Chamfort dit que ce que l’on sait le mieux, c’est, après ce qu’on a deviné, et ce qu’on a appris par l’expérience des hommes et des choses, « ce qu’on a appris, non dans les livres, mais par les livres, c’est-à-dire par les réflexions qu’ils font faire »
De toutes les lectures de notre vie, qu’avons-nous gardé en mémoire ? De belles histoires, fortes, prenantes, nous ont tenu en haleine jusqu’au bout. Mais le détail de ces intrigues s’est évaporé avec le temps. Restent alors des images fortes, des situations, des scènes marquantes, violentes ou insolites, qu’on n’oubliera jamais, et qui se détachent de nos souvenirs de lecture comme ces vignettes qui illustraient Manon Lescaut ou La Nouvelle Héloîse et isolaient les moments les plus poignants, les plus spectaculaires (Manon à Saint-Sulpice dans une toilette ravissante venue séduire à nouveau Des Grieux en soutane ; la mort de Manon dans le désert du Nouveau Monde ; le premier baiser près du bosquet entre Saint-Preux et Julie).
Or ces tableaux qu’ont popularisés les illustrateurs ne sont pas toujours ce que nous avons retenu du livre. Il en va de même pour les idées, les passages que notre conscience souligne, et qui peuvent s’ajouter aux aspects majeurs d’une œuvre retenus par la critique, la renommée, le temps. Ainsi nul ne contestera la valeur décisive des pages consacrées par Proust au miracle de la madeleine trempée dans du thé, illustration-cliché du processus de la mémoire involontaire. Mais à ces images officialisées par la critique et les manuels scolaires peut s’ajouter notre propre butin de lecteur individuel, trésor irremplaçable que nous transportons avec nous notre vie durant. Tel détail qui pourrait sembler anodin, tel geste, telle attitude, telle réplique ont frappé notre lecture et ont constitué un fonds de références morales ou de scènes fantasmatiques, un puits où nos réflexions philosophiques viennent s’abreuver sans cesse, de même que la sagesse populaire a forgé son répertoire de dictons et de proverbes.
On aperçoit à minuit, sous la lune, les silhouettes d’un homme et d’une femme croisant le fer, au comble de la passion amoureuse, sur le balcon d’un vieux château[1]. Un jeune homme se tait devant le mystère d’une cérémonie secrète et ce silence le hantera comme une erreur fatale[2]. Un soutier sur un paquebot se plaint d’être brimé par son chef mais sa chemise bariolée qui dépasse de sa ceinture lui ôte tout crédit[3]. Un homme tendrement amoureux de sa femme la voit soudain changée en renard[4]. Un prince exalté brise un vase de Chine en écartant les bras. Un jeune homme tombe amoureux fou du dos nu d’une femme assise près de lui et plonge dans ce dos pour lui donner un baiser.
Si nous avions à défendre la littérature devant une classe de collégiens ou de lycéens pour qui parfois recevoir un livre comme cadeau à Noël serait vu comme la sanction d’un mauvais comportement, la pire des déceptions – voilà quelques scènes, quelques images que nous pourrions choisir parmi tant d’autres pour leur mettre l’eau à la bouche, les provoquer ou du moins les intriguer. Nous lisons pour rencontrer des situations étranges, troublantes ou dramatiques qui, comme nos rêves, offrent un matériau inépuisable à notre plaisir d’analyser, d’interpréter, et nous aident, dans cette recherche de sens manifestes ou plus cachés, plus subtils, à mieux nous connaître. Peut-être cette anthologie d’instantanés prélevés dans les romans pourrait-elle aussi séduire un public adulte qui ne fréquente plus le livre, objet associé pour lui à des lectures imposées par l’école et les examens (la détestation, si répandue dans les souvenirs de bachotage, de Madame Bovary suffirait à illustrer ce phénomène si navrant, ce terrible malentendu).
Car nous avons besoin pour vivre de rêver, de libérer notre imagination, d’affronter nos peurs et nos désirs, et la littérature nous permet d’habiter ce monde de la fiction où tout est possible, où ce qui peut advenir est ouvert, sans limites. Les Anciens se référaient à leur univers de mythes peuplés de héros aimés des dieux, et vivaient dans un monde où le vent, l’océan, l’amour, la mort étaient des divinités possédant leur histoire, leurs liens de parenté, exigeant leurs rites. La fonction du mythe antique n’est pas si éloignée de celle des œuvres littéraires. Les personnages de Don Juan ou de Carmen ont créé leur propre mythe. On n’approfondira pas ici ce que ces héros incarnent, le donjuanisme est passé dans la langue commune, et chacun y voit l’obsession de séduire et le goût pervers de corrompre.
