Autour de la parution de 50 ans de faits-divers
Éditions Bonneton – documents
Avocat mais aussi auteur de nombreux essais et romans, Emmanuel Pierrat nous livre ici un volume assez complet et varié autour de faits divers récents ayant secoué, et parfois bouleversé, la France. Édité par Christine Bonneton, Cinquante ans de faits divers intéressera ainsi les lecteurs de Détective comme les amateurs de polars, ou tout simplement les curieux…
Étienne Ruhaud – Vous êtes avocat, et vous êtes en lien avec nombre d’affaires citées dans le livre, comme vous l’établissez en introduction. Pourquoi avoir écrit à leur propos ? Pourrions-nous parler de catharsis ?
Emmanuel Pierrat – Avoir passé une trentaine d’années dans les palais de justice est à la fois sans doute une épreuve mais surtout une chance extraordinaire.
C’est un poste d’observation plus que privilégié sur un monde clos et crypte, où les êtres humains sont mis à nu, où la société exprime ses peurs et ses envies.
Porter la robe, c’est aussi une façon de pouvoir défendre les autres et de ne pas rapporter leurs ennuis chez soi, le soir. J’enfile ma robe pour assumer un rôle : celui de défendre un assassin, par exemple. Et je ne peux le faire que parce que je porte ce vêtement particulier que je sais pouvoir enlever à la fin de l’audience. Je redeviendrai alors moi-même et rentrerai chez moi, sans faire de cauchemars toute la nuit à propos des victimes de mon client ou du sort de celui-ci. Comme un médecin qui enfile une blouse blanche sans pour autant avoir à faire gicler le sang en maniant son bistouri…
Par ailleurs, depuis quelques années, l’éloquence judiciaire enthousiasme à nouveau le public. En témoignent les milliers de concours organisés en tous lieux (universités, lycées grandes écoles, entreprises, etc.) sur le modèle des joutes oratoires traditionnelles au sein des barreaux (« Conférence du Stage », « Berryer », etc.).
Les étudiants – et pas seulement en droit ! – participent toujours plus nombreux à des reconstitutions de procès qui sont un usage ancien des gens de robe.
Et chaque citoyen suit désormais les aventures des ténors (y compris, bien entendu, des avocates) du barreau quand la France entière ne rend pas un hommage unanime à Gisèle Halimi, avocate du « procès de Bobigny », disparue en juillet 2020.
Ajoutons que les procès fascinent le grand public, qui les savoure encore et toujours plus dans des documentaires télévisés sur les affaires criminelles, des séries consacrées aux cabinets d’avocats ou aux tueurs en série, des directs des chaînes d’info sur Jonathan Daval et son avocat ou Le Landais et son défenseur.
Votre style paraît détaché. Vous paraissez à la fois factuel et précis. En tant que professionnel de justice, jetez-vous un regard détaché sur ces crimes, parfois particulièrement sordides ? Ou vous arrive-t-il de vous impliquer émotionnellement, même malgré vous ?
EP – Je connais certains des protagonistes de ces histoires, justiciables, comme les parents de Grégory Vuillemin, me suis retrouvé bien involontairement dans le viseur judiciaire de Nordhal Lelandais ; je suis surtout lié à plusieurs des journalistes chevronnés, enquêteurs, juges et ténors du barreau que le lecteur, bref des professionnels qui les côtoient, que l’on va revoir ou rencontrer ici.
Ces affaires, ces procès méritent, à défaut d’être recommencés, d’être racontés avec le regard de celui qui sait ce que signifie pénétrer dans une salle de garde-à-due, rendre visite en prison, affronter un juge d’instruction ou plaider aux assises.
Pourquoi avoir traité de telle affaire plutôt que telle autre ? Comment s’est opéré votre choix ?
EP – J’ai écrit plusieurs livres sur de « grands » faits-divers des XIXe et XXe siècles.
Or, Xavier Dupont de Ligonnès, Marc Dutroux, Guy Gorges, Jonathann Daval ou encore Émile Louis sont devenus des noms familiers, de personnages de notre mémoire collective. Ils remplacent peu à peu dans l’histoire criminelle les figures de Landru, Violette Nozières et du docteur Petiot.
La liste des affaires de celui-ci s’est ainsi imposée au gré de nos souvenirs de citoyens aussi fascinés qu’effarés.
