Fric, un mot désuet
Fric. Qui ose encore prononcer ce mot désuet, en plein revival macronien technoploutocratique? Humant la soupe aux choux, le mot convoque la bande à Bonnot, le front popu et les films de Gabin. Il met en scène un temps où, en réifiant le pognon, on disait d’un même mot, la souffrance d’une vie chiche et le rêve d’opulence. Le Fric, c’était un cri. Celui de l’envie de l’aisance matérielle que quelquesuns accaparaient. Le Fric c’était aussi l’Autre, l’étranger (le Juif tout spécialement). En creux, il signalait le pauvre, «celui dont les moyens ne suffisent pas aux fins qu’il poursuit» (G. Simmel, Les pauvres, PUF 1998). Prononcer ce mot valait déjà réparation, au moins formelle, si vous n’aviez pas le cran de jouer les Bonnie and Clyde.
Du fric à l’argent
Respect
Aujourd’hui, vous l’observerez, on ne parle plus de Fric, mais d’Argent, avec le respect dû à ses bienfaits. Un argent qui tourne, circule et enfle de lui-même en s’échangeant de plus en plus vite. Il est accélération, vertige et, surtout, sensation de pouvoir. Il magnifie le riche que le Fric clouait au pilori. Du moins le riche flambeur, intelligent, imaginatif et startupper. Tout le contraire du rentier craintif, soucieux d’accumulation ou de l’avare anxieux anticipant avec horreur les catastrophes à venir et le risque de devoir fuir vers d’autres lieux. Les ploutocrates connectés, eux, sont familiers des aéroports, du Business English et profondément risquophiles. Pour gagner toujours plus, ils sont “cost-killers” et volatils comme des mouches. Ils se délectent de la virtualité de lignes de comptes sans besoin de tâter quotidiennement l’or glissé sous le matelas. Les ploutocrates, en ce début de XXième siècle, sont confiants et conquérants. Ils sont hors-sol et ubiquistes, sans guère de fraîche dans les poches de leurs jeans, se contentant de cartes de crédit et des services de conciergerie accessibles “worldwide”. La mondialisation vénère l’Argent et bannit le Fric.
Parallèlement, le règne de l’État et de sa monnaie s’efface devant la monnaie privée, créée par les avances bancaires ou par d’entreprenants privés sur le modèle du bitcoin. À un siècle et demi de distance, Guizot, plaidant pour la démocratie censitaire avec son « enrichissez-vous », triomphe. Cessez de gueuler, de manifestation en meeting, et remuez vous les fesses si votre usine déménage. Derrière tout cela, à la vérité, on ne veut plus vous voir. C’est le monde de la graisse brune et des mains noires qu’on enfouit jour après jour. Ici, le nom de La Souterraine sonne comme un aveu ironique.
Désir
Ainsi la fin du Fric (le mot) témoigne-t-elle d’un changement d’époque, sans pour autant annoncer la disparition de la richesse. Au contraire, le Fric aux oubliettes, l’Argent se rue au galop, de plus en plus nécessaire avec toujours plus de zéros à sa traîne. Indispensable aux échanges toujours plus intenses et plus lointains, il fluidifie le troc ancestral et sert de levier à la monétarisation de l’économie mondiale.
Sauf que, conjugué à cette fonction oléopneumatique, il est toujours aussi un bien désirable en soi. L’or ou l’argent sont recherchés pour eux-mêmes. Les coris, indispensables aux coiffures des femmes africaines comme aux linceuls des morts servent encore de monnaie dans une bonne partie du continent noir. Chacun de ces supports d’échanges est à la fois désiré et relativement rare. D’où leur appréciation qui fonde la confiance indispensable aux échanges.
Confiance
C’est Georg Simmel, le philosophe allemand, déjà cité, qui le premier analysa la dimension intersubjective de la monnaie dans Philosophie de l’argent (1900). Il y décrivait les rencontres d’un banquier avec un bourgeois aisé d’un côté et un noble désargenté de l’autre, montrant que le banquier prête plus volontiers et sans trop de garanties à celui que la réputation désigne comme une personne éminente, tandis qu’il exige plus de sûretés réelles de celui qui représente moins de surface sociale. Dans ses travaux, s’ancrent des pans entiers de la sociologie et de la psychologie économique, jusqu’à ceux de Richard Thaler, théoricien de la finance comportementale et prix Nobel d’économie 2017.
Ainsi, qu’on le veuille ou non, qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en désole, le Fric est intimement et définitivement intriqué à nos relations et à l’image sociale que nous projetons. Cette «fiance» que nous accordons à l’autre et qui assoit sa crédibilité dans l’échange monétaire, repose sur notre «foi» en lui, plus que sur un calcul objectif.
Là gît un ressort central de l’économie, comme l’anticipait l’écossais John Law en développant l’émission de papier-monnaie sans réelle base métallique pour faciliter le commerce et l’investissement, au temps de la régence de Philippe d’Orléans. Même si son système se solda par une retentissante faillite, il préfigurait bien l’économie contemporaine avec ses fulgurantes accélérations et ses crises de rééquilibrage.
Rejet
Il y aurait bien l’option Thoreau, réfugié dans les bois de Walden en refusant de payer ses impôts en ce qu’ils favoriseraient la guerre. Mais, cette belle posture d’autosuffisance et de rejet du politico-social n’est possible que si vos amis vous approvisionnent de temps en temps pendant votre retraite d’anachorète et si votre inspecteur des impôts ne vous offre pas un hébergement plus carcéral. Dans tous les cas, vu le nombre d’humains que nous sommes sur la Terre, il est devenu difficile de généraliser le système sans se bousculer entre les dunes du Sahara et dans les plaines de Mongolie.
Car, se débarrasser du Fric, c’est-à-dire de la monnaie (je suis aussi technocrate !), reviendrait à renoncer aux échanges et à la vie sociale que nos lignées cultivent depuis Homo Sapiens. Ce serait occire Hermès, dieu des marchands et des prostituées, et Apollon son rival, dieu des arts et de la beauté, voire Éros, son fils. Ce serait assassiner le Politique autant que l’Entrepreneur Schumpétérien. Ce serait renoncer à exister, au sens strict de l’être debout, au-dehors de soi (ex-sistere) qui qualifie notre participation au monde. Nous n’aspirons tout de même pas à cela.
Ralentir
Alors pourquoi rêvons-nous d’un monde sans pognon, où chacun disposerait de son collier de perles pour se payer ses envies ? Sans doute parce que nous répugnons à la compétition des voracités. Peut-être aussi, parce que nous sommes tous un peu bouddhistes et que nous siérait plus de paisibilité bienveillante.
Certainement sommes-nous aussi conscients des ravages environnementaux d’une période d’économisme enragé où, dès le mois d’août, nous avons déjà consommé ce que la Terre produit en une année. Or, le monde ne se transformera pas par l’abolition du support de nos appétits, mais par un régime raisonné à bas d’un usage modéré.
Ralentir, voilà le maître-mot d’une société qui ne ferait plus de l’enrichissement le but ultime de la vie. Possible si nous nous retournons sur l’histoire, mais difficile lorsque tout nous incite à appuyer sur le champignon et que, par surcroît, les riches deviennent toujours plus riches tandis que les pauvres ne profitent même plus des os du banquet. Alors, on soulève le tapis et que trouvons-nous ? Le Fric, bien sûr