C’est devenu un combat présenté comme vital par les autorités : la lutte contre les fake news, contre les « vérités alternatives », contre les théories du complot et j’en passe et des moins bonnes.
Alors relayer une fausse information, c’est mal. Avec des nuances : un simple mensonge, c’est assez véniel. Une rumeur destructrice, c’est plus grave. Mais ce que les gouvernements semblent détester le plus, ce sont les théories qui feraient croire à un complot, souvent fomenté par des élites, visant à nuire globalement à la population, ou à une partie de celle-ci. Ça c’est très mal !
Les anti-Big pharma dans le viseur
Dans le viseur, par exemple, ceux qui en ont après « Big Pharma ». On l’a vu avec la crise du Covid, l’anti-vax est devenu rapidement l’ennemi public numéro 1, avec sommes toutes très peu de nuance dans les attaques qu’il devait subir. On n’a rarement fait la différence entre celui qui avançait que les vaccins étaient destinés à asservir les individus en les connectant au réseau 5g, et celui qui critiquait une absence de fiabilité des vaccins à ARN Messenger et une absence de recul sur leurs possibles effets secondaires.
Critiquer l’industrie pharmaceutique devient de facto la marque du complotisme. Pourtant, les scandales touchant régulièrement cette industrie sont plutôt factuels, et le commun des mortels, au vu des réactions disproportionnées visant à discréditer immédiatement celui qui remet en question l’intégrité et les intentions de Big Pharma, pourrait laisser penser qu’il existe effectivement un complot pour museler ceux qui dénoncent ce même complot. Vous me suivez toujours ?
Un syndicat pharmaceutique structure la politique nationale
D’ailleurs, allons-y, n’ayons pas peur du complotisme ! Le Leem (le syndicat et lobby des entreprises du médicament opérant en France, qui regroupe toutes les entreprises pharmaceutiques que vous connaissez, de Pfizer à Novartis en passant par Servier, Johnson & Johnson, Sanofi, Eli Lilly, GSK, etc.) n’a-t-il pas organisé le 1er avril 2021 un colloque sur les fake news en santé ? Loin d’être un poisson d’avril, ce colloque a donné lieu à 5 recommandations éloquentes développées dans un livre blanc. L’une d’entre elles : « Structurer une politique nationale de lutte contre les fake news en santé ». On peut s’étonner que ce soient les multinationales du médicament qui se chargent de structurer une politique nationale, mais c’est pourtant ce qu’elles proposent, voire même ce qu’elles sont en train de faire.
En effet, quelques mois après le colloque, le 29 septembre 2021, le gouvernement va créer une commission anti-fake news, chargée de faire des propositions dans les champs de l’éducation, de la régulation des réseaux sociaux, de la lutte contre les « diffuseurs de haine » et de la désinformation. C’est la « Commission Bronner », du nom de son président le « sociologue » Gérald Bronner. Or, le bon Gérald était bien entendu l’un des participants phares du colloque du Leem en mars 2021, cité pas moins de 17 fois dans le livre blanc du Leem sur les fake news, et membre du « Lab médicament et société », think tank créé par le Leem lui-même. On a beau vouloir s’abstenir d’y voir la marque d’une conspiration, reconnaissez qu’on y est fortement incité tout de même…
La Commission Bronner rendra son rapport le 11 janvier 2022. Ses recommandations sont principalement axées sur la régulation des réseaux sociaux, accusés d’être des propagateurs de fake news dangereux et uniquement motivés par l’appât de l’audience, un peu comme l’industrie pharmaceutique est uniquement motivée par l’appât du gain (ça c’est moi qui le dis, ce n’est pas dans le rapport Bronner). D’ailleurs, cette régulation des réseaux sociaux était aussi l’une des 5 recommandations du colloque du Leem.
Pour être tout à fait transparent, je ne suis pas en désaccord avec toutes les recommandations. Il y en a une que j’aurais tendance à même bien aimer : le rapport préconise « d’introduire un nouvel article engageant la responsabilité civile du diffuseur de mauvaise foi d’une fausse nouvelle préjudiciable, lequel pourrait être rédigé comme suit : “Toute diffusion par voie numérique d’une nouvelle que l’on sait être inexacte et qui porte préjudice à autrui engage la responsabilité civile de celui qui la commet ainsi que de toute personne qui la rediffuse en connaissance de cause”. » Croyez-y ou non, je suis pour. Mais c’est une digression…
Réguler les fake news ?
Le vrai problème, c’est que réguler sans de sérieux garde-fous juridiques, c’est-à-dire finalement chercher à réguler a priori, sans l’intervention d’un juge sur des critères extrêmement précis et limités, c’est détruire le droit fondamental à la liberté d’expression. Cette dernière peut avoir des limites. Cependant c’est au juge de décider si les limites ont été franchies ou pas. Par ailleurs, jusqu’à présent, le droit de mentir existe, sauf exceptions (comme lors d’un témoignage judiciaire par exemple). Je ne dis pas que mentir, surtout quand c’est dans l’intention de nuire, devrait être protégé par la liberté d’expression. Mais le problème, c’est de savoir qui détient la vérité.
Penser que c’est le gouvernement, ou une autorité spécialement constituée, ou une commission quelconque aussi « scientifique » soit-elle, qui aurait le pouvoir de dire le vrai, c’est ouvrir la porte à l’autoritarisme et la dictature les plus absolus. On sait que « la science », si souvent invoquée pour jeter l’opprobre sur celui qui tient un discours « complotiste », est un concept mouvant au gré des découvertes, qui toujours se corrige d’erreurs en erreurs et tient bien souvent aujourd’hui le discours inverse de ce qu’elle tenait pour vrai hier.
