Né en 1978 à Rostov sur le Don, en Union Soviétique, Leonid Sevastianov est un personnage intéressant. Il est le fils d’un dissident soviétique, et dans sa jeunesse, a connu lui-même les brimades du Parti quand il refusait de participer au Komsomol, l’organisation de la jeunesse du Parti communiste de l’Union soviétique.
Comme ses parents, Leonid est un « vieux-croyant », ces chrétiens orthodoxes qui se sont opposés, en 1666, aux réformes mises en place par le Patriarche russe de l’époque, Nikon, et qui ont donc fait sécession de l’Église Orthodoxe Russe telle qu’on la connaît aujourd’hui. Pendant de nombreuses années, tout en restant fidèle à son appartenance religieuse, Leonid Sevastianov a dirigé la plus grosse fondation de l’Église Orthodoxe Russe à Moscou, la Fondation Saint-Grégoire-Le Théologien, avec le patriarche Cyrille de Moscou (Kirill) et son numéro 2 de l’époque, le métropolite Hilarion (aujourd’hui déchu et envoyé prêcher en Hongrie).
Leonid Sevastianov, Fondateur de l’Union Mondiale des Vieux-Croyants
En 2018, Leonid Sevastianov démissionne de son poste de Directeur de la fondation, sur fond de désaccord avec les positions de plus en plus extrémistes de Kyrill et de Hilarion. Il fonde alors l’Union Mondiale des Vieux-croyants, destinée à protéger et à aider les communautés de vieux-croyants en Russie et à l’international.
Leonid se pose alors en véritable défenseur de la liberté de religion en Russie et multiplie pendant 3 ans les initiatives en ce sens. Il organise des conférences et réussit même à faire rencontrer des représentants de l’Union Européenne et de l’OSCE avec le gratin de l’administration présidentielle russe, du ministère russe des affaires étrangères et de la Douma, lors d’un sommet à Moscou, pour discuter de la liberté des minorités religieuses persécutées en Russie.
Ses positions, à rebours de celles de l’Église Orthodoxe Russe et du gouvernement de Poutine, n’en font pas pour autant un paria au sein de la nomenklatura. Car Sevastianov n’est pas vraiment un opposant au pouvoir. Il ne fait pas de politique et se contente d’exhorter le Kremlin à changer son fusil d’épaule, et à ouvrir le pays vers plus de tolérance et de libertés. Il apparaît plus comme un défenseur du courant libéral qui existait encore en Russie il y a quelques années, que comme un opposant politique. Il cultive d’ailleurs de bonnes relations au sein de l’administration présidentielle, notamment avec Sergueï Kirienko, ancien premier ministre de Boris Eltsine et actuel numéro 2 de l’administration présidentiel de Poutine, qu’il a côtoyé pendant 10 ans alors qu’ils travaillaient tous deux pour Rosatom, l’agence Russe pour l’énergie atomique (Kirienko en était le dirigeant de 2004 à 2016).
Kirill hérétique
Quand la guerre éclate en Ukraine, c’est un choc pour Leonid Sevastianov. Toujours proche des arcanes du pouvoir, il comprend que parmi les quelques personnes qui étaient au courant à l’avance de l’invasion de l’Ukraine par les troupes du Kremlin, se trouvait le patriarche Kyrill. C’est une goutte d’eau qui fait déborder le vase. Très rapidement, Leonid Sevastianov va s’exprimer tant dans les médias russes que dans les médias européens, pour expliquer que lorsqu’un religieux comme Kyrill soutient la guerre, cela relève de l’hérésie. Il est l’un des seuls qui malgré la loi en vigueur, ne s’embarrasse pas d’ « opération militaire spéciale » pour parler de la guerre. Et cette dernière qu’il appelle donc par son nom, il la fustige, et il cherche un moyen d’agir pour y mettre fin. Il refuse de quitter la Russie, persuadé que s’il peut faire quelque chose pour restaurer la paix, c’est en restant en Russie, parce que s’il « part, alors il ne restera plus personne pour porter une vision différente ».
