C’est parce que les rues de Paris se remplissent d’automobiles noires aux vitres en verres fumés, faisant figure de nouveaux taxis (Uber). C’est parce que l’on croise de plus en plus de livreurs à vélo qui tracent: conquérants du bitume, bouffeurs d’asphalte vers un nouvel Eldorado. C’est parce que des jeunes de mes amis de 18 à 21 ans se sont fait embauché par «Deliveroo», «Take eat easy », « Foodora» et qu’il se passait autour de moi un vrai phénomène émergeant et qui faisait tache d’huile: un nouveau petit boulot à la mode que tout le monde veut avoir. Un petit boulot facile d’accès, pas très sélectif et qui après une heure de formation vous rend opérationnel.
(ndlr : cet article est initialement paru dans Rebelle(s) en mai 2016. Ce retour en arrière d’un phénomène économique et social en plein essor nous a paru intéressant. Le développement s’en est encore accentué à la suite de la pandémie de Covid 19. Celle-ci ayant entraîné une généralisation des demandes de livraison à domicile et une pression croissante des entreprises sur leurs employés. Si les chiffres indiqués ont changé, le mode de fonctionnement de ces services reste largement d’actualité, avec toutefois une paupérisation croissante des livreurs, salariés ou “entrepreneurs individuels”, malgré les luttes sociales naissantes).
C’est pour cela que j’ai voulu rencontrer ces amis et comprendre là ce qui émergeait au pied de ma rue et dans ma sphère de proximité. Le petit boulot qui recrute c’est souvent le baby-sitting, moins souvent le «oldy» sitting, l’animation, la vente, la restauration, le modelât, la figuration. Difficile de trouver un contrat régulier en des temps où, de plus en plus, l’expérience et la qualification sont demandées, où le temps partiel est rare, où le précaire devient la règle, où les charges sont si lourdes, incompressibles… que le libre entreprenariat et le travail au noir ont toutes leurs chances.
C’est dans ce contexte mouvant, porté par le plein essor du «net» que le monde du travail, pareil à l’Antarctique, voit émerger le «Tous services» à l’aune d’un clic. Les plus malins sont ceux qui ont su mettre en musique via toutes sortes d’applications, les désirs des uns et les faveurs des autres et en l’occurrence dans notre domaine, l’attractivité du restaurant livré à domicile.
Les boîtes: il y en a une trentaine au maximum. Constituées en multinationales, elles viennent des États-Unis, d’Angleterre de Belgique, font travailler les restaurants pour 1/3 de leur chiffre d’affaires, prélèvent sur les commandes 30 % de commission, payent 7,50 euros de l’heure brut et versent une commission de 2 à 4 euros la course, selon des critères qualitatifs d’efficacité et d’exactitude… offrant aussi bonus pour régularité, temps d’attente dans les restaus, mauvais temps ou malus selon les retards, qui, cumulés valent pour éviction… au bout de quatre.
Les primes qui sont proposées sont d’environ 50 euros pour plus de 12 «shifts» la quinzaine et pour rabattage de nouveaux «bikers», en sachant qu’il ne semble pas y avoir de limite à l’embauche, ni de concurrence… splendide, le ciel de ces affaires est au beau fixe!
Mode d’emploi à l’emploi
Côté «biker», rien de plus simple: télécharger l’application, remplir un questionnaire succinct, se constituer en auto-entreprise, s’inscrire sur le «net» à l’Urssaf et à l’Insee. Pour les moins de 26 ans faire une demande d’ACCRE (Aide aux Chômeurs Créateurs ou Repreneurs d’Entreprise, une aide précieuse lorsqu’on créé son entreprise), qui vous accorde le versement de 5 % des charges la première année… Il ne manque plus que l’assurance sociale à moindre coût si on est étudiant.
Il est demandé un minimum de trois jours par semaine, quand on sait que les emplois du temps s’évaluent tous les quinze jours et que certains préfèrent les «shifts» du midi, de 11h30 à 15h00, à ceux du soir, de 18h30 à 23h00: «Shift long», ou de 20h00 à 22h00: «shift court». À savoir que les jours les plus demandés où les commandes affluent sont les soirs de weekend et le dimanche : jours de match ou de xnet pour les séries, valant comme sorties au bois… Pour tous, la particulière attractivité de ce boulot c’est sa flexibilité. Très peu de contraintes d’emploi du temps : pouvoir à volonté augmenter ou réduire le temps de travail, tous les 15 jours, et n’avoir pas de patron en face. Le boulot est «facile», ne comporte aucune difficulté. Une course dure en moyenne 15 à 20 minutes à partir de la réception de la commande au restaurant jusqu’à la livraison à domicile.
La boîte procure, contre caution, des vêtements à son logo, un sac isotherme et une batterie externe pour téléphone portable (que le «biker» doit se procurer personnellement). Le lien se faisant par le «net», le «biker» connecté et géolocalisé ira de course en course, le temps d’un «shift» entre restaurant et bureau ou appartement, de déplacement en déplacement, assigné à une zone catégorisée : est, ouest, nord ou sud.
La bouffe, dont on sait qu’elle est nourriture indispensable, est un domaine qui a le vent en poupe. La clientèle de 20 à 50 ans est consommatrice du « fun » des repas variés. Au boulot comme à la maison : du thaï, du sushi, du burger, de la pizza cuisinés par Mme Shawn, Hastier, Jeanne A., l’Altra Maria Luisa, Le Petit Cambodge, l’American Bistro, Distinct Eleven, Ben An Mams etc. Festival des saveurs pour une commande minimum fixée à 15 euros, soit un plat, soit deux desserts, soit une entrée, un dessert.
En ces temps où les « bikers » se déplacent à la vitesse de la fibre optique dans un impalpable bruissement, finie la pause déjeuner ou le repas d’affaires. Tout se gère à l’aune d’un clic, au plus près de son ordinateur, au plus près d’un travail qui ne peut pas attendre que « la bouffe » soit prête.
Tandis que les « bikers » ailés fendent la bise dans le tout Paris, livrant des nourritures célestes, d’autres travailleurs surfent sur la vague des affaires car le temps c’est de l’argent et y’a pas qu’ça à faire que de s’attabler au restau du coin, que de se mêler à d’indiscrets collègues ruinant l’infaillible concentration que demande un temps de travail maximalisé.
À la différence des mercenaires fous de vélo qui pratiquent jusqu’à 65 heures de boulot par semaine pour une rémunération de 3 000 à 4 000 euros, mes « bikers » à moi font pédale douce, touchant de 300 à 1 200 euros par mois. Ils adopteront cette activité comme temporaire, comme activité d’appoint, craignant d’avoir à assumer, dans la durée, les charges sociales en totalité.
Que penses-tu de ton rôle ?
« Je commence à m’y habituer, mais cela reste assez bizarre… Je ne me sens pas appartenir à cette boîte. Cela m’a fait rencontrer des personnes intéressantes. » En effet les « bikers » de mon quartier se retrouvent Place Léon Blum ou Place de la République. Corporate ou pas, dans l’attente d’une prochaine course ils se causent tous azimuts à bâtons rompus… et roule !
Myriam Boccara