexplicable connivence.
L’épopée même des Éditions de L’Athanor qui suivirent fut une belle aventure qui tient encore du mythe. Pour ma fierté, elle perdura cinq années comme l’existence du magazine REBELLE(S) dont je revendique à jamais la paternité.
L’Athanor de ma jeunesse ? Ce furent cinq ans passionnants, devant mon bureau immense et énigmatique, proche, tout proche géographiquement de Matignon (rue Vaneau), et en face d’un riche armateur grec qui me refusa une aide financière sollicitée.
Sans peur (je ne connaissais pas ce sentiment à 30 ans !), je sus construire un catalogue mythique. Si Michel Breton (Bernard Tapie aux petits pieds de la poésie populiste) rêvait de me voir transformer ma marque d’alchimiste en Pensée Universelle, je fis tout autre chose de mon nom de fabrique !
Jean Orizet, le vigneron en mal de poèmes originaux, ne comprit jamais rien de moi. Pour créer L’Athanor, Michel Breton, le prestidigitateur de POESIE 1, qui devait mourir de ses ambitions délirantes pour la poésie des autres, et qui était un camarade d’Orizet pour des raisons de portefeuille, me vendit la marque même ATHANOR. Paradoxalement, j’héritais d’une somme en liquide de Rémy Godmé, l’un de mes frères adoptifs qui devait mourir alcoolique jusqu’à l’extrême, et violeur de son petit frère blond que j’étais, proie facile des pédophiles bavards de 68. Et je pus mettre d’attirantes coupures de banque en jeu, sur la table de Michel Breton, pour emporter le marché !
Dans ces années là, les réseaux sociaux n’existaient pas. Mais passer à la télévision tenait lieu de respectabilité et de reconnaissance. Au fond, j’appris aussi que faire faillite se portait haut, Eric Losfeld ne faisait-il pas figure de héros quand il venait au 23 rue Vaneau me taper, et que je le recevais comme un roi ? J’appris, notamment de lui, la haine de l’argent et la liberté fière de l’aventurier, n’en déplaise aux ecclésiastiques calculateurs.
Cahin-caha, je devins un mythe, un infaillible « découvreur » de poètes. On me sacra Empereur dans ce domaine. Il faut dire que j’accueillais tout jeune rêveur qui écrivait bien et m’apportait un manuscrit timidement. J’avais le regard ouvert et même une petite revue ronéotypée gratuite en guise de belle carte de visite (Présence et Regards). Déjà, J’accueillais avec joie dans ma revue personnelle, Luc Bérimont et Pierre Boujut. Nous étions en 1972, je crois. Je déclarais déjà qu’un certain jansénisme en poésie est une absolue aberration. Je fréquentais André Laude et Frank Venaille. Je les trouvais barbares et rebelles. Venaille est resté le plus doué de sa génération et Laude le plus injustement oublié.
Je souhaitais demeurer un être à part, un mage en jeans, une éclaircie à moi tout seul, un carrefour signalé par les salons même mondains. Je venais de divorcer d’une Russe fantasque et d’obtenir la garde d’Alexis, notre fils qui avait 4 ans. Certes, je n’étais pas vraiment heureux, mais je ne savais pas encore que le bonheur n’existait pas, surtout lorsqu’on souhaitait en son for intérieur devenir un cousin de Rimbaud !
Rue Vaneau, je vis défiler les plus surprenants créateurs de ma jeunesse. J’en imposais même un certain nombre avec entêtement. Je me liais d’amitié facilement parce que je n’avais rien à vendre et tout à donner.
J’éditais TOBOGGANS, le tout premier recueil de poèmes de Patrice Delbourg, alors journaliste dans la « Grande Presse ». Patrice m’avait été recommandé par Gilles Pudlowski qui était alors un grand amoureux de la poésie contemporaine et non pas l’auteur du guide culinaire, paru sous son label depuis, et devenu un best-seller. Ténébreux et anorexique, paranoïaque, Patrice devait m’offrir une belle préface à une anthologie de mes poèmes que LE CASTOR ASTRAL publia…
Malheureusement, le beau talent original de Patrice fut abîmé par son obsession de la réussite qui l’incita à plagier ses contemporains. Journaliste brillant et original, il ne fut jamais avare de notes de lecture sur les productions des EDITIONS DE L’ATHANOR. Sans doute mérite-t-il une nouvelle lecture de nous tous. Je l’estime comme poète et ami, et je le salue ici sans hésiter !