De Carmen, on retient la Bohémienne qui ne veut appartenir à personne, ensorcelle les hommes par un pouvoir diabolique de séduction : son nom signifie à la fois charme et chant –et on reconnaît ici la sirène d’Homère. C’est aussi l’histoire d’un homme qui se bat sans cesse contre d’autres hommes et triomphe de tous ses rivaux, dans le sport comme dans les duels au couteau. Mais face à une femme, face à son désir instable, capricieux, il demeure impuissant. Aucune force ne peut contraindre le désir, et Mérimée a stylisé cette idée encore davantage en faisant de l’objet d’amour une Gitane, pour qui demain est un autre jour, qui a aimé don José un moment, mais est éprise d’un toréador aujourd’hui.
Que l’amour soit un mystère, une énigme voire un secret qu’il est inutile voire dangereux de vouloir approfondir, c’est ce que disait d’une certaine manière (cette manière, matière à déchiffrement, est le sujet même de cette étude) le mythe de Psyché. Celle-ci est une fille trop belle jusqu’à offenser Vénus, si bien qu’un oracle ordonne à son père de l’exposer : son mari sera un monstre ailé féroce et cruel. Psyché se retrouve dans un palais merveilleux, son époux mystérieux ne vient que la nuit et lui interdit de chercher à connaître sa figure : « Mon visage, tu ne le verras plus si tu le vois » l’a-t-il avertie. Mais poussée par ses deux sœurs, Psyché prend une lampe et se penche sur son amant endormi : loin d’être un monstre, c’est Eros lui-même, le dieu de l’Amour. Sa main tremblante fait tomber une goutte d’huile brûlante sur l’épaule du « dieu de grâce » qui s’éveille et disparaît.
Ainsi parle Apulée, auteur latin du 1er siècle de notre ère dans ses Métamorphoses, seule source écrite du mythe de Psyché, nous dit Jean Rousset. On peut gloser à l’infini sur la portée allégorique de ce récit. L’Amour est-il un monstre cruel, malgré ses ailes et son apparence angélique ? On reconnaît aussi ici un élément traditionnel des mythes antiques : le châtiment frappant le mortel qui ose porter son regard sur le divin. On sait ce qui est arrivé au malheureux Actéon pour avoir surpris Artémis se baignant nue dans une source.
Mais on peut lire aussi dans cette faute un avertissement. Comme le mythe de Narcisse nous prévient contre le danger de trop s’aimer, celui de Psyché pourrait mettre en garde contre un autre péril : celui, pour un amant, de trop vouloir interroger le mystère de l’autre, connaître ses secrets. L’amour demande sa part de foi aveugle, de confiance.
Dans son opéra Lohengrin, Wagner reprend cette idée en lui donnant la même couleur du conte. Elsa est heureuse, elle a épousé le chevalier au cygne… mais des êtres fourbes sèment le doute en elle sur les origines de ce héros qui lui demande de ne pas chercher à savoir son nom. Alors Elsa insiste malgré la supplication de son mari (ô la note déchirante trouvée par Wagner quand il lance « Elsa ! »), elle trahit la confiance que demande l’amour, que demande son amant (« Pour toujours évite le doute »). Alors Lohengrin dit son nom, et ses origines : il vient du pays du Graal mais les chevaliers du Graal perdent leur pouvoir sacré quand ils ont été identifiés. Elsa a brisé son secret : désormais il doit la fuir. Et il repart pour toujours. Leçon subsidiaire : l’amoureux s’expose à la jalousie des méchants mais la force sereine du sentiment doit le prémunir contre ces voix malveillantes. Othello a été berné par l’envieux Iago, Hans, dans la merveilleuse pièce Ondine de Giraudoux, a été manipulé par la jalouse Bertha…
Un autre amant célèbre du fonds mythique universel a perdu l’objet de son amour, non pour une parole de trop, mais pour un regard de trop : Orphée. Il est descendu aux Enfers chercher son Eurydice dont la mort l’a laissé inconsolable, il a charmé par sa lyre les monstres et les dieux infernaux, on lui a permis de repartir avec son amante à condition de ne jamais se retourner. Mais non content de sentir la main d’Eurydice dans la sienne, Orphée, pris d’un accès de doute lui aussi, à deux pas de la délivrance, se retourne pour s’assurer qu’Hadès ne l’a pas trompé…et la perd pour toujours.