C’est sa relation privilégiée avec le Pape François qui va lui donner l’idée qu’il va défendre depuis le début de l’invasion russe. Leonid est un proche du Pape. Les deux n’ont pas vraiment la même religion, mais le souverain pontife apprécie beaucoup le jeune vieux-croyant et voit en lui le seul capable de transmettre ses messages à la société russe, par l’intermédiaire des médias moscovites habituellement réticents. François et Léonid font alors alliance, et décident de proposer le Vatican comme terrain de médiation, et le Pape comme médiateur. Leur théorie : le Pape est un acteur neutre, qui ne favorisera aucune partie, et c’est le seul aujourd’hui capable de conduire une médiation qui inclurait la Russie, l’Ukraine, mais aussi l’Union Européenne et pourquoi pas les Etats-Unis.
Ambassadeur pour la paix du Pape François
Leonid accepte d’être l’ambassadeur pour la paix du Pape et enchaîne les interviews dans lesquels il soutient son idée de médiation, et transmet la parole du souverain pontife à travers les journaux russes. Chaque semaine, il s’entretient avec François. Chaque semaine, il relate son entretien à l’administration présidentielle, qu’il espère convaincre d’accepter la médiation. Plusieurs articles de presse russes racontent une réception plutôt conciliante de cette proposition par le Kremlin, qui indique y réfléchir et y être favorable.
Entretemps, Leonid milite aussi contre la conscription obligatoire qu’il qualifie de crime de guerre (forcer quelqu’un à tuer son prochain est pour lui un crime), mais aussi pour que les objecteurs de conscience pour raisons religieuses puissent conserver ce statut même en temps de guerre. En effet, si la loi russe reconnaît aujourd’hui le droit à l’objection de conscience, depuis le début de la guerre l’interprétation courante était que l’objection de conscience ne s’appliquait pas en temps de guerre. Et donc les objecteurs de conscience étaient envoyés comme les autres se faire tuer sur le champ de bataille, mais surtout étaient réduits eux-mêmes à tuer leurs frères contre leurs plus profondes convictions.
L’Église orthodoxe russe s’oppose à ce projet, et même les députés communistes de la Douma, pourtant dans « l’opposition », s’insurgent contre une telle idée. Pourtant, la Douma va donner raison à Leonid, et voter une loi maintenant le statut des objecteurs de conscience en temps de guerre, ces derniers pouvant désormais choisir d’être affectés dans des unités civiles s’ils sont appelés. Et Poutine promulguera cette loi quelques jours plus tard.
L’Église Russe au service du Kremlin
Bien entendu, ces réussites ne font qu’envenimer la haine que lui portent ses anciens collègues de l’Église orthodoxe, qui voient d’un très mauvais œil l’influence que Sevastianov peut avoir sur le pouvoir russe autant que ses relations privilégiées avec le pape. Et Sevastianov, lui, continue de dire ce qu’il pense.
Le 29 janvier, il répond aux questions de l’Express (oui, le journal français), fustige les positions du patriarche Kirill et accuse l’Église orthodoxe russe de se comporter « en propagandiste du Kremlin » et de « démoniser ses ennemis comme elle l’a toujours fait ». Il ajoute :
L’Église officielle russe a toujours été liée à l’État et à son idéologie. Elle a soutenu l’introduction de l’esclavage dans le pays en expliquant au peuple que servir et se soumettre, c’était bien. Elle a soutenu toutes ses guerres en déclarant ses ennemis hérétiques. Elle soutient la guerre en Ukraine, comme elle a soutenu la guerre en Syrie et toutes les précédentes.