Au fond, que m’importent noms et visages. J’ai pris tous les risques financiers pour éditer et « promotionner » ceux et celles qui me plaisaient. Mois après mois, en pleine lucidité moins mortifère qu’il n’y paraît, je m’enfonçais dans un déficit financier indéniable. J’acceptais les douteuses traites bancaires que me proposait Michel Breton en échange d’hypothétiques travaux d’imprimerie.
De Gérard Guégan, je ne revois que la chevelure bouclée, et son air de provocation éternelle. Mais je me souviens, bien sûr, de la critique que je rédigeais sur son vigoureux premier roman LA RAGE AU CŒUR, pour LA REVUE SOCIALISTE de François Mitterrand.
En fait, je n’étais d’aucun camp politique par choix délibéré. Depuis 1968, « Fils de » (Jean-Pierre Maxence bien sûr !), j’appris très tôt mon métier de journaliste sous le regard inquisiteur du jeune thomiste André Giovanni, mettant à la Une de son magazine les futurs intégristes purs et durs que furent Monseigneur Marcel Lefebvre, l’Abbé de Nantes ou Michel de Saint Pierre. Je fis même une vaste enquête sur la jeunesse de France avec ce dernier qui eut droit, plus tard, à une statue de cire au Musée Grévin !
En 1968, L’ATHANOR n’était pas encore né, moi, si. Du haut de mes vingt ans, à peine davantage, j’imaginais un « numéro spécial » estampillé LE MONDE ET LA VIE sur la révolte étudiante de 68, avec l’aide de Pierre Darcourt. Et je me fis licencier aussitôt sans indemnité de la rédaction du magazine de Mademoiselle Harcourt qui n’avait vraiment rien d’une lanceuse de pavés.
J’avais quitté Genève pour la butte Montmartre, sans un sou. Eugène Sue, pur jus, après avoir « claqué » la porte familiale. J’étais à peine sorti de mon adolescence, j’avais quitté le lac Léman de mon enfance violée sur un coup de tête. Pour vivoter dans la capitale, je trouvais quelques piges à ARTS, aux NOUVELLES LITTERAIRES, en me proposant aux rédactions comme « le fils de »…
J’habitais rue Henri Monnier, à Pigalle, et Rémy venait de temps en temps me visiter et jouer aux échecs. Nos « joutes prétextes » se terminaient presque toujours de la même manière : au lit, en orgie violente.
Je n’éprouvais pourtant aucun désir sexuel pour les mâles. Plutôt du dégoût maîtrisé. Mais j’avais très peur de l’extrême violence de mon frère violeur. C’est pourquoi est-ce avec soulagement que je le laissais, plus tard, s’installer dans une vétuste chambre de bonne avec une petite frappe séduisante et sans scrupule.
Très tôt, j’ai arpenté les ruelles de Montmartre, en étrange touriste solitaire et mélancolique. Souvent, je n’avais pas un sou vaillant en poche. Cependant, je n’avais jamais peur du lendemain. Sans doute avais-je été rassuré par l’acceptation spontanée des anciens amis de mon père qui m’accueillirent bien et me donnèrent spontanément des articles à rédiger, quelques « piges » ici ou là. Je devinais que je ne resterais pas longtemps pigiste. Mes premiers patrons de Presse me traitèrent avec dignité et même sympathie. Et je fis connaissance à cette époque de Jacques Laurent, Antoine Blondin et Eugène Ionesco. Ce dernier m’incita même à signer mes papiers du pseudonyme de « Maxence », « Jean-Luc Maxence », car, me dit-il, « il n’y avait que ça à décider pour tuer symboliquement ton père fasciste qui, de toute façon, avait bien du talent ! mais il ne faut pas l’ébruiter, surtout dans mon entourage… ».
