Faut-il vraiment sauver le monde ? Et surtout, qu’entendre par ce vocable : la planète ? Nous tous ou bien les plus beaux et les meilleurs ? En tout cas, nous savons déjà que le sauvetage n’englobera pas tout ni tout un chacun : ni Trump, ni Bolsonaro, ni Poutine et même pas celui qui signe ses affiches d’un Z de la pointe de l’épée tel Zorro ne seront du voyage. Sans parler de la présidente de mon conseil syndical.
Dans le bordel de l’art
Façon Noé, il nous faudra choisir parmi les candidats, entre vaccinés et objecteurs de piqûres, entre les nôtres et les autres. Nous devrons trier et virer les espèces malignes… sans nous illusionner sur le fait que de nouvelles leur succèderont. Heureusement, nous nous réconforterons en faisant chœur entre élus, chantant d’une même voix les plus beaux cantiques et les plus fameuses partitions de Bouba ou Eminem. Toutefois, jazz ou motet, adagio ou rap, ne permettront certainement pas d’y voir clair tant prolifèrent les propositions des catalogues. Car, à la vérité, l’essence de l’art comme celle du monde, c’est le bordel.
Un bordel qui trahit nos visions hétérogènes du réel, et nos imaginaires tout autant déchirés. Des points de vue que nous vivons comme éminemment singuliers, jusqu’à ce que nous nous rendions compte qu’ils ne sont ni très originaux ni aussi créatifs que nous le pensions. D’où il ressort, de cette potée, quelques tendances émergentes, regroupant des sous-cultures particulières. Et ce par-delà les supposées individualités furieusement personnelles, différentes et souvent identiques. Entre bobos on se comprend même si nous crions à l’authenticité novatrice de nos petites productions. Finalement, nous ne sommes pas totalement extraits du stade anal, attendant les compliments de maman sur nos minables déjections.
Faut-il donc « sauver », c’est-à-dire sauvegarder nos acquis du passé en conservateurs vigilants, ou bien laisser aller les choses et accepter que les périodes succèdent aux périodes, dans un renouvellement permanent, en suppôts du progrès – disons de la nouveauté ? Christophe Colomb, me semble-t-il, a réglé le dilemme dans son Journal de bord (1492-1493) en notant : « On ne va jamais aussi loin que lorsqu’on ne sait pas où l’on va ».
Les doigts de pieds dans le changement
Et l’art dans tout cela ? Pour parler l’Althusser, comment faire bouger l’infrastructure-monde à partir d’une superstructure-culture ? D’abord, pourquoi se poser une question aussi confinée – le marxisme ayant déjà élimé ses charmes – sans ignorer que l’approche des systèmes a profondément fait évoluer notre vision du monde ? Nous devons désormais refuser, avec Edgar Morin, la connaissance qui simplifie et disjoint. Elle mutile en effet notre vision du monde par le refus de reconnaître la complexité des choses et les liens multiples entre elles. Pour concrétiser cette situation, il suffit de nous reporter aux travaux de Lucy Gill, membre de l’équipe de Palo Alto. Ces travaux représentent le fonctionnement d’un groupe (une entreprise par exemple) sous la forme, non pas d’un râteau mais d’une amibe. Dans chacune des alvéoles de l’amibe, un mécanisme est au travail (objectifs, procédures, rôles et attentes…). Elle montre alors que le changement peut venir de n’importe où, pour s’étendre à tous les secteurs, au lieu de procéder systématiquement du sommet vers le bas. Voilà qui donne aux doigts de pieds une valeur aussi honorable que celle du cerveau.
Donc, inutile de désespérer quand on connaît aujourd’hui l’influence que peuvent jouer tous les médias rhizomiques, depuis l’antique rumeur jusqu’à l’internet contemporain en passant par les recommandations de la voisine. La notion d’anthropocène, popularisée à la fin du XXème siècle par le météorologue Paul Josef Crutzen puis le biologiste Eugène Stoermer, témoigne bien des influences matérielles multiples que produit l’activité humaine. Et nous devons reconnaître qu’un changement profond de logique est au travail dans toutes les dimensions de notre vie. L’éthique, de plus en plus permissive, les institutions sociales, le sexe ou le genre que l’on est de plus en plus invité à se choisir plutôt que le subir.
Indiscipline et ralliements
Il n’est donc pas surprenant que l’art s’invite dans ce débat. Comme le disait le peintre américain Roy Lichtenstein, « L’art ne transforme pas, il formule ». Ainsi de la musique par laquelle Stromae nous convie à penser la vie de façon transparente et sans afféteries. De même la peinture, qui redonne aux corps une place centrale renouvelée, en ce sens qu’ils cessent d’incarner des symboles pour entrer de front dans la réalité ; le roman qui navigue entre morale et politique (Houellebecq)… Quoique de façon indirecte, ces dimensions artistiques font « bouger les lignes », sans doute plus profondément que la politique elle-même, surtout quand l’économie, reniflant la bonne affaire, vient leur donner un coup de main à la façon des poupées Barbie accompagnant les évolutions de la société.
La société n’avance pas comme les légions romaines. Son fort n’est pas la discipline mais l’indiscipline. Et son produit ne peut s’anticiper de façon logique et maîtrisée tant le hasard s’invite volontiers au débat. En ce sens, le principe d’incertitude nous gouverne. Nous ne pouvons l’influencer que par les marges. Voyez comment, pour compenser l’insuffisante influence de l’État dans l’aide aux plus démunis, le mouvement initié par une colère de Coluche a engendré les Restos du Cœur, devenus aussi incontestables qu’une institution publique.
Promesse du bonheur
C’est pourquoi, on se rallie plus facilement aux hymnes qu’aux discours les plus officiels, car ils parlent enthousiasme en s’adressant au cœur. Évidemment, cette propension ne nous préserve pas des erreurs, ni de la cancel culture ni du wokisme et, malheureusement pas, du soutien au djihad. Il faut apprendre de nos erreurs. Ainsi que le soutenait Picabia, « l’art est la culture de l’erreur » (in, Écrits). Mais il est si vain d’imaginer une société qui avance sans se fourvoyer ici ou là avant de faire machine arrière.
Alors, pourquoi avons-nous un si fort besoin du beau ? Sans doute parce qu’il attire en lui « la promesse du bonheur », selon la précieuse remarque de Stendhal dans De l’Amour. Or, qui oserait se lever pour crier qu’il n’a nul besoin du bonheur ?