Si aujourd’hui je critique le vaccin, je « m’oppose à la science », je complotise ! Mais demain, lorsque l’on aura (peut-être) découvert que le vaccin produit des effets secondaires graves finalement plus nombreux que ce que l’on pensait avant, deviendrai-je le lanceur d’alerte incompris que je mérite d’être ? (Ici je fais une pause pour clarifier : lorsque je dis « je » ici, je ne parle pas vraiment de moi, triple vacciné n’ayant jamais… enfin pas trop critiqué les vaccins Covid). Si, à l’aune de notre lutte anti-fake news en santé d’aujourd’hui, j’avais dans le passé critiqué le Mediator (avant son scandale), j’aurais certainement été crucifié sur la place publique pour complotisme exacerbé. Et pourtant…
Gérald Bronner, « drapé dans les habits de gardien de la raison »
Bronner lui-même, dans sa grandeur éclatante d’expert de la fausse nouvelle et de ce qu’il appelle le biais cognitif (la fake news prend racine dans nos biais, lorsqu’elle les confirme), a déjà été attrapé en train de fourvoyer son monde : en 2014, le journal Le Monde avait noté que dans son livre La Planète des hommes – Réenchanter le risque, Bronner avait dénoncé le précautionnisme qui aurait retardé l’utilisation de l’eau de javel pour lutter contre l’épidémie de choléra à Haiti en 2010, information tout à fait fausse. Et dans son livre La Pensée extrême, Bronner avait évoqué l’histoire d’un artiste japonais qui se serait jeté d’un immeuble sur sa toile, ladite toile ensanglantée ayant été ensuite donnée au Musée d’art moderne de Tokyo. L’histoire, rapportée comme réelle par l’auteur, était totalement fausse, inventée par l’écrivaine Nathalie Heinich.
D’ailleurs, dans le livre Les Gardiens de la raison – Enquête sur la désinformation scientifique, les auteurs consacrent un chapitre entier à Gérald Bronner, et rappellent tour à tour : « ses liens avec une kirielle d’industriels – un fait relativement inhabituel pour un chercheur en sciences sociales » ; le fait qu’il était directeur général d’une petite entreprise de conseil, « Cognition & Stratégies » ; qu’on peut acheter ses services pour des conférences via l’agence AdGency, voire louer ses services pour un diner ou une soirée ; qu’il « donne régulièrement des conférences pour des groupes privés : pour l’organisation de lobbying de l’industrie pharmaceutique, le LEEM (Les entreprises du médicament) » ; qu’il « raille les militants de la justice sociale avec les mots des trolls de 4chan, drapé dans les habits de gardien de la raison ». Le livre affirme aussi que « la trajectoire académique de Gérald Bronner est à cet égard étonnamment floue. Quel est exactement son champ de spécialité ? Sa dernière enquête empirique mobilisant les méthodes habituelles de la sociologie portait sur les gardiens d’immeubles et remonte à 2002. Ses publications, quant à elles, sont principalement des essais qui ne reposent sur aucun terrain d’enquête. »
Bref vous l’aurez compris, les auteurs ne l’apprécient pas beaucoup, et ils ne sont pas les seuls. Bronner lui, semble considérer qu’il s’agit d’un acharnement contre lui, dans un registre lui-même un peu complotiste. Le chercheur en neuroscience au CNRS Jean-Michel Hupé enfonce le clou en 2022 : « Le milieu académique devrait réagir devant ce qui est une usurpation de l’autorité scientifique. C’est presque ironique, Bronner pratique beaucoup de choses qu’il dénonce : les erreurs logiques, la confusion entre corrélation et causalité, les résultats biaisés, les interprétations inventées. »
Bon, vous pouvez penser que moi-même je n’aime pas Bronner, mais ce n’est en fait pas le propos. Le propos c’est la question : qui détient la vérité ? Par exemple, Bronner ou Hupé ? Qui sera celui qui, pour le compte du gouvernement, distinguera ce qui est fake news de ce qui n’est que news ?
La vertu vérité face aux fake news
Oui, la vérité s’apparente à une vertu. Chercher à coller aux faits, en évitant ses propres biais cognitifs, c’est vertueux. Et c’est important. Mais ni les gouvernements, ni la presse, ni les comités scientifiques ou les autorités indépendantes ou quoi encore que sais-je, n’ont l’apanage de cette vertu. Tous sont faits d’hommes et de femmes plus ou moins honnêtes (un pessimiste dirait plus ou moins malhonnêtes), plus ou moins libres, plus ou moins intelligents, et toutes sortes d’intentions, des plus louables aux plus viles, s’y côtoient.
Quel est le risque : celui que l’espace de liberté qu’est Internet disparaisse en tant que tel, et rejoigne le cimetière des hommes libres qu’est la presse actuelle. On s’inquiète des « platistes », et on dit que croire que la terre est plate est très dangereux. Je ne sais pas, j’imagine qu’au moins ils feront attention à ne pas s’approcher trop près du bord. Mais à mon sens, croire qu’on doit avoir peur des fake news au point de laisser à nos gouvernants le soin de décider ce qui doit être accepté et ce qui ne doit pas l’être est beaucoup plus dangereux. On me répondra que tout est une question de mesure. Soit. Mais je n’ai strictement aucune confiance en ceux-là pour penser qu’ils sauront être mesurés. Suis-je complotiste ? Non, je suis rationnel, observateur, et attaché aux libertés fondamentales.