Je ne restais pas longtemps, tel un bizarre moine « girovague » entre plusieurs rédactions. Et mon engagement au 49 avenue d’Ièna ne se fit pas attendre. Il me fit entrer dans un royaume agité de la Grande Presse et j’obtins d’ailleurs assez vite ma carte professionnelle.
J’improvisais mon rôle de « Conseiller à la rédaction » du mensuel LE MONDE ET LA VIE, et c’est dans cet étrange grenier où étaient installés les collaborateurs du titre que je fis un jour la connaissance de Jean Cocteau. Il était venu se faire photographier par les employés du mondain « Studio Harcourt », passage obligé pour toute huile célèbre…
Le vieillard Jean Cocteau remarqua mon jeune âge et mes allures d’éphèbe timide. Il me fit une bringue amusante entre plusieurs poses savantes exigées par le photographe du lieu. Il me dit notamment : « faites des poèmes en mon honneur, ils seront remarquées, j’en suis sûr, vous avez du talent ! ». Toujours est-il que je ne devais jamais oublier l’étrange visage taillé à la serpe de Jean Cocteau, son regard de poulbot savant et son humour à fleur de mains, si longues et si fines…
Le poète Cocteau ne le sut jamais mais je lisais de son vivant la plupart de ses livres, lesquels me donnèrent l’irrésistible envie de devenir un jour, à mon tour, un poète salué par les plus prestigieux. Oui, écrire des poèmes devint vite ma passion prédominante.
« Poète » fut la seule identité que je revendiquais. Même à la terrasse de ce café de hasard où je rencontrais un bizarre jeune confrère à la tête toute cabossée, un dénommé François Bott, du quotidien LE MONDE. Ce dernier me commanda un « papier » d’une page entière, pour LE MONDE DES LIVRES, sur les petites revues de poésie en France. Le dit panorama finit par paraître avec la signature d’une certaine Gabrielle Rollin. Il marqua mon véritable départ gagnant dans le métier. Et je devais d’ailleurs traiter, quelques mois après, la littérature de Science-Fiction puis je devins pigiste régulier aux NOUVELLES LITTERAIRES, notamment.
Dans ces années-là, les diplômes n’étaient pas un passe-partout, une sorte d’obligation civile. A vingt ans, à peine davantage, j’avais déjà le prestige de celui qui écrit, quand je rencontrais, dans un obscur cocktail de Russes « blancs », BILKA (cela veut dire « écureuil » en Russe), ma future première épouse. Je tombais amoureux d’elle d’emblée. Je devais en écrire plus tard un livre baroque, BILKA NOTRE HISTOIRE, au tout début de l’existence de la rue Vaneau. Ce récit fut inspiré. Jean-Marc Roberts m’en fit deux pages dans COMBAT. BILKA était bien le chant libertaire d’une passion déchirée, un long poème en prose avec l’envie de faire l’amour à chaque phrase.
C’est ainsi que j’appris à dériver librement d’une sensation à une autre, et je ne retins jamais plus les cris de révolte qui furent les miens contre l’iniquité de la société libérale, la futilité des étiquettes capitalistes, la dévaluation du plaisir, l’horreur de la mort.
Que de fois, en songeant à ces épisodes de mon histoire j’ai déplié mes deux poings pour en faire des mains jointes…
Je rédigeais avec joie, durant dix-sept ans, une rubrique de poésie dans les colonnes de MONDE ET VIE. On ne me corrigea jamais une seule ligne. Grâce à Jean Sodini, le Rédacteur en Chef, ami Corse tant de fois regretté. Et je dois à la vérité de dire que je gardais vraiment une totale liberté d’écrire et de penser. C’est ainsi que je louais sans vergogne, dans un mensuel conservateur à grand tirage, le déporté Jean Cayrol, le génie Louis Aragon, le désespéré Roger Milliot, le fin mystique Patrice de La Tour du Pin, l’anarchiste fraternel Guy Chambelland, et j’en passe ! Nous ne reçûmes guère de protestations. Les grands-mères, en général amoureuses de Lamartine, gardaient silence. Sans doute m’utilisait-on comme exemple d’une certaine bonne conscience ? « Voyez, le petit Maxence, il fait ce qu’il veut dans sa rubrique. On le laisse rêver et juger à sa guise. De toute façon, c’est le fils de son père, la nationaliste thomiste, il ne peut, par nature, trahir sa race ! ».
