«Peut-être penseras-tu quelquefois à moi, non comme à ta mère, mais comme à une femme solitaire qui aima et perdit autrefois une petite fille comme toi ».
L’amour maternel est unique, personne n’en doute mais il peut s’exprimer de multiples manières différentes et à travers des modalités parfois surprenantes. Il en va ainsi des «Lettres à sa fille» (1) écrites par Calamity Jane entre 1877 et 1902 dans l’Amérique profonde, qui sont un merveilleux témoignage d’amour maternel hors du commun. « L’écriture était son expression maternelle, son écriture était maternelle ».
En effet, pendant 25 ans, Martha Jane Cannary Hickok, dite Calamity Jane, la figure emblématique du far-west, a écrit des lettres à sa fille qu’elle souhaita qu’on lui remette post-mortem. Mais pourquoi cette « cow-girl »
emblématique qui parcourait les États-Unis armée de son fusil et de deux pistolets à la ceinture, cheveux au vent sur «Satan», son cheval, a-t-elle eu besoin d’écrire à sa fille, Janey, sans que celle-ci le sache, sans entamer une correspondance avec elle? Curieuse manière d’aimer son enfant, ou amour absolu d’une femme solitaire et nomade qui préférait la vie d’errance et souhaita en protéger la petite fille qu’elle eut avec Wild Bill Hickock, tueur de grande renommée et ami de Buffalo Bill. Malgré leur amour et ne voulant se compromettre avec une telle Calamity, celui-ci la quitta après la naissance de l’enfant. C’est alors que Calamity Jane décida d’abandonner sa fille réelle, la petite Janey, âgée d’un an, en la faisant adopter, en 1874, par un couple d’honnêtes gens originaires de l’Est, Jim et Helen O’ Neil. Ainsi, Janey connaîtra auprès de papa Jim et de maman Helen une vie stable, tranquille, conventionnelle et profitera d’une éducation que Calamity Jane n’aurait pu lui donner. Mais cette séparation définitive d’avec son enfant sera une déchirure irrémédiable à laquelle s’ajoutera la mort de Wild Bill, abattu d’une balle dans le dos. La mort de celui qu’elle aimait marqua un tournant de plus dans sa vie.
C’est sans doute cette double blessure qui donna naissance au brûlant désir d’écrire, tout en se saoulant pour oublier. «Il m’arrive parfois d’être un peu ivre, Janey, mais je ne fais de mal à personne. Il faut que je fasse quelque chose pour vous oublier, ton père et toi, mais je ne suis pas une femme légère, Janey ; si j’en étais une, je ne serais ni infirmière, ni éclaireuse, ni conductrice de diligence». Tenaillée durant toute sa vie par le remords et par l’amour pour cette enfant, Calamity Jane, femme en pantalon, qui buvait et fumait, à une époque où pas une femme ne le faisait, apprit à lire et à écrire, pour coucher sur le papier dans son album les émouvants et sensibles témoignages d’amour d’une mère peu ordinaire, pour sa fille Janey. «Toutes ces années, je ne voulais rien d’autre que toi… pardonne toutes mes fautes et le mal que je t’ai fait… pardonne-moi et songe que j’étais solitaire».
Considérée comme folle par les Sioux, c’est souvent à la lueur d’une bougie, auprès des feux de camp, d’étape en étape, au son des loups et des coyotes ou sur la selle de son cheval, entourée des sauvages qui rôdaient, que Calamity Jane écrivait à sa fille imaginée. On peut lire ceci dans la préface des éditions Tierce : elle avait «choisi d’être une mère écrite… où le plaisir de s’adresser à l’autre et à soi-même se confond». Janey pourrait ainsi Connaître la vie surprenante et tumultueuse de sa mère. Les rares fois où mère et fille se croisèrent, Calamity Jane ne dévoila jamais à son enfant qui elle était. Elle voulait seulement le meilleur pour sa fille, au prix de ne pas l’élever et de renoncer à la voir grandir. «J’espère que Janey n’aura pas à vivre auprès des feux de camp avec une selle pour oreiller et très peu à manger… sa vie, si elle était restée à mes côtés, aurait été sans avenir». Quelques lignes de la préface d’une des éditions de ces lettres résument bien cette situation inédite: «Toute sa vie Calamity mettra sa fille à l’abri d’une proximité possible avec elle, d’une contamination qu’elle juge inconsciemment néfaste. Tant qu’elle sera vivante, elle fera d’elle-même, la mère réelle, une mère morte, une mère fantasmée par sa fille. Et ce n’est qu’à sa mort qu’elle laissera à sa fille une mère réelle, en chair et en écriture».
Ainsi, Calamity Jane écrivait inlassablement à sa fille pour lui offrir, après sa mort, jusqu’à ses recettes, comme celle du gâteau de 20 ans, comestible pendant vingt ans. «Elle lui donne le gâteau le plus long du monde, la mère la plus longue du monde». Au fil des pages, on redécouvre une Calamity Jane méconnue sous cet aspect tendre et aimant ; une femme livrée à elle-même et souvent mal comprise, étonnante de courage et d’indépendance, au milieu des forêts, des bois, des campements, dans l’immensité solitaire de l’Amérique d’alors. Cette femme secourable aidait tous ceux qu’elle croisait sur sa route et prit aussi en charge, quelque temps, plusieurs enfants qu’il lui arrivait de faire passer pour les siens. Et pourtant, Calamity Jane se demandait «pourquoi ne puis-je jamais être quelqu’un qui compte»? Elle nous a heureusement légué cette correspondance d’amour, qui est aussi le cri d’une femme, un trésor qui était exposé parmi les trésors de l’Ouest au «Wonderland Museum», à Billings, dans le Montana. Calamity Jane mourut seule, aveugle, dans la pauvreté.
À la lecture de ce livre, tant de questions nous assaillent sur ce que peut et/ou doit être une femme, une mère. Les Éditions Tierce proposent d’ailleurs avec humour le «Calamity Jane’s questions», (à jouer aux dés quand on se sent abandonné), pour conclure par la question suivante: Une femme solitaire est-elle encore une femme ou une Calamity, et sa fille??? On pourrait poursuivre l’interrogation avec D. Winnicott sur qu’est-ce qu’une «good enough mother»?… qu’est-ce qu’«une mère suffisamment bonne»?
Ces lettres inédites sont à lire et à relire indéfiniment. Un moment d’émotion rare.
(1) Editions Tierce 1979 et Editions Rivages 2007