Subdivisé en cinq parties, le livre suit une organisation rationnelle, cohérente. Vous classez les faits divers de manière thématique (« Les enfants martyrs », « Les tueurs en série », etc.). Vous vouliez donc aborder plusieurs types d’affaires, offrir au lecteur une sorte de palette ?
EP – Les affaires criminelles offrent certaines similitudes ou deviennent légendaires, elles proposent une typologie des maux de la société, de ses problèmes et de ses angoisses.
Nous avons été subjugués par l’attitude de Jonathann Daval, la tuerie de Chevaline, les « exploits » de Toni Musulin, la disparition de Suzanne Viguier, la mort de Sophie Toscan du Plantier ainsi que les souffrances du jeune Kevin Chavatte.
La tuerie de la famille Dupont de Ligonnès, le double-jeu de Jean-Claude Romand, le sort des proches du Docteur Godard prouvent aussi que l’impensable est parfois au sein de nos propres foyers.
Quant à haine politique et au goût du sang, ils sont au coeur de l’atroce suspense du Gang des barbares comme des pulsions de Maxime Brunerie qui a voulu abattre le Chef de l’Etat.
Les enfants martyrs sont hélas nombreux dans ces dossiers, de la petite fille si longtemps inconnue de l’autoroute A10, à Grégory – encore et toujours -, d’Angélique à Fiona, sans oublier Alexandre Junca et Agnès Marin
Enfin, les tueurs en série sont entrés dans notre quotidien et nos territoires, qu’il s’agisse de Michel Fourniret, l’ogre des Ardennes, de Jacques Rançon près de la gare de Perpignan, de Nordhal Lelandais dans le sud-est, d’Yoni Palmier dans l’Essonne, d’Émile Louis – le boucher de l’Yonne -, de Marc Dutroux en Wallonie ou bien de Guy George dans l’Est parisien. Il fallait aussi à ce titre parler des mystères qui entourent encore les agissements de l’anesthésiste de Besançon ou ceux de Jean-Marc Reiser en Alsace.
Il existe plusieurs émissions télévisuelles autour des faits divers, ainsi que plusieurs émissions radios. Plusieurs périodiques sont même entièrement dédiés aux fait divers, comme Détective. À quand dateriez-vous cet engouement ? Cela a-t-il toujours existé ou s’agit-il d’un phénomène historique récent ?
EP – Désormais désignée comme le fameux quatrième pouvoir, la presse figure au premier plan dans les faits divers. L’attraction des médias pour les crimes est ancienne. Elle est née durant l’Ancien Régime sous la forme des fascicules à couverture bleue et autres gazettes. Mais c’est au XIXème siècle, avec le développement de la diffusion des journaux et l’alphabétisation de la société française que les faits-divers ressemblent à des feuilletons.
L’apparition des chaînes d’information en continu a décuplé ce phénomène. Et certaines affaires ont tenu la France en haleine, l’ont subjuguée dans un cocktail où se mêlent l’horreur, le mystère et les retournements.
Six « dossiers » figurent ainsi parmi les plus fascinantes histoires, qui ont provoqué un choc ou suscité une émotion durable, de la mort d’Alexia Daval aux « exploits » de Tony Musulin, du couple Viguier à la mort de Sophie Toscan du Plantier, de l’assassinat du jeune Kévin Chavatte à la tuerie de Chevaline.
L’affaire Troppmann – appelée aussi le « crime de Pantin », ainsi qu’il est convenu d’appeler ce dramatique fait-divers survenu en 1869 – a inauguré les liens sulfureux entre faits divers et forts tirages de journaux. S’il est bien une affaire dont on peut dire, littéralement, qu’elle a « défrayé la chronique », c’est celle-là.
Le Petit Journal, un quotidien dirigé par Moïse Polydore Millaud, a déjà augmenté fortement son tirage en publiant en feuilleton les premiers romans policiers français, mais aussi, à partir de 1866, grâce à l’invention de la rotative. Il verra son tirage multiplié par deux lorsqu’il décidera de se consacrer très largement à l’affaire Troppmann.
La mécanique était lancée. BFM ne fait que la perpétuer.