Ainsi, ai-je grandi cahin-caha dans un entourage que je n’avais pas choisi. Et j’ai appris qu’on pouvait, dans ce milieu, faire et défaire un écrivain en quelques lignes assassines. Cependant, je savais bien et j’ai toujours su que je claquerai un jour la lourde porte du bureau directorial sans prendre la moindre précaution.
Mes camarades journalistes s’appelaient Louis Gaxotte, Louis Salleron, Léon Zitrone, Romain Roussel, et j’en oublie. Avec ou sans Pétain comme remords, ils avaient tous bien du talent ! Le vieux Gaxotte était un historien inoubliable, Louis Salleron, comme son frère Paul Sérant, un polémiste pointu, Léon Zitrone gardait un enthousiasme contagieux, Romain Roussel, un savoir littéraire exceptionnel !
Les oxymores ne me firent plus jamais peur. Les salles de Rédaction rivales m’amusaient. Je me foutais comme de l’an 40 des collaborateurs et des Résistants de la première ou de la dernière heure ! Mes poèmes de la première heure disaient vrai : « j’étais né 10 000 vieillards dans la poche ». J’avais lu davantage Léon Daudet que Montaigne. Et comme Marcel Jouhandeau, je me demandais parfois : « Est-il un aspect de moi qui soit le seul vrai ? » ; ou encore: « l’infinité de mes aspects est représentée par l’infinité des êtres avec lesquels je puis entrer en rapport ».
Toutefois, un idéal m’habitait tout entier : « j’espérais recréer le monde à la mesure de ma jeunesse ». En mai 1966 (j’avais alors vingt ans !) dans l’un de mes tout premiers articles, je me déclarais « militant de l’espérance », je voulais construire « de nouvelles bastilles sur des charpentes anciennes », je soulignais fièrement « n’avoir connu ni Verdun ni Hitler et m’en réjouir au présent ». Jeune vieux avant l’âge réel, conscient d’être la relève, je n’hésitais pas à affirmer que le secret de la réussite sa cachait dans l’exigence. D’ailleurs, objecteur de conscience, je ne fis jamais mon service militaire mais cela ne m’empêcha pas de prétendre faire partie de l’armée du futur, « celle qui éclairera l’horizon sombre, celle qui partira à l’assaut de la vie, l’armée sensible d’abord à la joie de créer, de bâtir, à la seule puissance de l’honneur ? ». Cette dernière phrase plagiait une autre de mon procréateur. Je le découvris plus tard. En avais-je conscience ?
Une certitude s’impose à moi : j’étais très sérieux avant l’âge de l’être. Trop sérieux. Je le dois sans doute au fait qu’à peine fêté, le temps de célébrer mes vingt ans était passé ! J’eus trop tôt un emploi tapageur, une apparence flatteuse. À MONDE ET VIE, je pouvais séduire les plus belles femmes captées par l’aisance apparente de ce tout jeune journaliste que j’étais, alors secrétaire de Rédaction dans un magazine reconnu et vendu à grande échelle en kiosques !
Au surplus, j’avais l’aura facile du jeune reporter à la Tintin. Ne rencontrais-je pas le Padre Pio lui-même, cet étrange stigmatisé qui devait être canonisé et qui, d’un seul regard perçant, me donna l’ordre silencieux de ne jamais être prudent dans ma vie à venir, sous aucun prétexte.
En vérité, de ces temps héroïques à mes yeux, je ne retiens que l’ambiance. Je revois ainsi, vaguement, un café bizarre où je discutais très tard avec un certain Rémy Drelon-Mounier qui avait participé à l’attentat du Petit Clamart contre le général de Gaulle…
J’étais né agnostique, en tout et pour tout ! Je jouais quelque peu au tout jeune catholique pratiquant, bizarre moine laïc qui refoula ses premiers désirs d’homme sous prétexte d’indépendance totale. J’avais été « massacré » dès mon enfance par mon bourreau de frère. Je devinais déjà que mon parcours allait être un chemin de croix pathétique, semé de désarroi et de larmes de crocodile.
