Plusieurs médias ont publié récemment les témoignages de sportives, des patineuses sur glace notamment, victimes de violences sexuelles imposées par des dirigeants et des entraîneurs alors qu’elles étaient encore mineures. Trente ans leur ont été nécessaires pour surmonter la peur et la honte et vaincre l’omerta d’un monde consanguin qui a couvert ces violences et permis à leurs auteurs, non seulement de poursuivre leurs méfaits, mais d’échapper jusqu’à présent à toutes procédures disciplinaires ou judiciaires. Plusieurs sources fiables confirment que ces révélations vont en entraîner de nombreuses autres, à l’instar du phénomène de libération de la parole qui a permis la médiatisation et la judiciarisation des violences sexuelles commises par certaines personnalités du cinéma, de la littérature et de l’Église catholique.
Ces révélations expriment tout d’abord et surtout l’ampleur des souffrances physiques, psychologiques et sociales subies par les victimes et la grande difficulté éprouvée par la plupart d’entre elles à les réparer, au moins partiellement, au prix d’un travail individuel et un accompagnement douloureux de plusieurs années. Mais elles confirment également que certains milieux et certains responsables ont fait preuve d’une tolérance et d’une perversité inacceptables.
Le dramatique fruit empoisonné d’un système
Jean-Claude KILLY, triple champion olympique de ski, connaisseur s’il en est de la culture et des structures sportives, peu sujet à l’emportement et à la violence, a qualifié ces actes de « terrible injustice » et leurs auteurs d’« ordures » cherchant à « détruire quelqu’un pour satisfaire une pulsion »[1]. D’autres acteurs et témoins ont, comme lui, appelé à « combattre ce mal ». Plusieurs athlètes de haut niveau[2] ont invité quant à eux à une prise de conscience des dirigeants sportifs, des entraîneurs et des parents, reconnaissant n’être « pas si étonnés que cela » par ces révélations qui font « trembler le système ».
Ce terrible aveu confirme que la violence sexuelle, n’en déplaise à celles et ceux qui aiment le sport, est le fruit empoisonné d’un système qui a érigé la domination en dogme et inscrit la dérive des valeurs originelles du combat dans une carte génétique qu’il a laissé se dégrader.
En effet, les discriminations et les stéréotypes dont souffrent les sportives sont aussi vieux que le sport. Ils reposent sur des idées, des cultures, des organisations et des pratiques, créées par des hommes, pour des hommes. Cela dès l’Antiquité, où les femmes étaient exclues de la pratique et des enceintes sportives. Jean-Jacques ROUSSEAU, pourtant assez ouvert à une société « équilibrée », s’est fait le chantre de cette conception machiste en affirmant « les femmes ne sont pas faites pour courir »[3]. Plus tard, Pierre de COUBERTIN, champion auto-proclamé de la modernisation de l’esprit olympique, considérait que les épreuves olympiques devaient viser à « l’exaltation solennelle et périodique de l’athlétisme mâle avec l’internationalisme pour base, la loyauté pour moyen, l’art pour cadre et l’applaudissement féminin pour récompense. »[4]
Ces exemples ne sont pas isolés. Les menées pullulent qui ont combattu la pratique du sport par les femmes, entre théories physiques détournées et travaux techniques manipulés, recours abusifs à la génétique et convocations tronquées des sciences sociales, ponctuées d’infractions et de délits de tous ordres restés impunis.
Avec le temps, les choses se sont – un peu – améliorées. Souvent au prix très fort payé par des femmes, parfois par des hommes ou par des associations et des mouvements collectifs, hostiles à toutes les formes de sexisme et de discriminations dans le sport.
Aujourd’hui, les femmes pratiquent de plus en plus le sport, mais pas encore avec la même facilité que les hommes. Elles doivent en effet affronter de multiples obstacles dont les hommes s’affranchissent plus aisément : emploi du temps surchargé, manque de budget et d’infrastructures, absences de pratiquantes ou d’équipes féminines à proximité…[5]
Elles sont plus attirées par des disciplines contribuant à l’entretien du corps que par la compétition. Souvent cantonnées dans des disciplines dites « féminines », certaines ont néanmoins réussi aussi bien, voire mieux, que les hommes ; à l’image des Florence Arthaud, Michèle Mouton et autres Alexandra Ledermann, qui ont battu des champions sur leurs propres terrains de jeu. Aujourd’hui, elles arrivent à se faire une place au soleil de disciplines dont les hommes s’étaient arrogés le monopole, tels que les sports collectifs, les sports de contacts ou les nouvelles disciplines de glisse ou urbaines…
Des représentations dominantes archaïques
Mais ces « ouvertures » n’ont pas éradiqué les discriminations qui se sont installées dans tous les domaines, qu’il s’agisse des règles même du jeu, des rémunérations, de la médiatisation, de la préparation de la retraite et de l’accès aux responsabilités dans les instances.
