Salah Al Hamdani est poète. C’est ainsi qu’il se présente et se définit. Venu d’Irak en 1975, à 24 ans, réfugié politique, ne parlant pas un mot de Français, il finit par acquérir la nationalité française qu’il revendique haut et fort. Successivement manutentionnaire, comédien, libraire, brancardier, bibliothécaire, il ne cesse d’écrire et aura pendant près de cinquante ans gagné son pain et participé aux luttes sociales en France et aux engagements politiques de son pays d’origine. Sa parole se déploie en Français et en Arabe, maintenant dans plus de soixante livres. Une grande œuvre, publiée tant en France que dans le monde arabe. Salah ne déguise pas, ne biaise pas. À 71 ans, il nomme les choses, il se sert de la hache. On le voit clairement dans ce court extrait d’un livre d’entretien à venir.
Alors que je m’affaire à vérifier mon matériel d’enregistrement, Salah malicieux fait une plaisanterie et ajoute : « Il ne faut pas écrire cela sinon on va être assassinés ! ». Je lui réponds que je ne suis pas un provocateur, que je ne pense pas manquer de courage mais que je ne suis pas fou. Pour Salah, le goût de la provocation est toujours utile. Cette disposition d’esprit ne dépendrait pas du tout de l’éducation mais du lieu où nous sommes nés. L’endroit au sens du quartier. Dans une des nouvelles de son ouvrage « le Cimetière des Oiseaux », intitulée « Le papillon de bois », permanente est la provocation, spasmodique le choc des sarcasmes. Salah y évoque sa tante préférée, “Tyssouâhine” personnage truculent au courage indomptable qui m’a fait penser à une Arletty arabe.
Enfance et jeunesse à Bagdad
Éric – Salah, d’où viens-tu ?
Salah – Je suis Bagdadien, comme on dit des Indiens, pas « Bagdadi », soit dit en passant. Je suis un Bagdadien du plus ancien quartier de Bagdad. Ici à Paris, je me suis aperçu que peu d’amis exilés connaissait le quartier où j’ai vécu. Ces amis sont d’excellents militants qui aiment le peuple mais parmi eux, certains d’origine bourgeoise n’ont aucune idée de la vie qui était la mienne. A Bagdad, ils allaient dans les universités, il y en a de prestigieuses comme celle des Beaux-Arts. Pour les plus pauvres il s’agissait d’une ascension sociale.
Éric – Tu es né pauvre et j’ai l’impression que tu n’as pas vécu cette ascension. Fils de pauvre, pauvre toi-même, pauvre culturellement pendant longtemps, ouvrier, militant communiste puis syndicaliste, tu n’as pas vécu dans ta jeunesse une vie de bourgeois. Tu ne l’auras jamais cherchée, cette ascension sociale ?
Salah – Je n’ai pas la sève d’être bourgeois. Je n’avais pas le temps pour désirer ça. Mais j’ai du goût pour l’art et la beauté, ce qui est bien plus important à mes yeux.
Éric – Ton parcours, socialement, est horizontal ; culturellement, il est exponentiel.
Salah – Mes moyens matériels sont limités, il est vrai. Je dépense ce que je gagne, mais ne suis pas matérialiste. Je n’aime pas la propriété privée. C’est grâce à Isabelle qui est médecin mais n’est pas une bourgeoise dans l’âme que je vis tout de même confortablement. Je ne suis plus pauvre depuis que je vis en France. Quand j’ai de l’argent, j’aide. Je donne, c’est le côté noble de mes origines pauvres.
Éric – Tu es grand seigneur. Tu es pauvre, grand seigneur ! Poète et écrivain, comment travailles-tu ?