Comment expliquez-vous que l’opinion se passionne pour telle affaire plutôt que pour telle autre ? Par exemple, depuis plusieurs semaines, la presse évoque l’affaire Émile, soit ce petit garçon de bonne famille disparue. En apparence banale, cette histoire fait grand bruit…
EP – Rien de pire que la criminalité quand elle vise des enfants. L’ordre des choses s’inverse quand les enfants meurent et encore plus quand leurs parents sont leurs bourreaux.
L’infanticide ne cesse d’émouvoir et d’horrifier, comme le sort qui avait été réservé à la petite inconnue de l’A10 a longtemps intrigué puis choqué la France, Grégory, l’enfant martyr par « excellence » nous hante encore tandis que Fiona est devenue un symbole de barbarie. Revenons sur ces êtres et quelques autres perdus à jamais dans la folie meurtrière du monde des adultes.
Nombre d’affaires demeurent irrésolues, comme celle de la « tuerie de Chevaline », ou encore le cas « Dupont-Ligonnès ». D’autres sont résolues bien des années plus tard, comme l’histoire de l’inconnue de l’A10. Pensez-vous que chaque mystère soit un jour élucidé, au regard des récents progrès scientifiques ? Vous dédiez votre livre à Claude Vaillant qui sait que le crime ne reste pas toujours impuni…
EP – Le rôle de la police scientifique est désormais majeur, pas seulement dans les séries télévisées. Il rattrape les fameux cold cases, aide à contredire les témoignages biaisés, retrace l’agenda et les déplacements des suspects.
Le crime parfait est devenu une gageure. Et réussir à disparaître, comme Dupont de Ligonnès, ou à faire disparaître les corps des victimes, est de plus en plus inhabituel, d’où notre fascination pour le Petit Émile ou certaines femmes, comme Delphine Jubilar dont on ne retrouve plus la trace et dont on soupçonne les époux.
La plupart des crimes évoqués ici sont passionnels, concernent des proches, parfois les membres d’une même famille. Ce type d’affaire intéresse t-elle davantage le public ? S’y reconnaît-il davantage ?
EP – Nous rentrons dans le quotidien d’une famille aux prises avec une drame et grandissons avec elle, apprenant à connaître tous ses membres.
Qui ne connaît pas le visage du supplicié de la Vologne et le nom de ses proches ? Assassiné à quatre ans, sur fond de sordides querelles familiales, Grégory Villemin continue de hanter les esprits.
Le 16 octobre 1984, peu après 21 heures, après d’intenses recherches, une équipe de pompiers découvre le corps sans vie du petit Grégory Villemin, 4 ans, flottant pieds et poings liés dans la Vologne, à six kilomètres du domicile familial de Lépanges-sur-Vologne. Quelques heures plus tôt, l’oncle de l’enfant avait reçu un coup de fil anonyme revendiquant l’assassinat.
Ainsi commence le fait-divers sans doute le plus célèbre de la seconde moitié du vingtième siècle, qui a tenu pendant longtemps toute la France en haleine et dont le bilan est finalement très lourd : deux morts et un formidable fiasco policier et judiciaire. Près de trente-cinq ans après les faits, la fine cordelette qui entravait les pieds et les poings de l’enfant continue de susciter des fantasmes quant à la découverte du coupable.
L’avocate ces époux Vuillemin, ma consœur et amie Marie-Christine Chastant-Morand, les a orientés vers moi une année pour des questions de droit à l’image, d’un téléfilm sur le drame. La visite de Jean-Marie et Christine Vuillemin à mon cabinet a plus que fasciné mon équipe qui avait l’impression d’avoir vécu avec eux.
Vous consacrez quelques chapitres à des affaires « politiques », comme l’histoire du gang des barbares, ou encore le cas Maxime Brunerie. Dans quelle mesure tel ou tel fait divers peut influencer les changements sociaux, orienter telle ou telle décision engageant le destin de la nation ?
EP – De tous temps, aujourd’hui comme par le passé, certaines personnes ont refusé d’appliquer des règles injustes. Elles ont bravé des interdictions terribles. Elles sont allées contre le droit, mais pour la bonne cause. Je ne parle donc pas ici (à l’inverse de mon livre), des tueurs et tortionnaires racistes.