Par contre, les sportives sont toujours les cibles de plaisanteries graveleuses et de propos insultants voire, comme les révélations évoquées le montrent, de violences psychologiques et physiques. Pas très étonnant dans un univers où l’archaïsme des représentations dominantes cantonnent les femmes dans leur rôle de mère, d’amante ou d’épouse et les affectent d’une infériorité physique ou d’une inaptitude psychologique à la compétition. Sachant que le poids de ces stéréotypes et la dureté des discriminations qui y sont associées sont mécaniquement aggravés par le milieu socio-culturel auquel les femmes appartiennent…
Une transformation est possible
La transformation de cet écosystème pervers et violent est urgente et possible. Mais il requiert tout à la fois des évolutions collectives et des changements individuels.
Le laisser-faire est la pire des choses et le changement spontané est une vue de l’esprit, ou plus précisément, une ligne de défense des tenants du système. Pour regrettables que puissent être la contrainte et la sanction, le recours à la carotte et au bâton est souvent efficace, dans le sport comme dans la politique, l’économie et la culture. Ainsi de la mise en place de quotas, de normes de diversité et de parité, de règles et de dispositifs opposables aux structures éducatives et aux organisations sportives. Il est par exemple surprenant que des subventions publiques soient accordées à des organisations ou des équipements où les femmes ne sont pas les bienvenues !
Mais les parents et l‘école ont un rôle primordial à jouer, notamment en évitant d’entretenir les stéréotypes : le foot n’est pas réservé aux garçons, pas plus que la danse aux filles !
De leur côté, les institutions sportives doivent ouvrir leurs portes aux femmes, en tant que pratiquantes et en tant que responsables : une seule des 38 fédérations olympiques et paralympiques, est présidée par une femme !
Enfin, comme il s’agit d’éviter la fabrication et la diffusion de représentations, les médias doivent cesser de relayer les stéréotypes et faire une place aux femmes dans leurs effectifs, cesser de leur confier le rôle de potiches à la plastique séduisante et rendre compte des sports féminins ; des études récentes montrent que l’opinion est très ouverte à des avancées dans ce registre : 5 des 6 meilleures audiences télévisées de 1999 sont des retransmissions des matches de l’équipe de France féminine lors de la Coupe du monde de foot de juin dernier…
Débarrasser le monde sportif de son endogamie
L’ampleur des souffrances et des fautes révélées par les sportives violentées mérite que la société se dote enfin des moyens d’identifier, d’empêcher et de punir leurs auteurs et leurs complices. Car le sport ne peut laisser piétiner ses valeurs historiques et universelles de référence, le respect des règles et de l’autre. Il ne peut se noyer dans une économie mondialisée, qui a dévoyé la dignité de l’affrontement et la motivation de la performance en arme de destruction de proies si vulnérables … portant au pinacle et imposant la supériorité du vainqueur au vaincu, physiquement ou financièrement.
Il ne s’agit pas non plus de renoncer à l’effort physique, à l’émulation, à l’envie de progresser, au plaisir reçu, partagé et donné aux autres. Il ne s’agit pas d’inviter les femmes à entrer dans un système de références masculines où compétitions et records constituent l’unique Graal. Il s’agit de restaurer un cadre d’activités physiques et sportives où chacune et chacun, quels que soient son sexe, son âge, ses origines, ses diplômes, puissent choisir sa place, apporter sa contribution, en fonction de ses moyens, de ses besoins, de ses désirs et de ses ambitions.
Il est urgent que la société tout entière impose au monde sportif le refus de son endogamie et l’entrée en résistance contre les prédateurs qu’elle protège et les dérives qu’elle génère.
[1] https://www.la-croix.com/Culture/A-Lyon-lappel-solennel-Jean-Claude-Killy-2020-02-03-1201076004
[2] https://www.huffingtonpost.fr/entry/violences-sexuelles-dans-le-sport-54-athletes-signent-une-tribune-pour-dire-stop_fr_5e39c566c5b602f863d778a8
[3] « Emile ou De l’éducation » (1762)
[4] Pierre de Coubertin, « Les femmes aux Jeux olympiques », Revue olympique, n°79, juillet 1912, p. 109-111
[5] http://www.odoxa.fr/sondage/sportives-desormais-plus-nombreuses-sportifs/