Salah – Être brancardier, travailler la nuit ne prédispose pas à la méditation. Je ne cherche pas à contempler, je contemple. Je n’ai pas les rituels que beaucoup d’écrivains possèdent. J’écris ou je n’écris pas. Souvent on me demande « quel est votre projet en cours? ». Je ne comprends pas ce qu’est un projet. J’écris beaucoup et pourtant je considère que je n’ai pas de projet au sens restreint. Ou bien c’est un projet sans limites. Serait-ce lié au fait que je ne n’aime pas la rationalité ? Cela me bloque. Je me jette sur le terrain de l’écriture avec ouverture sur l’imprévu. Je n’ai pas d’exemple à suivre. Au départ je n’ai eu personne comme modèle, ni familial, ni religieux. Ensuite il y a eu Albert Camus. Il n’y a pas mieux pour moi. Ni Rimbaud, ni Baudelaire, ni Sartre, ni Kafka, ni même Rilke avec sa Lettre à un jeune poète. C’est tout cela qui est ma culture et que j’ai acquis en France. Mais Camus, oui, c’est un grand frère dans la peine. Pourquoi ?
Éric – C’est un fils du peuple.
Salah – C’est un pauvre ! Il s’adresse à un autre pauvre, et ce pauvre, c’est moi. Sa mère était analphabète. La mienne aussi. J’écris pour des gens qui ne lisent pas. Lui aussi. Bien entendu, je ne vais pas m’approprier l’histoire de Camus qui est une personne immense. Mais sa vie me touche. Il a eu peur de retourner en Algérie. Moi, je ne pouvais pas retourner en Irak. Un autre point commun, Camus était entouré de femmes, moi aussi. Ce sont les femmes qui m’ont fait avancer dans la vie et dans la société française.
Éric – Tu sais que beaucoup d’écrivains ont eu une mère puissamment présente ? Albert Cohen, Romain Gary, Saint-Exupéry, Camus…
Salah – Nous reconnaissons à nos mères leur puissance. Nous écrivons pour nos mères et quand on les nomme, on les pleure. Nous n’aimons pas nos pères lorsque ces hommes sont bouffis d’idéologie viriliste. Aujourd’hui je traite mon père de lâche. Pourtant, une fois que j’étais en France, il m’a envoyé un portrait de ma mère et de lui-même. Je les garde dans ma chambre. Par amour pour ma mère, et par pitié pour mon père. Ils ont eu neuf enfants. Ce n’était pas forcément une histoire d’amour, comme beaucoup d’histoires de mariages arrangés dans le monde arabe. Ma mère a été mariée à onze ans…
Éric – Ils sont prisonniers d’un système dans lequel ils grandissent.
Salah – Oui ils sont victimes d’un système, mais moi qui suis né de rien, je vais vers quelque chose. Alors on peut s’émanciper, c’est possible. A partir de rien ; j’en suis la preuve.
Éric – C’est le libre arbitre.
Salah – Donc, mon père était menuisier. Il voulait gagner de l’argent sur mon dos. Alors il m’a pris comme apprenti. J’ai été très souvent apprenti quand j’étais petit : apprenti garagiste, matelassier, menuisier, jusqu’à finalement me considérer comme un apprenti dans la vie.
Éric – À quel âge ?
Salah – À partir de l’âge de sept ou huit ans, jusqu’à mon engagement dans l’armée à dix-sept ans.
Éric – Quand es-tu allé à l’école ?
Salah – Seulement à onze ans et encore, c’était les cours du soir et pendant quelques mois. Chez nous il n’y avait pas de livres, pas de cahiers, pas de stylos, pas de radio, pas de télé. Rien, à cette époque-là.
Éric – À onze ans, tu vas à l’école. Pourquoi ?
Salah – Parce que moi-même, je l’ai demandé, je l’ai exigé. J’allais à cette époque travailler à la menuiserie qui était située dans le quartier des prostituées. C’était mon quartier préféré ! C’est d’ailleurs une prostituée qui m’a aidé à trouver un logement quand, bien plus tard, je suis sorti de l’armée.