C’est le cas de Rosa Parks par exemple, femme noire américaine, qui n’a pas laissé sa place dans le bus à un homme blanc, en 1955. A l’époque, aux Etats-Unis, les personnes qui avaient une peau de couleur noire avaient moins de droits que les Blancs. Ce régime atroce s’appelait la « ségrégation raciale ».
Les blancs pouvaient prendre tous les bus, et dans les bus qui prenaient des personnes noires et des personnes blanches, ces dernières avaient les meilleurs sièges. Les personnes noires devaient alors aller au fond du bus, et céder leurs places si une personne blanche voulait s’asseoir !
Rosa Parks, indignée comme des millions de personnes par ces lois aussi cruelles que stupides, refusa de laisser son fauteuil. Elle reçut par conséquent une amende. Il s’en suivit de très grandes manifestations contre ces lois. Par un petit acte, un simple rejet d’une loi injuste, Rosa Parks est devenue un symbole. Peu de temps après, grâce à son courage et à tous mouvements protestataires qui se sont enclenchés, la loi concernant les bus a été modifiée.
On appelle ce genre d’action, la « désobéissance civile », c’est-à-dire refuser d’appliquer une règle, dans le but de la faire changer.
Parfois, certains font des procès uniquement dans le but de changer une loi. Il s’agit en général d’associations qui vont réussir à saisir la justice dans des affaires où s’appliquent des lois qu’elles estiment injustes. Elles vont ensuite faire parler de ces procès dans les journaux et à la télévision pour que les Français parlent des lois concernées. Si cela marche, les citoyens sont mécontents, le font savoir et les lois changent…
Le « procès de rupture », théorisé par mon ami Jacques Vergès, symbolise aussi la contestation du droit en place, par le refus de participer à ce qui est assimilé à une parodie de justice. Il s’agit d’une contestation non seulement du droit, mais aussi et surtout de l’ordre qui l’a établi. Le théâtre de la justice est alors retourné, sapé, par ceux qu’il veut faire jouer.
Le droit peut aussi être « instrumentalisé », soit en tentant une action en justice, soit en provoquant les poursuites. Dans les deux cas, il s’agit de contester une règle juridique, en suscitant un débat médiatique et social ou bien en invoquant un autre principe juridique, forcément supérieur à la loi combattue. Le but final est, outre l’écho donné à une cause, d’aboutir au changement de la législation ou de la jurisprudence, bref, du droit préexistant.
Cette démarche dépasse la simple manifestation ou la pétition. Elle allie l’agissement factuel au procès et est désormais baptisée « désobéissance civile ».
Vous êtes également romancier. Tel ou tel fait divers vous a-t-il parfois inspiré ?
EP – La culture s’est largement inspirée du droit, en particulier de ses aspects judiciaires et pénitentiaires. Certaines formes d’art ont montré un intérêt plus vif pour la théâtralité du droit : en témoigne l’abondance de films (ainsi que de séries télévisées) et surtout de livres (qui ont d’ailleurs souvent été adaptés à l’écran). Bon nombre de ces œuvres ont été créées par de très bons observateurs des milieux concernés, voire par d’anciens professionnels du droit. La véracité l’y emporte souvent sur l’imagination et participe donc d’autant mieux d’une diffusion.
Le paradoxe est saisissant : il est toujours interdit, dans la majorité des États de filmer les procès, de les photographier ou encore de les enregistrer. D’où sans doute la fascination pour la transposition sous forme de fiction audiovisuelle de ce monde à la une des journaux télévisés… dont les caméras s’arrêtent à l’entrée des salles d’audience.
Certes, quelques exceptions existent : de nombreux États américains autorisent la présence des reporters audiovisuels au sein des prétoires, le paroxysme étant atteint avec la très spécialisée « Court Channel ». En France, la règle s’est d’abord assouplie dans des cas exceptionnels : les procès pour crimes contre l’Humanité (Barbie, Touvier et Papon) peuvent être enregistrés et diffusés. Il en est de même de Flagrants délits, le film documentaire de Depardon. Quant au « succès » d’audience ( ! ), en 2006, de la commission parlementaire constituée après les « procès d’Outreau », il est révélateur de ce besoin d’images sur un monde clos, soupçonné de tous les travers.
La récente réforme portée par Éric Dupont-Moretti en tant que Garde des Sceaux pour amener les caméras à filmer la justice du quotidien est encore embryonnaire et est, légitimement, très encadrée.