Le 11 septembre de cette année, s’est déroulée l’inauguration d’une statue de Félix Dzerjinski à Moscou, dans la cour du siège du SVR, les services de renseignement extérieur de Russie. Certes, peu d’entre nous connaissent Dzerjinski, surnommé Félix de Fer (certainement à cause de sa main de fer dans un gant de velours, rouge sang, le velours) qui fut le fondateur et premier dirigeant de la Tchéka en 1917, cette police politique qui deviendra plus tard le KGB puis aujourd’hui le FSB (et aussi le SVR, les services de renseignement extérieur).
Sa statue qui trônait place de la Loubianka pendant les temps soviétiques (la Loubianka est la place de Moscou où se trouvait le siège du KGB, et où se trouve aujourd’hui le siège du FSB), avait été déboulonnée en 1991, et ce n’était pas du fait de la « cancel culture », mais bien des militants dissidents et de la foule qui voulaient tourner la page du bolchévisme lorsque l’union soviétique a été disloquée.
Félix Dzerjinski, honnêteté et bonté sont dans un bateau
Le directeur du SRV, Sergueï Narychkine, a marqué les foules en ce 11 septembre 2023, grâce à ces mots profonds pour qualifier Félix : « l’un des symboles de son temps, un étalon d’honnêteté, de dévouement et de fidélité au devoir ». « Ses paroles selon lesquelles seule une personne ayant la tête froide, le cœur chaud et les mains propres peut devenir membre des services de sécurité ont constitué une ligne directrice morale pour plusieurs générations d’agents dans notre pays », « il est resté jusqu’au bout fidèle à ses idéaux de bonté et de justice. »
Bonté, justice, honnêteté… Pas sûr que des générations de dissidents (ou pas d’ailleurs, comme nous allons le voir), emprisonnées, torturées ou assassinées (bon, pour ces derniers, pas sûr qu’on puisse les interroger aujourd’hui) lui reconnaissent ces qualités. Certes, le règne policier et politique de Dzerjinski s’est terminé il y a presque un siècle en 1926, quand il décéda brusquement d’une crise cardiaque, certainement empoisonné par Staline (même si les preuves manquent). Mais de son vivant, quel homme !
C’est lui qui fut le commanditaire de l’assassinat de l’ambassadeur allemand le Comte Mirbach, par Bloumkine et Andreiev de la Tcheka, le 6 juillet 1918. Par ce meurtre, Dzerjinski souhaitait pousser les Allemands à rompre la paix de Brest Litovsk et par la même entrainer la destitution de Lénine, à qui il préférait Trotski et Staline.
Il a raté Lénine
C’est lui qui est soupçonné d’être à l’origine de la tentative (ratée, s’il faut le préciser) d’assassinat de Lénine le 30 août 1918. Vous me direz, un règlement de comptes entre membres de la dictature bolchévique, c’est un peu comme entre mafieux, ça nous concerne peu. Oui, mais pas que.
Parce que Félix Dzerjinski, c’est aussi l’un des principaux artisans de la « Terreur Rouge », qui entre septembre 1918 et mars 1921 a fait plus de 140 000 morts, et des centaines de milliers d’emprisonnés et de torturés. Durant cette période, on tuait du bourgeois, mais aussi beaucoup de prêtres, des camarades soupçonnés de n’être pas vraiment loyaux, voire tout simplement dérangeants, des ouvriers grévistes et des cosaques[1] dont on a rasé des villages entiers.
La communion au plomb fondu
Les techniques utilisées par la Tchéka pour se débarrasser des ennemis de la Révolution étaient diverses tout autant que variées : rarement de procès, brûlés vifs, noyés en masse, scalpés, et pour les prêtres parfois crucifixion et avalage de plomb fondu en guise de « communion ». Tout le charme et l’imagination attendus de la digne dictature du prolétariat bolchévique.
A titre de comparaison, d’après l’historien Nicolas Werth, durant les deux premières semaines de la terreur rouge, 10 à 15 000 personnes ont été exécutées, soit deux à trois fois plus que le nombre de condamnations à mort par le régime tsariste en 92 ans.
Quand la Tcheka s’est transformée en Guépéou en 1922, Dzerjinski en devint (ou en resta) le responsable, en même temps qu’il devint commissaire du peuple à l’Intérieur (ministre de l’Intérieur, en quelque sorte). Félix Dzerjinski dirigera le Guépéou jusqu’à sa mort en 1926. Mais les services de police politique russes qui succédèrent au Guépéou, qu’ils se soient appelés NKVD, NKGB, KGB, FSB, SVR ou GRU (les soviétiques comme la Fédération de Russie aiment bien changer les acronymes régulièrement), lui doivent beaucoup et ont gardé une bonne partie de sa doctrine vivante.
Félix Dzerjinski a sa montagne et sa place chez Poutine
Quoi qu’il en soit, penser que cette nouvelle statue est quelque chose de véritablement significatif, un changement majeur dans la politique russe, serait erroné. En effet, il existe au moins une quarantaine de statues de Félix de Fer en Russie à l’heure actuelle, et d’après les écrivains Vladimir Popov et Yuri Felshtinsky (dans « De le Terreur Rouge à l’État Terroriste »), Vladimir Poutine a toujours une statuette de Félix Dzerjinski dans son bureau. Même à l’étranger, dans la jolie Biélorussie voisine, le point culminant du pays (345 mètres au-dessus du niveau de la mer) est appelé le Mont Dzerjinski ou Hara Dziarjynskaïa en biélorusse (Гара Дзяржынская).
Si c’est à ses icônes qu’on connait l’âme d’un pays, alors l’âme de la Russie se noircit de jour en jour tandis que celle de Poutine vire au trou noir…
[1] “Cosaques” est le nom donné à un groupe de populations majoritairement slaves originaire de régions de la steppe pontique (qui s’étend de l’embouchure du Danube jusqu’au fleuve Oural,) situées sur les actuels territoires de l’Ukraine et de la Russie.