À l’usine de menuiserie, je vernissais le bois. Et tous les matins, je voyais les amis du quartier tous propres partir avec leur cartable. Moi, j’étais sale et privé d’école. J’ai commencé à pleurer à la maison, je prenais conscience de ma situation. Je ne m’apitoyais pas sur moi-même, mais je me disais : « Pourquoi tout ça ? » Je suis allé voir mon père, qui était le seul à décider et je lui ai dit : « Je veux que tu m’inscrives à l’école ! ». Il a refusé. Ma mère, elle, le souhaitait. Elle en a pleuré, elle m’a défendu et a dit à mon père : « Comment peux-tu accepter qu’il reste ainsi à l’écart ? Il ne sait rien, comme moi ». Mon père, lui-même, savait à peine lire et écrire mais il était le maître à la maison. Ils se sont disputés. Ma mère n’a pas lâché le morceau.
Mon père a fini par céder, tout en se plaignant de ne pas avoir assez d’argent, et pourtant il ne lui fallait qu’un dinar pour m’inscrire à l’école. Je suis donc allé à l’école du soir, l’école des pauvres. L’instituteur qui faisait peur à tous était boxeur. Son père était boucher. J’y suis resté neuf mois et je n’ai décroché aucun certificat d’études…
À douze ou treize ans, pour gagner ma vie, je transportais des portes en bois à livrer dans des immeubles, en étage. C’était très lourd. Je travaillais mais ne voyais pas la couleur de l’argent, tout allait dans la poche de mon père.
Sachant un peu déchiffrer les mots et voyant les jeunes lire les magazines vendus dans les kiosques, j’ai commencé à lire Superman et Batman. Si on donnait seulement trois pièces, on avait le droit de lire à côté du kiosque et on rendait ensuite le magazine au marchand. C’est ainsi que le kiosquier aidait les pauvres.
Plus tard, vers l’âge de seize ans, j’ai eu une amoureuse Mendaïte. On s’allongeait sur la terrasse de notre demeure les nuits d’été, quand il faisait trop chaud. Les amants s’y retrouvent toujours. On y entend souvent des râles. Tout le monde baise au clair de lune.
Éric – Les terrasses ne sont pas que pour les chats.
Salah – Ah oui, il y a… de tout !
Mon amoureuse s’appelait Najah. Dans le quartier, on savait que c’était ma copine et plusieurs fois je me suis battu pour la défendre. Les musulmans rigoristes et les imbéciles n’aiment pas les Mendaïtes et demandent toujours : « Toi, tu es chrétienne ? » ou « Tu es juive ? » L’Islam politique a nourri toutes ces idées haineuses. L’Islam ne tolère pas, n’accepte pas les différences, contrairement à ce qui est proclamé.
Comme cette fille était jolie, et blonde – impensable dans notre quartier de misère à Bagdad ! – elle était souvent agressée par de jeunes voyous du quartier. J’étais garçon de café dans le quartier Abbas Effendi, réputé pour ses bagarres. J’avais toujours sur moi un pic à glace que j’utilisais pour casser la glace au café. C’est aussi une arme, et je m’arrangeais pour qu’on la voit car je savais m’en servir. J’avais compris que j’étais condamné à me défendre.
Finalement, s’engager dans l’armée fut logique. Toutefois ce ne fut pas un choix mûrement réfléchi. Je le voyais comme un moyen de me défendre et d’aider financièrement ma mère. Un soldat qui fréquentait le café m’a accompagné au bureau du recrutement et j’ai signé, à dix-sept ans, vers la fin des années soixante.
Éric – Qu’est-ce qui t’a amené à l’écriture avec une histoire aussi éloignée ?
Salah – En prison, j’ai découvert la poésie et mes codétenus cultivés m’ont aidé, moi l’ignare, à mieux maîtriser l’Arabe, ma propre langue. Après l’armée, quand je suis sorti de prison à 21 ans, j’ai découvert Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus par hasard dans un café. Chez nous – à cette époque en tout cas – certains intellectuels laissaient derrière eux pour d’autres les livres qu’ils avaient lus. Ils avaient conscience que beaucoup de gens n’avaient pas les moyens de les acheter. Je me suis tout de suite identifié à ce personnage mythologique. Sisyphe défie les dieux !
Ce n’est qu’en prison que j’ai commencé à savoir lire et écrire car j’apprenais avec des intellectuels emprisonnés. C’est cela qui m’a sauvé d’une vie misérable et qui m’a poussé à fuir l’Irak.