En échange, elle reçoit de la part de l’État un soutien financier, mais également politique : l’État légitime l’Église officielle, il décrète qu’elle est la vraie Église et que les autres sont fausses, qui est le “vrai” évêque et qui est le schismatique… C’est un échange de bons procédés. L’Église sert l’État et l’État soutient l’Église.
Il confie aussi sa frustration dans le processus de médiation qu’il essaye continuellement de pousser : il y croit toujours, mais constate que « ni la Russie ni l’Ukraine ni l’Europe ne sont intéressés par la paix. Tout le monde pense pouvoir gagner la guerre. Tant que ce sera le cas, il ne pourra pas y avoir de négociations. » Pourtant, même Macron en octobre 2022, lorsqu’il avait rencontré le Pape à Rome, avait été séduit par l’idée d’une médiation au Vatican et le souverain pontife avait alors fait parvenir par l’intermédiaire de Sevastianov un message proposant un format de médiation avec Macron, Zelenski et Poutine au Vatican.
Accusé d’être un « agent de l’étranger »
Mais les choses changent. Juste après cet interview donnée à l’Express, l’Église orthodoxe russe annonce haut et fort qu’elle va porter plainte contre Leonid Sevastianov. Elle veut qu’il soit marqué du stigmate infamant d’ « agent de l’étranger ». Elle l’accuse de porter atteinte à l’autorité de l’Église, et d’être engagé dans « des activités politiques », comprendre subversives.
Dans les colonnes de Ria Novosti (l’une des trois grandes agences de presse de Russie, sous contrôle de l’État), Leonid Sevastianov se défend de toute activité politique, et rejette les accusations de l’Église orthodoxe russe. Il déclare que « ni l’Union ni moi-même ne participons personnellement à des activités politiques, nous ne sommes engagés que dans nos activités statutaires d’organisation publique. L’Union ne participe pas aux élections, ne soutient aucun candidat ».
Interrogé en début de mois par Rebelle(s), Leonid nous confiait qu’il ne savait pas comment ces accusations seraient reçues par les autorités. « C’est compliqué » disait-il. « Ici, la brutalité est partout, et je ne sais pas si cette attaque à mon encontre va porter ses fruits ou pas ».
Prison ou miracle ?
Sauf que visiblement, l’attaque contre ce travailleur de la paix semble porter ses fruits. Le ministère de la Justice vient d’envoyer un courrier à Leonid Sevastianov, l’informant qu’à compter de ce jour, le ministère ouvrait une procédure d’investigation à son encontre, pour une période d’un mois, afin de déterminer s’il est un « agent de l’étranger ». Joint à nouveau, Leonid Sevastianov nous dit : « s’ils décident de me déclarer “agent de l’étranger”, les choses vont devenir très compliquées pour moi. C’est une façon de me faire taire, mais aussi de saboter toute possibilité d’avoir un processus de paix. Je ne sais pas ce que je ferai ».
Il faut dire que le statut d’agent de l’étranger est loin d’être confortable : il faut faire des déclarations spéciales dès que vous vous exprimez, que ce soit oralement ou par écrit, pour prévenir que vous êtes un agent de l’étranger (imaginez-vous commencer toutes vos prises de parole par « bonjour, je suis un agent de l’étranger, et je vais vous parler de… »), vous êtes inscrits dans un registre spécial et public, et vos amis et collègues doivent cesser toute relation avec vous sous peine de se voir accorder le statut de « personne affiliée à un agent étranger ». Et bien entendu, c’est souvent la première étape d’une escalade vers la prison ou la mort. Dans le cas de Leonid Sevastianov, c’est au moins doublement dommage. Parce qu’au-delà du fait qu’il est une personne remarquable, son travail pour la paix, même s’il semble utopique, même si sa concrétisation relèverait du miracle, symbolise au moins l’espoir que même à Moscou, on puisse avoir des gens qui se battent pour le meilleur. Si Sevastianov tombe, c’est un des derniers bastions de l’espoir russe qui tombe avec lui. Mais qui sait, les miracles…