Pleinement voyou, je jonglais avec l’Ombre et le plein Jour. J’arpentais les rues de Paris, cherchant je ne sais où une certaine plénitude comme réalité ultime, inconcevable. Bizarrement, au 49 de l’avenue d’Iéna, je ne trouvais qu’un désert intérieur vaguement grimé de mondanités religieuses sans intérêt. Ni Monseigneur Marcel Lefebvre, l’évêque intégriste et dissident, qui venait de temps en temps discuter avec notre directeur, ni l’abbé Georges de Nantes, plus activiste, ni l’abbé Coache ne surent susciter ma jeune curiosité, ou simplement retenir mon attention. Je les trouvais d’ores et déjà tout simplement tragiquement étroits d’esprit et pour tout dire ennuyeux.
Bien plus tard, (je devais atteindre la trentaine) je fréquentais régulièrement la paroisse de la chapelle Saint-Bernard, tout proche de la gare Montparnasse. Réputé « progressiste », ce cénacle de « chrétiens en recherche » me séduisait pour ses chants et ses initiatives liturgiques intelligentes. Là, je rencontrais un certain abbé X, breton un peu sombre et sportif d’allure, mais qui parlait avec éloquence. Je me liais d’amitié avec lui. Il me sembla équilibré. Mais, assez vite, je me rendis compte qu’il vivait en couple homosexuel avec un jeune homme moustachu et musclé comme un dieu de l’Olympe et ma déception fut grande. Décidément, Rémy ne pouvait s’éclipser de ma vie. Étais-je marqué à jamais ?
Je traversais presque dix années tel un célibataire amateur de femmes séduisantes. Les noms et les prénoms importent peu. Les images restent. Et les plaisirs des corps, aussi, comme des alcools forts.
Qui dira alors la perpétuelle protestation des poings sous le short, le rire rauque de mon sexe roué de coups interdits, ma cuisse presque pure sur ton cou de taureau, et encore la stupidité de mon membre viril d’homme ordinaire qui pendait, rassasié et ramolli, contre une épaule légère ? Plus je butinais d’une pin-up à l’autre, plus l’envie d’en finir me tenaillait. Véronique manquait de kleenex pour éponger mes larmes indécises.
Une certitude : quand je quitterai cette planète de souffrance et de quelques rares instants de plaisir, je ne regretterai vraiment que deux égéries : l’ « écureuille » russe de mes jeunes années, et l’amazone fascinante du Centre Didro (Association d’aide aux toxicomanes) qui bouleversa, dix ans après, mon destin et que je devais épouser religieusement (dans la religion de mes pairs) après le décès de son premier mari, un banquier sympathique aux relents de colonialiste.
« Bilka », la Russe, me fit l’enfant que j’avais tant voulu avoir. Quant à « Gentille », elle m’engagea dans son Association, avec l’accord du vieux prêtre qui la dirigeait.
Écorché, je combattis à cœur nu contre l’assuétude et contre l’usure du temps. Ces deux femmes furent mes grands amours de jeunesse ! La première fut ma slave, mon inconséquente, ma danseuse, la mère de mon garçon. La seconde m’apporta un équilibre gagné sur le fil du balancier, ô ma « petite ligne droite » à suivre au-dessus de tant de misères toxicomaniaques.
Entre elles deux, je vécus presque dix ans d’errance solitaire et ambivalente. Je suivis durant ce temps une psychanalyse complexe du côté de l’avenue de Versailles, chez Xavier Audouard, ancien jésuite souriant qui devait rejoindre Jacques Lacan, son Maître, son guide, son camarade gourou avant d’abandonner le Vatican en chemin.
Deux fois par semaine, j’allais à cette époque chez ledit psychanalyste. Et je revois encore le long corridor qu’il fallait traverser avant d’entrer dans son cabinet. Quel tunnel, avant d’accéder, fier, à la lumière ! Mais au bout, m’attendait un divan encombré et cette pipe de bruyère que le praticien avait toujours au bec. En « classique » lacanien, Xavier Audouard disait peu de mots pour commenter mes silences et mes paroles. Quand il murmurait « continuez ! » je savais que j’étais sur la voie de l’introspection utile…
(A suivre)