Éric – Pourquoi es-tu allé en prison ? Combien de temps y-es-tu resté ?
Salah – Huit mois, dont une période de torture au départ. Après tu souffres de la faim, tu te fais tabasser de temps en temps mais bon… il n’y a plus de torture.
Éric – Pourquoi te torturait-on ?
Salah – Parce que j’avais sauvé des enfants kurdes qui étaient eux-mêmes torturés. Ils avaient été faits prisonniers par les services de sécurité du parti Baas qui voulaient qu’ils dénoncent leurs parents, des combattants Peshmergas se battant contre le pouvoir irakien. Avec quelques camarades, nous les avions fait s’échapper. J’étais soldat et, par ces actes, considéré comme traître à la nation. Finalement les juges militaires m’ont dégradé de l’armée, puis libéré.
Éric – Libéré de ta prison, tu cherches du travail et tu fais tes humanités avec des intellectuels. Qui sont-ils ? Qu’est-ce qui fait que le dialogue s’installe entre vous?
Salah – J’écrivais pour des jeunes de familles riches. Ce n’est pas péjoratif dans ma bouche car ils étaient vraiment adorables avec moi. Ils me demandaient d’écrire des lettres d’amour pour leurs fiancées. Ils avaient souvent mon âge. Moi, je déclamais mes poèmes dans la rue. Les gens râlaient : « Dégage, toi ! »
Éric – « Va cuver ailleurs ! »
Salah – C’était la bohème. Je déclamais la nuit.
Éric – La poésie est pour toi nécessaire comme l’air et en même temps valorisante socialement.
Salah – À cette époque c’était mon gagne-pain. Donc je devais inventer des poèmes tous les jours !
Éric – Avant même de lire Camus, tu étais déjà libre dans ta tête !
Salah – Oui, et plus tard Camus m’allait très bien. Quand j’ai découvert L’Étranger, j’ai trouvé ça formidable.
Éric – Donc la lecture de Camus a été une révélation pour toi, pas un apprentissage.
Salah – Absolument, j’ai trouvé une grande porte ouverte chez Camus. Il m’a montré qu’on pouvait organiser sa pensée. La révolte, on peut la structurer ; l’existence, on peut la travailler. Ce n’est pas théorique, Camus me donne des clés pratiques. Et je pouvais me dire à moi-même « Sisyphe, c’est toi, Salah ! Tout le monde veut ta peau. Tu vois ce rocher ? C’est le poids de ta vie. Tu le montes, il redescend. Et tu dois être heureux. Ne pleure pas sur ton sort. Tu es condamné à faire cela. Fais-le. Et fais-le bien ! ». Toute ma vie jusqu’à aujourd’hui, quand je fais quelque chose, je le fais du mieux possible, jamais à moitié. J’ai réussi à faire de mon exil une source de création. Je suis venu de l’Irak et me retrouve soudain acteur au Théâtre National de Chaillot. Ma vie est une succession de choses improbables.
Le téléphone de Salah se met à sonner. C’est Danny-Marc, l’amie éditrice. Pour le prochain marché de la poésie, elle s’enquiert des préférences de Salah en matière d’horaires de présence sur le stand du Nouvel Athanor. Afin d’y accueillir les lecteurs, elle-même le tient cinq jours de rang, à 85 ans, très assidue à la conduite de sa maison d’édition. Salah répond avec affection : « Tu me mets tous les jours avec toi. » Danny-Marc le prend au sérieux et le mobilise tous les jours du marché. Elle lui pose une question à propos du prochain livre que Salah prétend avoir quasiment terminé. À la volée, Isabelle, son épouse et muse, intervient : « Ce n’est pas vrai Danny-Marc, il est menteur, le livre n’est pas fini ! Il ne faut pas se laisser avoir par ce filou. Il y a encore plein de choses à faire. Je ne veux pas courir. » Salah : « Le mariage, c’est terrible ! ».
À suivre : “Voir la parole”