Ne pas trop se retourner sur ce qu’on aime : on peut décliner ce danger dans d’infinies versions. Ainsi parfois, à trop vouloir percer les mystères de la Beauté, la critique des œuvres littéraires ou artistiques prend-elle le risque de rompre le charme, l’œuvre d’art ayant sa part de magie, d’intuition, d’élan spontané dont aucune glose ne saurait rendre compte. Un autre aspect du mythe d’Orphée peut être perçu dans ce chant qui émeut les pierres, trouble Cerbère et les Enfers : l’Art est plus fort que la Mort. C’est la leçon du Temps retrouvé de Proust, la consolation ultime de sa Recherche.
Nous avons opéré ce détour par le mythe pour montrer que tout récit littéraire partage avec lui cet aspect allégorique, que le mythe contient déjà ce travail de construction, de mise en scène d’idées, de valeurs, cette leçon morale travestie, aux interprétations multiples et toujours ouvertes, qui caractérisent les grandes œuvres.
Désormais nous pouvons revenir à ces images étranges citées plus haut, et tenter de leur donner quelques propositions de sens, d’en étudier la portée, la résonance morale. Cependant, afin de ne pas donner à cette étude un développement trop rébarbatif, nous ne traiterons que le premier exemple cité, tiré des Diaboliques. Un prochain article traitera les autres images-souvenirs de lecture évoquées, et en ajoutera d’autres aussi frappantes et signifiantes, au hasard de notre mémoire de lecteur.
Ces deux ombres croisant le fer sous la lune, ce sont deux amants unis par la même passion absolue, jusqu’au crime qui leur permettra de s’unir. Ce sont deux escrimeurs de force égale, qui se rencontrent un jour dans une salle d’armes, et disparaissent à jamais. Barbey d’Aurevilly donne ici à l’amour parfait la forme d’un duel sans fin, entre duellistes aussi experts, aussi aguerris. Il en vient à concevoir une sorte de couple androgyne, brouillant les lignes entre le masculin et le féminin. Lui, Savigny, porte deux saphirs aux oreilles, et possède à la fois une allure d’officier avec ses moustaches en crocs et un air efféminé que soulignent deux saphirs à ses oreilles. Elle, Hauteclaire, fille d’un fameux maître d’escrime, a fini par surpasser son père ; de haute taille comme son partenaire, elle est d’une volonté inflexible, ne recule devant aucun défi, fascine son amant qui se soumettra à son désir. « C’est la femme qui avait les muscles et l’homme qui avait les nerfs » écrit Barbey.
Bien sûr, la portée allégorique du récit se teinte chez cet auteur catholique d’autres aspects, en particulier d’une image judéo-chrétienne de la femme associée au serpent, insufflant l’idée du Mal. C’est une des Diaboliques du recueil : elle empoisonnera l’épouse de Savigny pour prendre sa place aux yeux du monde. Et lui, acceptera le crime, comme médusé par la force morale de sa maîtresse. C’est une autre Lady Macbeth, associée comme Carmen à des animaux redoutables : c’est la panthère humaine.
Mais on reconnaît aussi dans ce « Bonheur dans le crime » une vision de l’amour chère à Baudelaire, autre poète du Mal (Barbey d’Aurevilly soutiendra Baudelaire lors du scandale soulevé par la publication des Fleurs du Mal).
« La volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. Et l’homme et la femme savent, de naissance, que dans le mal se trouve toute volupté » affirmait Baudelaire dans ses écrits intimes, et selon lui l’amour est « un crime où l’on ne peut pas se passer de complice ».
Reste l’image hardie, sidérante, de ces deux amants criminels qui se battent à l’épée sous la lune à minuit, comme dans un rite aphrodisiaque (de défi, de résistance, d’admiration réciproque de leur beauté, de leurs corps, de leurs forces ?) avant de s’unir charnellement dans une chambre du château.
( À suivre )
Daniel Aquili
[1] Jules Barbey d’Aurevilly « Le Bonheur dans le crime » (in Les Diaboliques, 1874)
[2] Chrétien de Troyes, Perceval ou le Conte du Graal (XIIème siècle).
[3] Franz Kafka, Amerika ou Le Disparu (1911-1914)
[4] David Garnett, La Femme changée en renard (1922)