Nous étions au mois de mars et le printemps s’annonçait radieux. Je profitais du beau temps pour faire un récapitulatif de mon dernier cours de philosophie sur le désir. C’était le cours que préféraient généralement mes élèves. Allez savoir pourquoi.
« — Dans le désir, il existe donc deux moments : le premier consiste à tendre vers l’objet désiré, à se projeter de manière imaginaire dans l’avenir, par exemple, lorsque je rêve de l’objet désiré. Et le deuxième moment réside dans la manière d’atteindre et de jouir de l’objet désiré dans un temps présent. Nous allons à présent nous pencher sur le désir chez Platon. Le désir, c’est ce qui m’empêche d’accéder à la quête du vrai. Le désir est lié essentiellement au corps et à ses milles sottises. Pour Platon, l’âme humaine n’atteint la sagesse qu’une fois qu’elle s’est séparée de son corps et de ses désirs, donc qu’après la mort. Mais ce n’est pas pour autant qu’il tolère le suicide. Les désirs insatiables et multiples condamnent l’homme à la misère et à l’errance. Mieux vaut donc ordonner son âme que désirer à l’infini.
— Monsieur, vous allez trop vite, me fit un élève assis au premier rang ! On n’arrive pas à suivre, et il y a tout le monde qui parle derrière.
— Un professeur de philosophie est-il censé fliquer ses élèves ? Doit-il passer son temps à appliquer des mesures punitives ou vous laisser la possibilité d’assumer votre propre liberté ? Je vous le demande. Et songez un peu aux pauvres oreilles du professeur, s’il vous plaît. C’est très désagréable de parler face à un public bruyant. Songez alors au dosage conséquent de narcissisme que le professeur doit s’imposer pour faire cours à lui-même, puisque personne ne l’écoute.
— Mais, nous, on écoute, Monsieur !
— Oui, c’est relativement vrai, mais vous n’êtes que deux élèves sur trente-cinq à écouter.
— Faut pas le prendre comme ça, M’sieur ! La philo, pour nous, ça sert à rien. C’est trop abstrait. Franchement, c’est bidon. Moi, je veux juste mon bac, et ensuite je me casse pour monter une boîte.
— Tu as certainement raison en un sens. Cependant, pour créer une entreprise, il faut avoir de l’audace et savoir écouter le rythme de la vie. Et c’est justement, ce qui vous manque à tous.
— Mais vous êtes trop ouf M’sieur ! Faut pas dire ça.
— Non c’est vrai, il vaut mieux s’exprimer en verlan, c’est certainement plus distingué et approprié au monde du travail. »
Les rires éclataient dans la classe, sur les tables, et même sur mon bureau. Certains élèves me regardaient avec mépris, d’autres étaient toujours endormis. L’ambiance était assez glauque, remplie d’indifférence et de frustration. L’enseignement de la philosophie s’est rapidement révélé comme un fardeau insupportable dans mon existence. A quoi bon enseigner un programme à des ptits cons qui ne pensent qu’à se débarrasser de ce qu’ils considèrent comme superflu ou inutile. J’avais perdu tout désir d’enseignement. J’ai repris malgré tout mon cours en me concentrant sur le seul désir qui m’animait encore : mon départ futur à la retraite.
« — S’il vous plaît, jeunes gens ! Je vais reprendre mon cours.
— Allez-y M’sieur, on vous écoute trop ! (Rires)
— Donc, ce qu’il faut retenir du désir chez Platon, c’est essentiellement une approche négative où le désir empêche l’homme d’accéder à la sagesse. Cependant, je tiens à vous rappeler que tous les philosophes ne condamnent pas le désir. Par exemple, dans ce qu’offre le désir comme manque, se dessine aussi la volonté de dépasser ce manque. Il existe donc une puissance agissante qui pousse l’individu à réaliser son objectif. Dans L’Ethique, Spinoza montre que l’homme désire parce qu’il veut persévérer dans l’être, dans son être, dans sa force. L’homme désire parce qu’il est. J’aime la vie parce que je vis, et je vis parce que j’aime la vie. J’aime cette femme parce que je suis avec elle, que je la vois, que je la touche. Pour Spinoza, et j’insiste là-dessus, je ne désire pas une chose parce qu’elle est bonne, mais c’est parce que je la désire que cette chose devient bonne.
— Ah, j’ai pigé le truc M’sieur ! Si je trouve une meuf bonne, c’est parce que je bande que je la trouve bonne. Putain, c’était pas un con ce Spinoza. Il avait tout compris.
— Oui, si l’on veut. Vous avez tous entendu, je crois que nous avons un philosophe en herbe dans la classe !
— Y’a quelque chose que j’ai du mal à comprendre, M’sieur. Vous dites qu’on vit parce qu’on aime la vie. Moi, perso, je trouve ça louche. Vous croyez qu’on peut aimer la vie quand on est dans la merde, la misère, et tout ça. Si je vivais comme un sdf, j’aimerais pas du tout la vie. Moi, j’aime la vie parce que j’ai de l’argent, et j’ai de l’argent parce que je vis.
— Je comprends votre point de vue. Cependant, pour Spinoza, le vivant ne se confond pas avec le social. La vie humaine n’est pas nécessairement la vie sociale : ce sont deux choses distinctes. Le vivant, si vous voulez, est la simplicité du sentir, du toucher. Le simple fait de regarder, de goûter, d’écouter m’assure de mon état d’être vivant. Le social n’intervient pas encore à ce stade-là du vivant. Quand Spinoza dit « je vis », il indique par là que l’homme est un corps qui sent, qui bouge, qui regarde, qui caresse… Il n’aborde donc pas la question de l’environnement social de l’homme, et… »
Une sonnerie fortement stridente a soudainement retenti dans le lycée. A peine avais-je terminé ma phrase que tous les élèves étaient déjà sortis. Je demeurais ainsi seul face au néant d’un cours de philosophie sans originalité. Je ne savais plus ni comment ni pourquoi je faisais ce métier. Tout ce que je savais, c’est que je m’ennuyais profondément et que je me sentais inexistant. J’étais devenu un professeur de philosophie inexistant qui n’aspirait plus qu’à une seule chose : rompre avec l’enseignement.